Analyse
Réponse à la
gauche anti-anti-guerre
Jean
Bricmont
Jean
Bricmont
Mercredi 5 décembre
2012 Depuis
les années 1990 et en particulier depuis
la guerre du Kosovo en 1999, les
adversaires des interventions
occidentales et de l’OTAN ont dû faire
face à ce qu’on pourrait appeler une
gauche (et une extrême-gauche)
anti-anti-guerre, qui regroupe la
social-démocratie, les Verts, et le plus
gros de la gauche
« radicale »
(le Nouveau Parti Anticapitaliste,
divers groupes antifascistes etc.).
Celle-ci ne se déclare pas ouvertement
en faveur des interventions militaires
occidentales et est parfois critique de
celles-ci (en général, uniquement par
rapport aux tactiques suivies et aux
intentions, pétrolières ou
géo-stratégiques, attribuées aux
puissances occidentales), mais elle
dépense le plus gros de son énergie à
« mettre en garde »
contre les dérives supposées de la
partie de la gauche qui reste fermement
opposée à ces interventions. Elle nous
appelle à soutenir les «
victimes » contre les
« bourreaux », à
être « solidaires des
peuples contre les tyrans », à ne
pas céder à un «
anti-impérialisme », un
« anti-américanisme »,
ou un « anti-sionisme »
simplistes, et, surtout, à ne pas
s’allier à l’extrême-droite. Après les
Albano-Kosovars en 1999 on a eu droit
aux femmes afghanes, aux Kurdes
irakiens, et plus récemment aux peuples
libyen et syrien, que «
nous » devons protéger.
On ne peut pas nier que la gauche
anti-anti-guerre ait été extrêmement
efficace. La guerre en Irak, qui était
présentée sous forme d’une lutte contre
une menace imaginaire, a bien suscité
une opposition passagère, mais il n’y a
eu qu’une très faible opposition à
gauche aux interventions présentées
comme « humanitaires »,
telles que celle du Kosovo, le
bombardement de la Libye, ou l’ingérence
en Syrie aujourd’hui. Toute réflexion
sur la paix ou l’impérialisme a
simplement été balayée devant
l’invocation du « droit
d’ingérence », de la
« responsabilité de protéger », ou
du « devoir d’assistance
à peuple en danger ».
Une extrême-gauche nostalgique des
révolutions et des luttes de libération
nationale tend à analyser tout conflit à
l’intérieur d’un pays donné comme une
agression d’un dictateur contre son
peuple opprimé aspirant à la démocratie.
L’interprétation, commune à la gauche et
à la droite, de la victoire de
l’Occident dans la lutte contre le
communisme, a eu un effet semblable.
L’ambiguité fondamentale du discours de
la gauche anti-anti-guerre porte sur la
question de savoir qui est le
« nous » qui doit
protéger, intervenir etc. S’il s’agit de
la gauche occidentale, des mouvements
sociaux ou des organisations de défense
des droits de l’homme, on doit leur
poser la question que posait Staline à
propos du Vatican : «
combien de divisions avez-vous ? »
En effet, tous les conflits dans
lesquels « nous »
sommes supposés intervenir sont des
conflits armés. Intervenir signifie
intervenir militairement et pour cela,
il faut avoir les moyens militaires de
le faire. Manifestement, la gauche
européenne n’a pas ces moyens. Elle
pourrait faire appel aux armées
européennes pour qu’elles interviennent,
au lieu de celles des États-Unis ; mais
celles-ci ne l’ont jamais fait sans un
appui massif des États-Unis, ce qui fait
que le message réel de la gauche
anti-anti-guerre est : «
Messieurs les Américains, faites la
guerre, pas l’amour ! ». Mieux :
comme, après leur débâcle en Afghanistan
et en Irak, les Américains ne vont plus
se risquer à envoyer des troupes au sol,
on demande à l’US Air Force, et à elle
seule, d’aller bombarder les pays
violateurs des droits de l’homme.
On peut évidemment soutenir que l’avenir
des droits de l’homme doit être confié
aux bons soins et à la bonne volonté du
gouvernement américain, de ses
bombardiers et de ses drones. Mais il
est important de comprendre que c’est
cela que signifient concrètement tous
les appels à la «
solidarité » et au «
soutien » aux mouvements
sécessionnistes ou rebelles engagés dans
des luttes armées. En effet, ces
mouvements n’ont nul besoin de slogans
criés dans des «
manifestations de solidarité » à
Bruxelles ou Paris, et ce n’est pas cela
qu’ils demandent. Ils veulent des armes
lourdes et le bombardement de leurs
ennemis et, cela, seuls les États-Unis
peuvent le leur fournir.
