Opinion
In memoriam
Jean
Bricmont
Samedi 26 mai 2012
Cette année nous ne commémorerons pas
le 50ème anniversaire d’un événement qui
n’existe pas, du moins dans la
conscience collective de l’Occident, ce
que Noam Chomsky appelle l’invasion
américaine du Sud Vietnam [1].
Pourtant c’est bien en 1962 que les
États-Unis ont commencé à bombarder le
Sud Vietnam pour tenter de sauver un
gouvernement sud-vietnamien installé par
eux après la défaite de Diên Biên Phù et
les accords de Genève de 1954, qui
avaient mis fin à la partie française de
la guerre. Le président américain
Eisenhower avait refusé à cette époque
que soient organisées les élections
prévues dans ces accords, élections qui
devaient mener à la réunification du Sud
et du Nord du pays, pensant que Ho Chi
Minh les gagnerait. En 1962, ce
gouvernement sud-vietnamien était devenu
totalement impopulaire et risquait de
s’effondrer face à une insurrection
interne.
Ce qu’on appelle dans l’histoire
officielle la guerre du Vietnam n’a
commencé qu’en 1964-1965, avec
l’incident du Golfe du Tonkin et le
début des bombardements sur le Nord
Vietnam. Mais faire commencer la guerre
à cette date permet d’entretenir le
mythe américain d’une « défense » du Sud
Vietnam par rapport au Nord, et de faire
l’impasse sur le refus des élections
après 1954, et l’envoi de l’US Air Force
bombarder le sud à partir de 1962.
L’expression « invasion américaine du
Sud Vietnam » est calquée sur celle
d’invasion de l’Afghanistan par l’Union
soviétique en 1979, celle-ci étant, de
façon analogue, intervenue pour sauver
un gouvernement afghan qu’elle avait
contribué à mettre en place. La
comparaison est injuste pour l’URSS
(pays limitrophe de l’Afghanistan et non
pas éloigné de milliers de kilomètres,
comme l’était le Vietnam pour les
États-Unis), mais, même ainsi,
l’expression « invasion américaine du
Sud Vietnam » est impensable, inaudible
dans notre société, y compris, la
plupart du temps, dans les mouvements
pacifistes.
Pourtant cette intervention en 1962
est bien à l’origine d’une des plus
grandes tragédies du 20ème siècle et la
pire d’après 1945, trois pays dévastés
pour des décennies (Vietnam, Cambodge,
Laos) et des millions de morts- même si
personne ne sait au juste combien. Les
Américains appliquaient, en matière de
body count, la mere gook rule
(la règle des simples bougnoules) : si
c’est mort et si c’est jaune, c’est un
Vietcong, c’est-à-dire un guérillero
communiste. Cette façon de compter avait
l’avantage de minimiser le nombre de
morts civils.
À l’égard des Vietnamiens, il n’y a
aucun devoir de mémoire. Aucune loi
n’interdit le révisionnisme massif qui
règne dans notre culture par rapport à
ce non-événement. On ne construit pas de
musées et on n’élève pas de statues pour
les morts et les blessés de ce conflit.
On ne crée de chaires universitaires
pour étudier cette tragédie. Des gens
qui ont participé à ces massacres ou qui
en font régulièrement l’apologie sont
reçus dans toutes les chancelleries du
monde sans qu’aucune accusation de «
complicité » ou de « complaisance » ne
soit lancée.
Aucune « leçon de l’histoire » n’est
tirée de la guerre du Vietnam. Les
leçons de l’histoire vont toujours dans
le même sens : Munich, Munich, Munich.
La faiblesse des démocraties face au
totalitarisme et allons-y, la fleur au
fusil, ou plutôt, envoyons bombardiers
et drones contre les pays dirigés par
les « nouveaux Hitler » arrêter un «
nouvel holocauste », la Yougoslavie,
l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la
Syrie ou l’Iran demain. Même d’un point
de vue historique, le récit sur Munich
est faux, mais laissons cela de côté.
L’astuce de « Munich », c’est de
permettre à la gauche et à
l’extrême-gauche de se rallier à la
bannière étoilée au nom de l’anti-fascisme.
Pire, les tragédies qui ont
accompagné la fin de cette guerre de
trente ans (1945-1975), les boat
people et les Khmers rouges, ont
immédiatement été utilisées en Occident,
surtout par des « intellectuels de
gauche », pour donner naissance et
justifier la politique d’ingérence,
alors que c’est précisément l’ingérence
constante des États-Unis dans les
affaires intérieures du Vietnam qui
était la source de ces tragédies.
