Opinion
Quel avenir pour
les chrétiens d'Égypte après le
printemps arabe ?
Jean-Jacques Pérennès
Jean-Jacques Pérennès
Mardi 1er novembre
2011
Une analyse
de la situation sans tomber dans la peur
ni dans l’irénisme, par JJ. Pérennès,
dominicain, directeur de l'IDEO au
Caire.
Une des inquiétudes actuelles de
beaucoup d’amis de l’Égypte est que les
Frères musulmans s’emparent du pouvoir,
revendiquent ensuite l’application de la
loi islamique, la charia, et rendent
ainsi la vie impossible aux 6 ou 7
millions de chrétiens d’Égypte, coptes
orthodoxes dans leur grande majorité et
qui constituent le plus gros groupe de
chrétiens d’Orient. Comment analyser la
situation sans tomber ni dans la peur ni
dans l’irénisme ?
Il faut d’abord noter que la Révolution
de janvier-février n’a connu aucune
tension inter confessionnelle,
au contraire : musulmans et chrétiens ont été au coude à coude
place Tahrir, se protégeant même les uns
les autres pendant les temps de prière
de chaque communauté. Pendant les
moments de liesse, on a fréquemment
observé la fraternisation de prêtres et
d’imams, images d’une Égypte
réconciliée. Est-ce une illusion ? Cet «
état de grâce » n’a en rien entamé les
craintes des chrétiens face à l’avenir.
L’attentat dramatique de janvier contre
une église d’Alexandrie pendant la nuit
du 1er janvier a frappé les esprits :
plus de 20 morts, 80 blessés. L’Égypte
vat-elle connaître le sort de l’Irak ?
Des enquêtes récentes ont mis en cause
l’ex-ministre de l’Intérieur Habib el
Adly et des services de sécurité de
l’ancien régime qui avaient intérêt à
justifier le maintien de l’État
d’urgence en vigueur depuis l’assassinat
de Sadate en septembre 1981. Depuis la
fin de la période de Révolution,
d’autres incidents ont eu lieu :
plusieurs églises brûlées dans des
banlieues du Caire (Guizeh, Imbaba),
imputés cette fois aux Salafistes,
sortis du bois depuis la fin de l’ancien
régime qui les réprimait sévèrement.
L’État a réagi immédiatement, fait
reconstruire ces églises à ses frais,
mais cela a contribué à créer un climat
de peur, amplifié par des incidents
récurrents en Haute-Égypte où on a le
sang chaud. Certains chrétiens pensent à
émigrer. Comment se faire une opinion
juste ?
Pour ne pas en rester aux émotions, il
est utile de faire ici un peu d’analyse
politique.
L’ancien régime s’est beaucoup servi de l’épouvantail islamiste
pour justifier son puissant appareil
sécuritaire et son peu de cas des
libertés. D’une certaine manière, il
avait besoin de cet ennemi, diabolisé.
On entre aujourd’hui dans le jeu
politique où des forces variées vont
s’exprimer. On dit les Frères musulmans
très préparés : c’est vrai. Ils
jouissent aussi d’un vrai crédit auprès
des démunis à cause de leurs œuvres
caritatives. Sont-ils pour autant prêts
à donner des solutions aux grands
problèmes du pays (chômage, logement,
éducation, justice sociale) ? Rien n’est
moins sûr. La charia peut être une
référence morale mais pas un mode de
gouvernement moderne. De plus, l’esprit
de Tahrir souffle aussi au sein du
mouvement des Frères musulmans qui
connaissent maintenant des divisions
internes. Plus dangereux, certainement,
sont les Salafistes, islamistes radicaux
d’inspiration wahhabite, financés par
l’Arabie saoudite. Leur démonstration de
force place Tahrir le 29 juillet a fait
froid dans le dos. Mais on peut penser
que beaucoup d’Égyptiens ont été
dissuadés de les suivre, à cause de leur
extrémisme (ils ont brûlés certains
tombeaux soufis, comme en Arabie, ce qui
a choqué bien des musulmans modérés en
Égypte). En fait, le vrai test sera les
prochaines élections législatives, les
premières élections libres depuis
longtemps.