La gauche anti-anti-guerre devrait, si
elle était honnête, assumer ce choix, et
appeler ouvertement les États-Unis à
bombarder là où les droits de l’homme
sont violés ; mais elle devrait alors
assumer ce choix jusqu’au bout. En
effet, c’est la même classe politique et
militaire qui est supposée sauver les
populations « victimes
de leur tyrans » et qui a fait la
guerre du Vietnam, l’embargo et les
guerres contre l’Irak, qui impose des
sanctions arbitraires contre Cuba,
l’Iran et tous les pays qui leur
déplaisent, qui soutient à bout de bras
Israël, qui s’oppose par tous les
moyens, y compris les coups d’état, à
tous les réformateurs en Amérique
Latine, d’Arbenz à Chavez en passant par
Allende, Goulart et d’autres, et qui
exploite de façon éhontée les ressources
et les travailleurs un peu partout dans
le monde. Il faut beaucoup de bonne
volonté pour voir dans cette classe
politique et militaire l’instrument du
salut des « victimes »,
mais c’est, en pratique, ce que la
gauche anti-anti-guerre prône, parce
que, étant donné les rapports de force
dans le monde, il n’existe aucune autre
instance capable d’imposer sa volonté
par des moyens militaires.
Evidemment, le gouvernement américain
sait à peine que la gauche
anti-anti-guerre européenne existe ; les
États-Unis décident de faire ou non la
guerre en fonction de ses chances de
succès, de leurs intérêts, de
l’opposition interne et externe à
celle-ci etc. Et, une fois la guerre
déclenchée, ils veulent la gagner par
tous les moyens. Cela n’a aucun sens de
leur demander de ne faire que de bonnes
interventions, seulement contre les
vrais méchants, et avec des gentils
moyens qui épargnent les civils et les
innocents. Ceux qui
ont appelé l’OTAN à «
maintenir les progrès pour les femmes
afghanes », comme Amnesty
International (USA) l’a fait lors du
meeting de l’OTAN à Chicago , appellent
de fait les EU à intervenir
militairement et, entre autres, à
bombarder des civils afghans et à
envoyer des drones sur le Pakistan. Cela
n’a aucun sens de leur demander de
protéger et pas de bombarder, parce que
c’est ainsi que les armées fonctionnent.
Un des thèmes favoris de la gauche
anti-anti-guerre est d’appeler les
opposants aux guerres à ne pas
« soutenir le tyran »,
en tout cas pas celui dont le pays est
attaqué. Le problème est que toute
guerre nécessite un effort massif de
propagande ; et que celle-ci repose sur
la diabolisation de l’ennemi et,
surtout, de son dirigeant. Pour
s’opposer efficacement à cette
propagande, il faut nécessairement
dénoncer les mensonges de la propagande,
contextualiser les crimes de l’ennemi,
et les comparer à ceux de notre propre
camp. Cette tâche est nécessaire mais
ingrate et risquée : on vous reprochera
éternellement la moindre erreur, alors
que tous les mensonges de la propagande
de guerre sont oubliés une fois les
opérations terminées.
Bertrand Russell et les pacifistes
britanniques étaient déjà, lors de la
première Guerre mondiale, accusés de
« soutenir l’ennemi »
; mais, s’ils démontaient la propagande
des alliés, ce n’était pas par amour du
Kaiser, mais par attachement à la paix.
La gauche anti-anti-guerre adore
dénoncer « les deux
poids deux mesures » des pacifistes
cohérents qui critiquent les crimes de
leur propre camp mais contextualisent ou
réfutent ceux qui sont attribués à
l’ennemi du moment (Milosevic, Kadhafi,
Assad etc.), mais ces «
deux poids deux mesures » ne sont
jamais que la conséquence d’un choix
délibéré et légitime : contrer la
propagande de guerre là où l’on se
trouve (c’est-à-dire en Occident),
propagande qui elle-même repose sur une
diabolisation constante de l’ennemi
attaqué ainsi que sur une idéalisation
de ceux qui l’attaquent.
La gauche anti-anti-guerre n’a aucune
influence sur la politique américaine,
mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a
pas d’effets. D’une part, sa rhétorique
insidieuse a permis de neutraliser tout
mouvement pacifiste ou anti-guerre, mais
elle a aussi rendu impossible toute
position indépendante d’un pays
européen, comme ce fut le cas pour la
France sous De Gaulle, et même, dans une
moindre mesure, sous Chirac, ou pour la
Suède d’Olof Palme. Aujourd’hui, une
telle position serait immédiatement
attaquée par la gauche anti-anti-guerre,
qui possède une caisse de résonance
médiatique considérable, comme un
« soutien au tyran »,
une politique «
munichoise », coupable du
« crime d’indifférence
». Ce que la
gauche anti-anti-guerre a accompli,
c’est de détruire la souveraineté des
Européens face aux États-Unis et
d’éliminer toute position de gauche
indépendante face aux guerres et à
l’impérialisme. Elle a aussi mené la
majorité de la gauche européenne à
adopter des positions en totale
contradiction avec celles de la gauche
latino-américaine et à s’ériger en
adversaires de pays comme la Chine ou la
Russie qui cherchent à défendre le droit
international (et ont parfaitement
raison de le faire).
Un aspect bizarre de la gauche
anti-anti-guerre c’est qu’elle est la
première à dénoncer les révolutions du
passé comme ayant mené au totalitarisme
(Staline, Mao, Pol Pot etc.) et qu’elle
nous met sans cesse en garde contre la
répétition des « erreurs
» du soutien aux dictateurs faite
par la gauche de l’époque. Mais
maintenant que la révolution est menée
par des islamistes nous sommes supposés
croire que tout va aller bien et
applaudir. Et si la «
leçon à tirer du passé » était que
les révolutions violentes, la
militarisation et les ingérences
étrangères n’étaient pas la seule ou la
meilleure façon de réaliser des
changements sociaux ?
