« La gauche morale
est devenue le substitut de la religion » Jean Bricmont
Lundi 19 avril 2010
Jean Bricmont était à
Montpellier le 8 avril à l’invitation des Amis du Monde
diplomatique. L’intellectuel belge, proche de Noam Chomsky,
a brossé un « panorama idéologique de l’histoire de la
gauche et du socialisme ». Il a fustigé « la gauche des
valeurs ». Ce qui prend un relief particulier au moment où
Martine Aubry, la première secrétaire du PS, et plus localement,
Hélène Mandroux, maire de Montpellier, choisissent de mettre en
avant « les valeurs de la gauche » (1).
Jean Bricmont a aussi évoqué quelques rares pistes pour agir
« quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ».
Une critique de l’anti-système
Il est possible que je dise des choses qui vous choquent. Ma
position dans le fond est très modérée. Sur certaines choses, ma
position paraît radicale uniquement parce que l’époque dans
laquelle on vit, est radicale. Dans la mauvaise direction mais
radicale. [...] Je souhaite faire une critique idéologique de la
situation actuelle. Ce n’est pas une critique du système mais de
l’anti-système ou une critique de la gauche. [...]
La crise de la gauche, à l’heure où il y a crise du système,
est d’autant plus grave et manifeste que la crise du système est
grave. On peut se réjouir que le système est en crise mais que
fait-on pour y répondre ? Que fait-on ? Rien et personne ne sait
que faire. Quand j’ai donné ce titre un peu provocateur ["Que
faire quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ?"], je me
suis dit que ma réponse n’est pas la réponse communiste
classique, ce n’est pas Lénine. Ce n’est pas Cohn-Bendit
première version de mai 68 ni Cohn-Bendit deuxième version,
social-libérale. Mais que peut-on faire ?
Écouter le son (3′30″) :
« La gauche est toujours anti »
Marx est un enfant des Lumières et du libéralisme des Lumières.
Rien ne m’énerve plus que l’expression « gauche anti-libéral »
parce que, quand la gauche se dit anti-libérale, elle veut dire
qu’elle est anti-néolibéral et elle devrait dire qu’elle est
anti-capitaliste. Mais elle ferait mieux de dire qu’elle est pro
quelque chose. La gauche est toujours anti. : anti-raciste,
anti-fasciste, anti-capitaliste, anti-libérale, anti-OGM,
anti-nucléaire. Mais pourquoi ? On y reviendra.
Les libéraux actuels n’ont rien à voir avec le libéralisme
classique. Les libéraux classiques étaient des gens qui voyaient
deux pouvoirs oppressifs en face d’eux, l’État absolutiste et
l’Église, et qui pensaient s’en libérer afin que l’individu
puisse réaliser son plein potentiel. Leur version du marché
libre n’avait rien à voir avec la version actuelle parce que
c’était une société essentiellement de petits producteurs. Et
disant : si ces petits producteurs peuvent se libérer de la
tutelle de l’État absolutiste et de l’Église, ils pourront alors
interagir et ça mènera à une situation d’humanité. [...] Ce
projet a échoué parce qu’en libérant les forces du marché, on a
eu, en même temps, avec la révolution industrielle, la naissance
de la grande industrie. Et, avec celle-ci, on a eu une
concentration de pouvoir entre les mains des capitalistes qui
n’était pas tellement différente du pouvoir concentré contre
lequel les libéraux s’étaient battus : celui de la féodalité, de
la monarchie, de l’Église.
« La concentration des médias fait que
l’information et la liberté de débat sont perverties »
À partir du moment où des individus possèdent les moyens de
production, ils peuvent dicter aux gens qui n’ont à vendre que
leur force de travail, leurs conditions de vie, d’habitat, etc.
qui fait que la réalisation de l’individu, dans ses aspirations
personnelles, devient de facto impossible même si, en principe,
les droits de l’homme existent, il y a la démocratie, etc. De
plus, le processus démocratique est intrinsèquement perverti par
cette concentration entre quelques mains des moyens de
production puisqu’ils peuvent acheter les députés, faire
pression sur les parlements, sur les gouvernements en disant (ça
c’est la version moderne) : « Si vous n’êtes pas gentils
avec nous, on délocalise. » De plus, j’anticipe mais au XXe
siècle, la concentration entre quelques mains des médias fait
que même l’information, la liberté de discussion et de débat qui
étaient les conquêtes du libéralisme classique, sont perverties.