Un évènement majeur du paysage religieux
égyptien est passé sous silence en
Occident : une déclaration solennelle du
Dr Ahmed al-Tayyeb, grand Imam
d’al-Azhar, référence pour le monde
sunnite, qui s’est officiellement
prononcé fin juin 2011 pour « un État
national constitutionnel, démocratique
et moderne ».
En clair, rejet d’un État théocratique, même si l’islam et la loi
musulmane restent la référence
spirituelle et morale des musulmans.
Déclaration historique qui a obligé les
partis politiques égyptiens à se
prononcer sur ce sujet : la plupart des
partis politiques égyptiens ont souscrit
aux principes énoncés par al-Azhar, y
compris les Frères musulmans. On sent
donc se dessiner un paysage politique «
à la turque » : un régime civil,
surveillé peut-être par l’armée ; une
vie politique où les islamistes font
entendre leur voix sans pour autant tout
contrôler ; et une société civile
capable de s’épanouir et d’exprimer sa
diversité de manière libre et pas trop
conflictuelle. Cette référence turque
implicite est tellement présente que la
visite au Caire les 12-13 septembre du
premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan, qui a affirmé haut et clair le
modèle turc, a beaucoup séduit. La
visite au Caire du leader du parti AKP
(Parti pour le Développement et la
Justice), la première depuis 15 ans, a
eu aussi pour effet de positionner la
Turquie dans la région après le
printemps arabe. Les Frères musulmans
ont protesté pour la forme contre
l’affirmation nette de la laïcité, mais
un message est en train de passer.
L’enjeu actuel est que les chrétiens ne
cèdent pas à la peur mais osent
s’engager dans le changement politique
en cours, comme les y a invité le récent
synode spécial pour les Églises du
Moyen-Orient.
Le patriarche Antonios Naguib des Coptes catholiques a délivré ce
même message dans son intervention à la
rencontre interreligieuse de Munich
organisée par la communauté Sant’Egidio,
invitant les chrétiens « à joindre et
soutenir les partis qui agissent pour
l’établissement d’un État civil et
démocratique ». « Nous n’avons pas et ne
voulons pas de parti chrétien » a-t-il
ajouté. Il reste que le chemin pour
établir un nouvel équilibre politique
sera long et chaotique. On en a eu une
illustration récente avec l’incident
dramatique du dimanche 9 octobre où une
manifestation pacifique a dégénéré en
bain de sang, du fait de la réaction
violente de l’armée qui a chargé la
foule : 25 morts. Manœuvre maladroite de
militaires qui n'ont pas l'expérience de
la gestion des manifestations ? C'est
probable. La situation s'est aggravée du
fait de nouvelles données par la
télévision, disant que les coptes
avaient attaqué l'armée. Plusieurs
journalistes ont ensuite présenté des
excuses et même démissionné, regrettant
d'avoir menti comme on le faisait
couramment sous l'ancien régime où
l'info était aux ordres. Du coup,
explications embrouillées et peu
convaincantes du Conseil supérieur des
forces armées qui dirige le pays,
démission du vice premier ministre,
confusion. Et exacerbation de tensions
interconfessionnelles déjà à vif. On
n'avait pas besoin de ça. Il faudra
garder patience et confiance. Etre avec
les Égyptiens dans une telle transition
est un beau défi.
Jean-Jacques Pérennès
est français et vit au Caire. Il est le
directeur de l’IDEO. Ses champs d’étude
ont porté successivement sur l’économie
du développement, le dialogue
interreligieux et l’histoire de l’Ordre
dominicain dans le monde musulman. Après
quinze ans d’enseignement de l’économie
du développement à l’Université d’Alger
(1978-1985) puis à l’Université
catholique de Lyon et l’Institut
d’études politiques de Lyon (1985-1992),
il a été assistant du Maître de l’Ordre
des Dominicains à Rome de 1992 à 1998.
Au Caire depuis mai 2000, il a été
successivement prieur du couvent,
secrétaire général puis directeur de
l’IDEO. De 2002 à 2010, Jean-Jacques
Pérennès a également exercé la charge de
Vicaire provincial pour les communautés
dominicaines du monde arabe.
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