On nous répond parfois qu’il faut agir
« dans l’urgence »
(pour sauver les victimes). Même si on
admettait ce point de vue, le fait est
qu’après chaque crise, aucune réflexion
n’est menée à gauche sur ce que pourrait
être une politique autre que l’appui aux
interventions militaires. Une telle
politique devrait opérer un virage à
180° par rapport à celle qui est prônée
actuellement par la gauche
anti-anti-guerre. Au lieu de demander
plus d’interventions, nous devrions
exiger de nos gouvernements le strict
respect du droit international, la non
ingérence dans les affaires intérieures
des autres états et le remplacement des
confrontations par la coopération. La
non ingérence n’est pas seulement la non
intervention sur le plan militaire, mais
aussi sur les plans diplomatique et
économique : pas de sanctions
unilatérales, pas de menaces lors de
négociations et le traitement de tous
les états sur un pied d’égalité. Au lieu
de « dénoncer » sans
arrêt les méchants dirigeants de pays
comme la Russie, la Chine, l’Iran, Cuba,
au nom des droits de l’homme, ce que la
gauche anti-anti-guerre adore faire,
nous devrions les écouter, dialoguer
avec eux, et faire comprendre leurs
points de vue politiques à nos
concitoyens.
Evidemment, une telle politique ne
résoudrait pas les problèmes des droits
de l’homme, en Syrie, ou Libye ou
ailleurs. Mais qu’est-ce qui les résout
? La politique d’ingérence augmente les
tensions et la militarisation dans le
monde. Les pays qui se sentent visés par
cette politique, et ils sont nombreux,
se défendent comme ils peuvent ; les
campagnes de diabolisation empêchent les
relations pacifiques entre états, les
échanges culturels entre leurs citoyens
et, indirectement, le développement des
idées libérales que les partisans de
l’ingérence prétendent promouvoir. À
partir du moment où la gauche
anti-anti-guerre a abandonné tout
programme alternatif face à cette
politique, elle a de fait renoncé à
avoir la moindre influence sur les
affaires du monde. Il n’est pas vrai
qu’elle « aide les
victimes » comme elle le prétend. A
part détruire toute résistance ici à
l’impérialisme et à la guerre, elle ne
fait rien, les seuls qui agissent
réellement étant, en fin de compte, les
gouvernements américains. Leur confier
le bien-être des peuples est une
attitude de désespoir absolu.
Cette attitude est un aspect de la façon
dont la majorité de la gauche a réagi à
la « chute du communisme
», en soutenant l’exact contrepied
des politiques suivies par les
communistes, en particulier dans les
affaires internationales, où toute
opposition à l’impérialisme et toute
défense de la souveraineté nationale est
vue à gauche comme une forme d’archéo-stalinisme.
La politique d’ingérence, comme
d’ailleurs la construction européenne,
autre attaque majeure contre la
souveraineté nationale, sont deux
politiques de droite, l’une appuyant les
tentatives américaines d’hégémonie,
l’autre le néo-libéralisme et la
destruction des droits sociaux, qui ont
été justifiées en grande partie par des
discours « de gauche » : les droits de
l’homme, l’internationalisme,
l’antiracisme et l’anti-nationalisme.
Dans les deux cas, une gauche
désorientée par la fin du communisme a
cherché une bouée de secours dans un
discours « humanitaire »
et « généreux »,
auquel manquait totalement une analyse
réaliste des rapports de force dans le
monde. Avec une gauche pareille, la
droite n’a presque plus besoin
d’idéologie, celle des droits de l’homme
lui suffit.
Néanmoins, ces deux politiques,
l’ingérence et la construction
européenne, se trouvent aujourd’hui dans
une impasse : l’impérialisme américain
fait face à des difficultés énormes, à
la fois sur le plan économique et
diplomatique ; la politique d’ingérence
a réussi à unir une bonne partie du
monde contre elle. Presque plus personne
ne croit à une autre Europe, à une
Europe sociale, et l’Europe réellement
existante, néo-libérale (la seule
possible) ne suscite pas beaucoup
d’enthousiasme parmi les travailleurs.
Bien sûr, ces échecs profitent à la
droite et à l’extrême-droite, mais cela
uniquement parce que le plus gros de la
gauche a abandonné la défense de la
paix, du droit international et de la
souveraineté nationale, comme condition
de possibilité de la démocratie.
Jean Bricmont
5 novembre 2012
Jean
Bricmont est Docteur en Sciences et
a travaillé comme chercheur à
l’Université Rutgers puis a enseigné
à l’Université de Princeton, situées
toutes deux dans l’Etat du New
Jersey (États-Unis). Il enseigne
aujourd’hui la physique théorique en
Belgique et est l’auteur de «
Impérialisme humanitaire : Droits de
l’homme, droit d’ingérence, droit du
plus fort ? »
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