Alors que de ces processus de discussion libre devraient émerger
les solutions d’un point de vue libéral.
Écouter le son (3′45″) :
Ce n’est pas parce que le libéralisme classique a échoué
qu’il faut rejeter les idéaux qu’il défendait. Tous les
socialistes du XIXe siècle (Marx, Engels, Bakounine, Kropotkine,
etc.) qui avaient certes des différences mais qui ne sont pas si
grandes comparées à ce qui est venu après, avaient pour
leitmotiv que, pour résoudre cette concentration, il fallait
supprimer la propriété privée des moyens de production et les
socialiser. Cela ne veut pas dire étatiser, nationaliser ou
mettre sous le contrôle du gouvernement. Au XIXe, ce n’était pas
ça : la socialisation c’est le contrôle effectif par la
population de la production qui est déjà socialisée. À partir du
moment où elle est socialisée, l’idée libérale fondamentale de
la démocratie exige que cette production, tellement essentielle
à la vie des gens, soit soumise à un contrôle démocratique. Le
socialisme, pour moi, n’est rien d’autre que l’extension du
libéralisme ou de la démocratie à la sphère économique qui est
rendue nécessaire par l’émergence de la grande production.
« La question n’est pas l’État ou le marché
mais plutôt : qui décide dans les entreprises ? »
C’est une idée qui est totalement oubliée aujourd’hui parce
que quand vous avez le débat entre la gauche et la droite, c’est
presque toujours un débat entre l’Etat et le marché. Pour moi la
question n’est pas l’État ou le marché mais plutôt : qui décide
dans les entreprises ? Les travailleurs ou la collectivité ? Pas
nécessairement l’État : on pourrait imaginer une société où
toutes les entreprises sont autogérées par les travailleurs et
sont toutes en relation par des mécanismes purs de marché. Je ne
dis pas que c’est souhaitable mais on pourrait l’imaginer pour
comprendre la différence entre le contrôle social de la
production et l’Étatisation. Je ne suis pas contre une
intervention de l’État dans l’économie mais c’est un tout autre
débat. C’est important de comprendre que la socialisme émerge
d’une façon naturelle comme une réaction à l’échec du
libéralisme mais il n’est pas anti-libéral dans le sens profond
du terme. Il accepte la liberté d’expression, de débat, la
démocratie, le pluralisme, les conquêtes des lumières mais il
dit : il y a ce problème de la concentration.
Écouter le son (3′) :
Il est très intéressant de lire des textes de socialistes
classiques avant la guerre de 14. Par exemple
Kautsky, le « renégat Kautsky » comme disait
Lénine. [...] C’est un social-démocrate allemand mais il avait
un programme de socialisation de l’économie. Vous en avez
d’autres. Même ceux que l’histoire a gardé comme étant des gens
compromis, des traites, etc., sont beaucoup plus radicaux que ce
que vous avez aujourd’hui. Même le NPA ne va pas signer des
choses pareilles.
« Le bolchevisme et le fascisme »
La guerre de 14 a marqué l’effondrement du socialisme classique
pour deux raisons. De la guerre de 14, sont nés le bolchevisme
et le fascisme. Loin de moi l’idée de dire que c’est la même
chose mais ce sont deux phénomènes qui ont profondément
handicapé le projet socialiste. [...] L’interprétation que je
donne au mouvement bolchevique en Union soviétique est tout à
fait différente de celle qui en a été donnée en occident. En
particulier par les partis communistes mais aussi par leurs
adversaires : trotskystes, maoïstes, etc. Pour moi, l’aspiration
fondamentale du bolchevisme, c’est la modernisation d’un pays
arriéré qu’était l’Union soviétique. Ce n’est pas moi qui l’ai
inventé, ça a été remarqué en 1920 par Bertrand Russell (2).
