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Belgique
La résistance des juges face à l'image du
terrorisme
Jean-Claude Paye

Le prévenu Bahar
Kimyongür et ses avocats lors du procès
Bruxelles, le 17 janvier 2010
Le procès intenté en Belgique ä un sympathisant du parti
marxiste-léniniste turc DHKP-C a été l’occasion de tester la
législation antiterroriste. Contre toute attente, la défense de
l’Etat de droit n’est pas venue de l’opposition politique, ni de
la société civile. C’est en dernier ressort la magistrature,
dont les pouvoirs ont été restreints par cette législation, qui
s’est opposée à ce système d’exception.
Le 23 décembre 2009, a
eu lieu, à Bruxelles, le prononcé du troisième jugement en appel
d’une affaire « terroriste », le procès intenté à des personnes
liées au DHKPC, une organisation turque d’opposition radicale.
Réfutant les requêtes du parquet fédéral, le tribunal a acquitté
les prévenus des accusations d’appartenance à une organisation
criminelle ou terroriste. Cet arrêt met fin à une série de
condamnations expéditives dans de telles affaires, comme celle
dite de « la filière kamikazes » [1],
dans laquelle les prévenus ont été reconnus coupables d’avoir
participé à une filière qui aurait recruté, en Belgique, des
combattants en vue de faire la guerre en Irak. A travers ce
procès, la Belgique a installé une jurisprudence qui rend
illégitime toute résistance armée aux forces états-uniennes en
Irak, en la condamnant comme un acte terroriste. Quant au procès
des « islamistes » du GICM [2]
, en l’absence de tout élément matériel, il a montré la
possibilité de condamner des individus grâce à des infractions
virtuelles, celle de « participation » à un groupe qui aurait
« vocation » à perpétrer des actes terroristes. Il a permis
aussi l’acceptation d’éléments de preuves, venant de pays qui
pratiquent systématiquement la torture.
Le dernier jugement du procès DHKPC met un
cran d’arrêt à ce processus d’installation d’une jurisprudence
d’exception. Cette affaire est intéressante à plusieurs niveaux.
De par la succession de jugements contradictoires, elle dévoile
le caractère subjectif des lois antiterroristes . Elle met aussi
en avant la résistance d’une partie de l’appareil judiciaire
dans une affaire portée par le pouvoir exécutif.
Le rôle primordial de la jurisprudence
Ce procès, comme
l’ensemble des affaires dites « terroristes » menées en
Belgique, fait ressortir le rôle central du parquet fédéral. Ce
dernier a été installé par « la loi sur l’intégration verticale
du ministère public, le parquet fédéral et le conseil des
procureurs du Roi », votée en décembre 1998 [3].
Cette nouvelle fonction fût créée à la demande de l’ancienne
gendarmerie [4],
qui est à la base de la plupart des réformes de la police et de
la justice. En plus d’un rôle de contrôle des procureurs, le
parquet fédéral, compétent pour l’ensemble du territoire, a la
possibilité de se saisir des affaires de son choix. Il
s’attribuera naturellement celles qui seront qualifiées de
terroristes. A ce niveau, il lui incombera une tâche
essentielle : favoriser l’installation d’une jurisprudence qui
permettrait une utilisation directement politique de la loi
antiterroriste votée en décembre 2003 [5].
Cette dernière est un copié-collé de la
décision-cadre européenne relative au terrorisme [6].
Comme celle-ci, elle crée un délit d’appartenance. Elle permet
de poursuivre des personnes, qui n’ont commis aucun délit
matériel, sur le simple fait qu’elles sont soupçonnées d’être
membres ou d’être liées à des organisations désignées comme
terroristes. Cette notion est très vague. Son utilisation est
donc largement déterminée par l’interprétation qui en est faite.
La jurisprudence va jouer un rôle essentiel. Le caractère
potentiellement liberticide de la loi n’avait pas échappé à de
nombreux parlementaires, si bien qu’elle contient des
restrictions, indiquant qu’elle « ne peut servir à entraver ou
réduire les libertés fondamentales, telles les libertés
d’association, de réunion ou d’expression ». Cependant ces
dispositions restent totalement abstraites et la jurisprudence
reste déterminante.
Dans cette affaire, seule une partie de
l’appareil judiciaire a suivi le parquet fédéral. En février
2006, les prévenus avaient été lourdement condamnés pour
terrorisme par le tribunal correctionnel de Bruges, ainsi que
par le tribunal d’appel de Gand en novembre de la même année.
Cependant, la Cour de cassation, dans un premier arrêt, avait
critiqué le déplacement d’un juge à la requête du parquet
fédéral. Ce qui, dans les faits, créait un tribunal spécial non
reconnu par l’ordre juridique belge. Les deux premiers jugements
s’en trouvaient invalidés et l’affaire a dû être jugée de
nouveau en appel. Le 7 février 2008, la Cour d’appel d’Anvers
avait acquitté les prévenus de toute participation à une
organisation terroriste ou criminelle et avait estimé que leur
action, pour l’essentiel, n’avait pas outrepassé le droit de
réunion ou d’opinion. La Cour de cassation avait ensuite
invalidé ce deuxième jugement en appel, stipulant que la loi ne
requiert nullement que des individus soient personnellement
impliqués dans la commission de délits pour être sanctionnés, le
seul fait d’appartenir à l’organisation incriminée suffit pour
être condamné.