Si des « leçons de l’histoire »
devaient être tirées de la guerre du
Vietnam, elles iraient toutes dans le «
mauvais » sens, celui de la paix, du
désarmement, d’un effort de modestie en
Occident par rapport à la Russie, la
Chine, Cuba, l’Iran, la Syrie ou le
Venezuela. L’exact opposé des « leçons »
tirées de Munich et de l’holocauste.
Les Vietnamiens n’étaient pas
victimes de « domination symbolique » ou
de « haine », mais de bombardements
massifs. Il ne se voyaient d’ailleurs
pas comme des victimes, mais comme les
acteurs de leur propre destin. Ils
étaient dirigés par l’un des plus grands
génies politiques de tous les temps, Ho
Chi Minh, accompagné d’un génie
militaire, Giap. Ils ne se battaient pas
pour la démocratie, mais pour
l’indépendance nationale, notion périmée
dans notre monde « globalisé ». Et ce
combat, ils l’ont mené contre des
démocraties, la France et les
États-Unis.
Pourtant, les Vietnamiens ne
haïssaient pas nos « valeurs » (mot à
vrai dire inusité à l’époque), ni
l’Occident, ni la science, ni la
rationalité, ni la modernité ; ils
voulaient simplement en partager les
fruits. Ils n’étaient pas
particulièrement religieux et ne
raisonnaient pas en terme d’identité,
mais de classe. Ils faisaient sans arrêt
la distinction entre le peuple américain
et ses dirigeants. Cette distinction
était peut-être simpliste, mais elle a
permis de séparer en Amérique même les
dirigeants d’une partie de leur
population.
Les Vietnamiens n’ont reçu aucune
réparation pour les souffrances qui leur
ont été infligées. Aucune excuse ne leur
a jamais été faite. Ils n’en ont
d’ailleurs jamais demandé : leur
victoire leur suffisait. Ils n’ont pas
exigé qu’une cour pénale internationale
juge leurs agresseurs. Ils ont tout
juste demandé que les « blessures de la
guerres soient soignées », ce qui, bien
sûr, leur a été refusé avec mépris.
Comme disait le président américain
Carter, futur prix Nobel de la paix, «
les destructions furent mutuelles ». En
effet : environs 50.000 morts d’un côté,
plusieurs millions de l’autre.
Ils sont passés d’une forme de
socialisme à une forme de capitalisme,
causant ainsi des révisions déchirantes
chez certains de leurs supporters
occidentaux ; mais en Asie, capitalisme
et communisme sont des pseudonymes. Les
véritables noms sont : indépendance
nationale, développement, rattrapage (et
bientôt dépassement) de l’Occident.
On leur a reproché de vouloir
rééduquer leurs ennemis capturés, ces
aviateurs venus de loin bombarder une
population dont ils pensaient qu’elle
était sans défense. C’était peut-être
naïf, mais était-ce pire que de les
assassiner sans jugement ou de les
enfermer à Guantanamo ?
Ils faisaient face à une barbarie
sans nom mais, quels que soient les
problèmes, ils demandaient toujours
qu’on y trouve une solution politique
et négociée, mots que nos
défenseurs actuels des droits de l’homme
ne peuvent pas entendre.
Leur combat a été important dans le
principal mouvement d’émancipation du
20ème siècle, la décolonisation. Il a
aussi été une sorte de mission
civilisatrice à l’envers, en faisant
prendre conscience à une partie de la
jeunesse occidentale de l’extraordinaire
violence de nos démocraties dans leurs
rapports avec le reste du monde. En se
battant pour leur indépendance
nationale, les Vietnamiens ont combattu
pour l’humanité entière.
Après 1968, cette prise de conscience
a peu à peu disparu, dissoute dans
l’idéologie des droits de l’homme, dans
le subjectivisme et le postmodernisme,
et dans l’incessant conflit des
identités.
A l’heure où notre politique
d’ingérence se trouve dans l’impasse, et
où on bat le tambour contre l’Iran et la
Syrie, il serait peut-être utile de se
souvenir de cette décision fatidique de
1962, mélange d’arrogance impériale et
de croyance en la toute-puissance de la
technologie, et qui devait plonger le
Sud-Est de l’Asie dans l’horreur.
Peut-on aussi dire, face aux guerres non
défensives, « plus jamais cela » ?
Jean Bricmont
22 Mai 2012
[1]
Noam Chomsky, 1984, celui d’Orwell et le
nôtre,
http://christophe.deleuze.free.fr/D/1984.html
Original : Invasion Newspeak : U.S. &
USSR, FAIR décembre 1989,
http://www.fair.org/index.php?page=1524.
© LE GRAND SOIR -
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Merci de mentionner les sources.
Publié le 26 mai 2012
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