[...] Il décrit ça très bien : « Ce sont des fanatiques de
l’industrialisation, ils vont poursuivre l’œuvre de Pierre
Legrand et s’ils le font, c’est très bien mais s’ils prétendent
être les représentants de ce qui a de plus avancé dans le
socialisme européen, alors il faut les condamner pour cela. »
« L’erreur des communistes occidentaux est
d’avoir détruit l’idée du socialisme »
Et c’est exactement ce qu’on n’a pas fait. [...] L’erreur des
communistes occidentaux n’est pas qu’ils ont commis le crime de
soutenir l’horrible Staline mais qu’ils ont détruit, d’une
certaine façon, l’idée du socialisme ici en identifiant les
aspirations du socialisme avec ce qu’il se passait en Union
soviétique. [...] En particulier ça a renforcé l’idée que le
socialisme, c’est l’étatisme. Alors que c’est la socialisation.
D’autre part, on a eu le fascisme et le nazisme. Une grande
partie de l’énergie de la gauche, pendant toutes ces années, a
été consommée dans le combat contre le fascisme. Qui s’est
terminé en 1945 par la victoire de l’armée rouge qui a encore
renforcé le problème de l’identification du socialisme avec
l’Union soviétique.
Écouter le son (4′50″) :
« Le développement de l’occident a toujours
dépendu de l’existence d’un monde extérieur à nous
où on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des
richesses »
Un autre problème qui se posait au socialisme, c’est qu’il y
a un impensé du socialisme du XIXe siècle – et ça, c’est leur
erreur : c’est le colonialisme et l’impérialisme. Je ne crois
pas que l’occident soit purement un produit de l’exploitation
coloniale. En revanche, je crois que l’existence d’un arrière
monde par rapport à l’Europe a toujours biaisé notre
développement. [...] Contrairement aux sociétés traditionnelles
qui vivaient en autarcie, le développement de l’occident a
toujours dépendu de l’existence d’un monde extérieur à nous où
on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des
richesses. [...]
Après guerre, bien sûr, il y a eu les luttes anti-coloniales,
une partie qui a absorbé une certaine énergie de la gauche. Mais
il y a eu, pendant la période qui a commencé dans les années 30,
quelque chose qu’on a tendance à sous-estimer : les gains
sociaux-démocrates. Ce sont la sécurité sociale, la
démocratisation de l’enseignement, les pensions, l’assurance
chômage et maladie. Tous ces gains vont contre l’idéologie
libérale classique. Pas celle du XVIIIe mais telle qu’elle
devient au moment du développement du capitalisme où ce qui se
dit libéralisme n’est plus du tout libéralisme.
Le véritable héritier du libéralisme c’est le socialisme.
Mais ce qui devient le libéralisme, c’est la défense du grand
capital, de la propriété privée des moyens de production au nom
de la défense de la petite entreprise, au nom des idées
libérales. On transpose les idées libérales à une situation
nouvelle et on dit : « Ah ! L’épanouissement de l’être
humain c’est le libre marché. » Y compris quand il y a des
immenses capitalistes qui sont en concurrence avec des petits
commerçants ou des travailleurs et qui peuvent les écraser. Ce
libéralisme-là était toujours opposé à tout ce qu’on a. Si vous
regardez l’histoire de la droite, elle s’est battue contre
toutes les conquêtes sociales-démocrates. [...] Elles n’ont pas
transformé le capitalisme mais dans un certain sens, elles l’ont
fait. Si vous prenez le capitalisme à la fin des années 70 où on
est au sommet de la montée des conquêtes sociales-démocrates,
vous arrivez à un capitalisme très différent de ce que vous avez
aujourd’hui et de ce que vous aviez 50 ans plus tôt.
