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Élection présidentielle 2007
La
grande illusion
Jean Bricmont
Deux
tiers des Français pensent que la France décline et c’est sans
doute principalement pour cela que Sarkozy sera le prochain président
de la République. De plus, la principale façon dont les médias
ont préparé son accession à la présidence, c’est par une
propagande incessante, depuis des années, sur le thème du déclin
de la France, ainsi que sur celui, relié, de la sécurité.
Il
y a plusieurs façon de réagir à ce sentiment ; l’une est
de montrer que les statistiques utilisées pour « prouver »
ce déclin sont très sélectives (voir, par exemple, La
désinformation économique joue un rôle majeur dans l’élection
française ;
par Mark Weisbrot, http://www.cepr.net/index.php?option=com_content&task=view&id=
1158&Itemid=163).
Mais on peut également répondre en se demandant quelles
solutions les déclinistes ont à proposer.
Ceux-ci
mélangent habilement deux problèmes : le déclin de la
France par rapport aux pays émergeants, surtout en Asie, et celui
de la France par rapport à d’autres pays industrialisés,
principalement les États-Unis et l’Angleterre. La première
forme de « déclin » est une très bonne chose :
elle signifie seulement qu’une partie du Tiers Monde se développe.
Mais, comme ils savent très bien qu’il est difficile d’imiter
la Chine et l’Inde, les déclinistes proposent d’imiter le modèle
anglo-saxon, qui est supposé éviter le déclin par une série de
mesures de flexibilisation du travail, de destruction des acquis
sociaux et des services publics, de mesures sécuritaires
et de réarmement moral.
Envisageons
donc la situation de leur pays favori, les États-Unis. Ceux-ci
ont dépensé des centaines de milliards de dollars pour envahir
l’Irak ; ils y ont eu des milliers de morts,
des dizaines de milliers de blessés, et ils y sont complètement
coincés ; ils ne peuvent pas gagner, parce qu’ils ont réussi
à se mettre à dos l’immense majorité des Irakiens, et ils ne
peuvent pas s’en aller, parce que ce serait la fin de leur
empire. Donc, ils vont s’enliser en Irak pendant de nombreuses
années, y perdre encore plus d’hommes, d’argent et de
prestige, tout en causant des souffrances inouïes et inutiles au
peuple irakien. Et pourquoi sont-ils allés en Irak ? Entre
autres, à cause de manipulations de l’opinion sur la question
des armes de destruction massive. Ils ont des services de
renseignement qui espionnent le monde entier, une presse « libre »
avec des moyens gigantesques, des universités regorgeant de spécialistes
sur tous les conflits et problèmes de la planète. Malgré tout
cela, ils n’ont pas été capables de comprendre des choses élémentaires,
que même un enfant voyageant aux Moyen-Orient pouvait comprendre,
à savoir qu’ils y sont détestés principalement à cause de
leur soutien à Israël, et que toute intervention de leur part
dans la région provoquerait un rejet massif. Si ce mélange
d’incapacité, d’ignorance et d’arrogance n’est pas le
symptôme d’une société
en déclin, alors je ne sais pas très bien ce qui pourrait en être
un. La France, par contre, qui avait encore en 2003 une élite
« vieillissante, dépassée, inadaptée au monde etc. »,
mais capable de penser, ne s’est pas engagée dans cette folie.
Mais
ce n’est pas tout : le reste du monde, et la France en
particulier, est sans cesse supposé « imiter les États-Unis ».
Bien ; imaginons que, par un coup de baguette magique, le
reste du monde imite réellement les États-Unis. D’où viendraient alors le pétrole
et les autres matières premières que les États-Unis importent
en abondance et sans lesquels leur société ne pourrait pas
survivre très longtemps ? D’où viendraient les
travailleurs immigrés, souvent « clandestins »,
c’est-à-dire privés de droits, ou les produits importés à
bas prix (et non payés, c’est-à-dire financés par des déficits
croissants), qui permettent aux travailleurs ayant perdu leurs
emplois industriels de maintenir plus ou moins leur niveau de vie ?
D’où viendraient finalement les cerveaux que les États-Unis
pillent au reste du monde, parce qu’attirer par des haut
salaires des gens déjà formés coûte beaucoup moins cher que
financer un véritable système d’éducation de masse ?
Le
fait est que le modèle américain est inimitable, parce que sa
simple survie suppose l’existence d’un monde extérieur aux États-Unis,
et qui ne leur ressemble pas. Il est vrai que la situation est
assez semblable en Europe, mais c’est précisément notre degré
de proximité du « modèle américain » qui est la
meilleure mesure de notre déclin. De plus, la France n’a pas la
puissance de l’Amérique et a encore moins qu’eux la
possibilité de maintenir temporairement une situation intenable
à long terme.
Faire
le choix de Sarkozy, c’est faire le choix d’une imitation accélérée
du modèle américain, c’est-à-dire le choix du véritable déclin.
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