Écouter le son (5′) :
« Le Parti communiste était en principe
révolutionnaire mais a été socio-démocrate »
En France c’est un peu particulier puisque celui qui a fait
le plus ces programmes socio-démocrates, c’était un catholique
de droite maurassien qui s’appelait De Gaulle. Vous n’avez pas
eu à l’époque quelqu’un comme Olof Palme, par exemple. [...] De
Gaulle l’a fait parce que c’était dans l’esprit du temps. Et, en
face de lui, il avait un Parti communiste qui était en principe
révolutionnaire mais qui, en pratique, comme le PCI en Italie, a
été socio-démocrate. [...] Le Conseil national de la résistance
est un programme social-démocrate. [...] Tout ce courant
social-démocrate classique pour lequel j’ai évidemment de la
sympathie parce que je le vois comme une résurgence, après tous
les problèmes du fascisme et de l’effondrement de la guerre de
14, de l’idéal socialiste classique du XIXe siècle, s’est
effondré curieusement, en France particulièrement, mais aussi
ailleurs en Europe, à partir de 68 et particulièrement lors de
l’accession de Mitterrand au pouvoir en 81. [...]
Il y a eu de tout en mai 68 mais ce qui est massif
aujourd’hui, c’est son institutionnalisation. C’est la lente
montée des soixantuitards dans les institutions qui commencent à
prendre le pouvoir en 81. [...] Tout s’est passé à contre-temps.
La social-démocratie était faite mais Mitterrand est venu avec
un programme beaucoup plus radical, social-démocrate, de
nationalisations qui pour moi n’était pas nécessairement bien
pensé et pas adapté à l’époque [...] En 83, il y a des déficits,
des problèmes avec le franc, il prend le tournant de la rigueur.
Je ne vais pas le condamner mais tel qu’il a été fait, ça a été
une rupture complète avec les idéaux de la gauche classique. Et
on a eu vraiment une nouvelle gauche qui s’est instaurée, qui a
pris le pouvoir et qui est la gauche qu’on rencontre aujourd’hui
dans laquelle je ne me reconnais pas même si je me dis de
gauche.
Écouter le son (5′) :
« Si vous parlez de la gestion et du contrôle
de l’économie, la gauche ne vous dit rien »
Sur le plan intérieur, l’idée de socialisme, de socialisation
des moyens de production, a été remplacée, dans le discours, par
les Droits de l’homme. Si vous écoutez la gauche, elle est
toujours pour les Droits de l’homme, contre les
discriminations,… Mais, si vous parlez de la gestion et du
contrôle de l’économie, elle ne vous dit rien. Celui qui incarne
ça encore plus que les socialistes français, c’est Tony Blair.
[...] Il a dit : « La gauche a appris qu’il n’y a pas une
façon de gauche et une façon de droite de gérer l’économie, il y
a une seule façon de gérer l’économie et la gauche a appris à le
faire aussi bien que la droite. » Donc il n’y a pas de
débat sur la propriété privée des moyens de production, sur le
contrôle démocratique de la production. Ça n’existe plus. Parce
qu’il y a, soi-disant, une science économique qui est, en fait,
la version néolibérale de la science économique, le paradigme
dominant. La gauche comme la droite l’applique, ce sont des
recettes économiques et on ne discute pas.
Écouter le son (1′45″) :
Mais quel peut-être le débat gauche/droite ? [...] Vous devez
trouver un sens à être de gauche qui n’est pas de droite. Alors
qu’a-t-on inventé ? Je vais peut-être être méchant mais je pense
que c’est une invention, une arnaque : on a inventé
l’antifascisme et l’antiracisme. On a fait mousser le Front
national et du coup on a créé un danger fasciste contre lequel
on a mobilisé la jeunesse. [...] On a aussi mobilisé les gens
contre le racisme en faisant croire que la droite était d’une
certaine façon nostalgique de Pétain, de l’Algérie, une droite
raciste, etc. Ça a été le tournant idéologique autour des années
80. Évidemment, il y avait la crise du communisme. [...] Tout ce
qui avait été l’essence du socialisme et de la social-démocratie
européenne était discrédité au nom de l’anticommunisme avec
lequel il n’avait rien à voir. [...] On a introduit la gauche
morale qui est une gauche des valeurs. Vous entendez ça tout le
temps : on a des valeurs, on est féministe, anti-raciste,
anti-fasciste, pour la démocratie, pour les Droits de l’homme.
« Alors qu’a-t-on dit aux travailleurs ? »
L’astuce la plus scandaleuse, c’est qu’on a perdu la classe
ouvrière. Parce que, en même temps qu’il y a ce processus de
création la gauche morale, on a eu les pertes d’emplois, les
délocalisations, les fermetures d’entreprises. Alors qu’a-t-on
dit aux travailleurs ? « Écoutez, c’est l’économie, c’est
géré scientifiquement, on ne peut rien y faire. Mais surtout ne
soyez pas racistes, n’allez pas voter pour le Front national. »
Et s’ils vont voter pour le Front national – et les statistiques
montrent qu’ils le font – on dit : « Voyez, ça c’est des
Dupont la joie, des beaufs, etc. » Et donc on a renforcé la
stigmatisation du peuple qu’on était en train justement
d’abandonner de toutes les façons possibles dans le programme
même de la gauche. [...] On s’est mis dans une situation de plus
en plus insupportable : la gauche du discours sur les valeurs,
les gens qui font claquer leur bretelles en disant qu’ils sont
des bons démocrates. Comme le dit Régis Debray : « La morale
c’est quelque chose qu’on s’impose à soi-même, pas quelque chose
qu’on fait aux autres. » Or, dans le discours dominant,
c’est quelque chose qu’on fait aux autres, au peuple
essentiellement à qui on dit : le racisme… Je ne conteste pas
qu’il y a beaucoup de racisme mais je ne suis pas convaincu que
l’anti-racisme du discours dominant fasse avancer les choses.
[...]
Écouter le son (4′) :
« Si vous voulez changer les choses, vous
devez vous attaquer aux structures sociales. »
On a fait un retour en arrière gigantesque : avant 1845,
avant les premières critiques que Marx faisait, dans l’idéologie
allemande, à ce qui était la gauche morale de son temps. C’est
Marx et les autres qui ont dit : « Le problème ce n’est pas
la morale, les idées, la dialectique hégélienne, la religion. Ce
n’est pas de ça dont il faut parler. C’est des structures
sociales. Si vous voulez changer les choses, vous devez vous
attaquer aux structures sociales. » Ils étaient tous comme
ça. Ils avaient raison. Et tout ça, on l’a perdu. On l’a oublié.
La gauche morale est devenue le substitut de la religion. On a
une religion des Droits de l’homme, de la démocratie. [...] On
fait des lois pour sanctionner les gens qui dévient de la
religion. Mais comme la religion n’est pas le christianisme, ça
passe pour de gauche mais ça a des effets catastrophiques.
Écouter le son (1′) :
« Tous les problèmes qui sont au cœur de la
réflexion de la gauche classique ont disparu et sont gérés par
la Commission européenne »
Le premier effet catastrophique que ça a, c’est l’Europe. On
l’a faite avaler au nom de l’anti-fascisme, de l’anti-nationalisme.
[...] Je n’ai rien contre l’Europe, contre son unification.
[...] Mais je suis contre la perte de souveraineté. [...] La
commission européenne est un pouvoir non démocratique,
bureaucratique qui est pire que le pouvoir des capitalistes sur
le peuple parce qu’on a recréé une espèce de monarchie absolue
sauf que c’est une bureaucratie plutôt qu’une seule personne.
Elle a un pouvoir énorme, elle prend énormément de décisions qui
sont entérinées ensuite par les gouvernements nationaux qui sont
obligés de le faire. Tous les problèmes économiques, de
libre-échange, de commerce, de monnaie, tous les problèmes qui
sont au coeur de la réflexion de la gauche classique ont disparu
et sont gérés par la Commission européenne. [...]
« Les gens ne votent plus »
On a abandonné la démocratie. Un des résultats c’est la
dépolitisation. [...] Les gens ne votent plus. [...] Vous n’avez
pas d’autre politique possible. Si vous veniez avec un programme
commun de gouvernement comme en 78 ou 81, l’Europe ne
l’accepterait pas. Ça entrerait en contradiction avec toutes les
règles de libre-échange de l’Europe. Et vous ne pouvez pas
l’imaginer. Et si vous ne pouvez pas l’imaginer, de quoi
discute-t-on ? Ah ! De la burqa. Eh oui ! On trouve ça ridicule
de discuter de la burqa mais qui a créé ce problème si ce n’est
la gauche morale qui a remplacé le discours sur les structures
sociales par un discours sur les valeurs ? À partir du moment où
on a porté le discours sur les valeurs, on se ramasse dans la
gueule, le discours sur les valeurs de droite. [...] Et on est
coincé, coincé, coincé.
Quelqu’un m’a demandé, avant de venir, si j’allais parler de
« la vraie gauche ». Je veux bien mais le problème
c’est que je ne sais pas où elle est parce que quand je regarde
l’extrême gauche, en France du moins, j’ai l’impression qu’elle
est comme la gauche morale. Mais en plus fort. Elle hurle encore
plus fort par exemple quand il y a une petite phrase d’un
président de région qu’on peut critiquer comme raciste. Je ne
sais pas si vous pensez à quelqu’un… Ils n’ont pas d’alternative
réellement et ils sont rentrés dans le discours des valeurs. Ou
bien parfois, il y a le discours du retour de Marx. [...] Mais
on fait un Marx complètement utopique, découpé de l’histoire du
XXe siècle, des transformations sociales. [...] Alors que faire
?
Écouter le son (6′) :
« Pas de perspective de changement radical »
D’abord on pourrait dire : on va faire la révolution. [...] Les
révolutions au sens où elles ont été fantasmées par les
mouvements trotskystes, maoïstes, etc. non seulement n’ont
pratiquement jamais eu lieu mais les vrais changements de régime
violents ont presque toujours été de droite. [...] Je suis prêt
à parier – je ne tiens pas à ce que ça arrive – que s’il y avait
vraiment un effondrement économique [...] je ne parle pas de la
crise actuelle qui est grave mais si vous aveiz une crise à
l’argentine, vous auriez une révolution d’extrême droite. [...]
Donc il n’y a pas de perspective de changement radical. Donc on
est obligé de revenir à des choses simples, petites et de
commencer par là. Ceci dit, les néolibéraux et les néo
conservateurs n’ont jamais fantasmé la révolution. Ils ont dit :
« On va changer les choses petit à petit. » Mais en 20
ans, ils ont changé beaucoup de choses. Ils ont détruit beaucoup
mais ils ne l’ont pas fait d’un seul coup.
Premièrement, c’est très important de relégitimer, de
rétablir la perspective socialiste fondamentale de la
socialisation des moyens de production. Même si ce n’est pas
demain qu’on va le faire, même si on ne peut pas le faire, ça
change tout, à mon avis, dans les luttes. [...] Parce que si
vous partez de la légitimité de la propriété privée des moyens
de production alors vous dites simplement : les travailleurs
doivent avoir une part de gâteau, un peu plus de dignité, de
considération, etc. Mais si vous dites : « Non, tout est à
nous rien n’est à eux. » Pour le moment on ne peut rien
faire mais quand on se bat on part d’un point de vue de
légitimité qui est très différent et ça, c’est très important
psychologiquement.
« Il faut ne pas se soumettre au diktat européen »
Le deuxième point concerne le court terme. Il faut tout faire
pour sauver les acquis sociaux-démocrates. [...] Mais comme
l’Europe qui a été faite avec l’approbation de la gauche, de la
nouvelle gauche, de la gauche morale, a été construite
institutionnellement pour rendre le détricotage des acquis
sociaux inévitable, il faut ignorer l’Europe. Alors je ne sais
pas comment faire, je ne suis pas technicien de la politique
mais il faut ne pas se soumettre au diktat européen. Je ne pense
pas qu’on puisse sortir de l’Europe comme ça du jour au
lendemain mais on peut faire comme si elle n’existait pas sur un
certain nombre de choses. Ce que les pouvoirs actuels ont fait
lors de la crise financière en créant des déficits qu’ils
n’étaient pas supposés faire. Si on l’avait fait pour des
raisons sociales, ça aurait été considéré comme totalement
illégitime. [...]
L’Europe et les citoyens européens peuvent être un facteur de
paix dans le monde par rapport aux Américains. Mais pour ça, il
faut regagner notre souveraineté par rapport aux Etats-Unis. De
même qu’il faudrait ignorer l’Europe, il faudrait ignorer
l’Otan. [...] Il ne faut pas oublier que pendant la guerre du
Vietnam, avec un anti-communisme fanatique dans les
gouvernements européens, il n’y avait pas un soldat européen au
Vietnam. [...] Maintenant tous les soldats européens servent de
supplétifs aux Américains. [...] Ça n’indigne personne, il n’y a
pas de manifestation, pas de protestation, pas de pétition, pas
d’agitation dans les facultés parmi les intellectuels. Le
mouvement de la paix a complètement disparu. Il faut recréer ça.
La Palestine est un truc où l’Europe pourrait avoir une position
moins alignée sur les Etats-unis et par conséquent sur Israël.
[...] Par exemple appuyer par toutes les façons imaginables le
mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS).
Écouter le son (5′) :
« Je ne vois pas de sujet collectif qui puisse
être l’agent d’un renouveau »
Le premier obstacle c’est que je ne vois pas de sujet. Avant,
la vieille gauche avait un sujet actif qui était en gros la
classe ouvrière, le prolétariat autour duquel pouvaient se faire
des alliances. Mais maintenant je ne vois pas de sujet collectif
qui puisse être l’agent d’un renouveau. Ce qui était la classe
ouvrière est terriblement divisé en raison de la question de la
religion et en particulier de l’Islam. La droite évidemment a
cette astuce très intelligente d’agiter le problème de l’Islam
(voile, burqa, etc.) mais la gauche tombe trop souvent dans le
piège. Je pense le plus grand mal des religions mais je pense
qu’il faut une laïcité honnête qui ne soit pas sélectivement
contre une religion particulière. Il faut un mouvement dans la
population, un processus de paix comme on dirait au moyen orient
avec les musulmans de France – et de Belgique. [...] On
n’unifiera pas les forces populaires en France ou en Belgique ou
ailleurs en Europe si on n’unit pas les musulmans et les non
musulmans parce que les musulmans représentent une partie
importante de ce qui, dans le temps, aurait été appelé la classe
ouvrière, le prolétariat. Vous ne pouvez pas les ignorer.
Particulièrement sur la Palestine. En France, le discours est
tellement biaisé en faveur d’Israël, que les gens deviennent
fous furieux.
« On ne contrôle plus le reste du monde »
Autre problème auquel je n’ai pas de réponse, c’est le
« déclin de l’occident ». Utiliser cette expression est
particulièrement provocateur puisque c’est le titre du livre de
Spengler qui était un proto Nazi après la guerre de 14 mais
l’expression me paraît très juste. [...] S’il y a une
transformation sociale importante au XXe siècle, c’est la
décolonisation. C’est l’émergence de cet hinterland que nous
avions au moment de notre développement et ce monde-là nous
échappe complètement. [...] On ne contrôle plus le reste du
monde et c’est un fantasme qui continue à exister à gauche et à
droite de faire comme si on contrôlait. [...] De même, les
transformations de l’Europe font que vous ne pouvez plus trouver
des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes Français
prêts à aller se faire tuer à Berlin ou sur la Somme. [...] On
décline ça veut dire aussi qu’on se retrouve face à des Chinois
qui disent, quand on veut faire des restrictions d’importation
textile de la Chine : « Oui mais nous on doit vendre 20
millions de chemises pour construire un Airbus. » Et comme
j’ai écrit dans
l’article du Monde diplomatique : le jour où il
construiront des Airbus, qui fabriquera nos chemises ?
On doit gérer notre déclin. Or tout le problème que je vois
dans les manifestations culturelles et intellectuelles en France
avec particulièrement un type qui est vraiment scandaleux pas
seulement pour ses remarques racistes,
Zemmour, c’est qu’on vit dans une France, une Europe qui est
dominée par la nostalgie de notre glorieux passé – avec ses
aspects pas très jolis – mais on ne regarde pas vers l’avenir.
On n’essaye pas de s’inventer un avenir dans lequel nous devons
vivre, dans un monde que nous ne contrôlons pas et où nous ne
sommes pas les plus forts. Et ça, c’est vraiment le défi auquel
je n’ai pas de réponse. Pour moi c’est le défi le plus important
de notre époque qui justifie à la fois la défense de la paix et
du socialisme. Mais comment l’accomplir ? Je vous laisse
réfléchir à ça.
Écouter le son (5′40″) :
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