La définition du délit d’appartenance
Ainsi, l’arrêt de la
Cour de cassation replaçait le débat au cœur de la législation
antiterroriste, autour la définition du délit d’appartenance.
Les attendus du premier jugement en appel, qui avait condamné
lourdement les prévenus, avait parfaitement rencontré les
souhaits du parquet fédéral. Pour ce dernier, il s’agit de
pouvoir criminaliser des activités d’information « en soutien à
un groupe à vocation terroriste », qu’il considère comme « aussi
dangereuses que l’action terroriste elle-même ». Les attendus de
l’arrêt de la Cour d’appel de Gand entendaient par « soutien »
le simple fait de traduire ou de porter à la connaissance du
public un communiqué de l’organisation incriminée. En fait, tout
ce qui aide à faire connaître son point de vue est considéré
comme un soutien. La personne poursuivie ne peut invoquer, pour
sa défense, le caractère légal de ses activités. Pour le
tribunal, tout discours sur les actions de l’organisation est
une publicité qui lui est nécessaire pour la poursuite de ses
actes violents. Ainsi, il stipule que le fait même de donner une
explication, sans qu’il soit question d’une revendication, au
sujet d’une ’’organisation terroriste’’ constitue un fait
punissable. Est criminalisé non seulement le fait d’apporter un
point de vue opposé à celui de l’Etat sur un conflit violent
partout dans le monde, mais aussi de rapporter des faits qui
entrent en contradiction avec la lecture du réel opérée par le
pouvoir.
Ainsi, le troisième jugement en appel
devenait décisif. Si la Cour d’appel de Bruxelles s’alignait sur
le jugement de la Cour de Gand, il aurait été inscrit, dans
l’ordre juridique belge que, dans le cadre d’une poursuite en
matière « terroriste », la manière dont les choses sont nommées
doit primer sur leur réalité matérielle et que toute personne
inculpée dans le cadre d’une telle affaire peut être condamnée,
quels que soient ses actes ou ses intentions.
La volonté du Parlement, quand il a voté la
loi, aurait été largement dépassée. Sans avoir adopté de
législation créant des incriminations, telles qu’elles existent
en Grande Bretagne et en Espagne, comme le « soutien indirect »
ou la « glorification » du terrorisme, la Belgique serait
soumise à une pratique juridique qui produirait les mêmes
résultats En pilotant la création d’une jurisprudence qui
rencontre ses souhaits, le parquet fédéral serait, dans les
faits, devenu le véritable législateur.
Comme le Parlement a abandonné depuis
longtemps toute velléité de défendre ses prérogatives face au
gouvernement, c’est l’appareil judiciaire qui a dû faire
respecter l’esprit de la loi face à un appareil du pouvoir
exécutif, le parquet fédéral.
Le pouvoir judiciaire comme lieu de résistance
Cette dualité
d’attitude entre l’administration et l’appareil judiciaire est
constante. Seules les décisions judiciaires de Bruges et de Gand
ont rencontré la volonté de l’exécutif. Rappelons qu’au niveau
du tribunal de première instance, le juge Troch avait été
spécialement désigné. On peut le considérer comme un « homme »
de l’exécutif, déplacé de sa juridiction afin d’obtenir un
résultat orienté. Freddy Troch a été président du comité
parlementaire de surveillance des polices. En ce qui concerne la
décision d’appel de Gand, c’est la même autorité judiciaire qui
avait désigné ce juge, qui avait pu, en toute légalité cette
fois, assurer la composition du tribunal.
Cette opposition entre pouvoir judiciaire et
pouvoir exécutif s’est vérifiée tout au long de l’affaire,
notamment dans le refus de l’administration pénitentiaire
d’appliquer les décisions de justice allégeant les procédures
coercitives auxquelles ont été soumis les inculpés. Les
prisonniers, venus de leur plein gré à leur procès et qui n’ont
commis, ni collaboré à aucun acte violent, ont été soumis à des
conditions de détention particulièrement sévères. Ils devaient
en permanence pouvoir être vus. Durant la nuit, soit les
gardiens allumaient la lumière toutes les demi-heures, soit une
lumière aveuglante de 80 watts restait allumée juste au-dessus
de leur tête, les empêchant de dormir et provoquant des troubles
du sommeil. Ils ont dû également subir des fouilles anales lors
des transferts, ainsi que avant et après les visites. A
l’occasion de chaque comparution, ils étaient mis à nu à trois
reprises. Les conditions de transfert étaient aussi très
« sécurisées » : gilet pare-balle de quinze kilos, yeux bandés
et convoyeurs cagoulés. Bref, tout était orchestré pour créer
l’effroi et pour signifier, en opposition avec les faits, que
ces personnes étaient particulièrement dangereuses, confirmant
ainsi le message délivré par l’étiquette « terroriste ». Leurs
avocats ont immédiatement contesté ces conditions
exceptionnelles. Suite au refus de l’administration d’appliquer
les arrêts favorables aux détenus, obtenus à cinq reprises
devant le tribunal de première instance de Bruxelles [7]
, la Cour d’Appel de Bruxelles a dû lier des astreintes
financières à un arrêt rendu le 12 décembre 2006 mettant fin à
ces mesures d’exception.
Ainsi, ce procès nous rappelle que, en
Belgique, comme dans les autres pays européens, l’appareil
judiciaire reste le principal obstacle à la concentration des
pouvoirs aux mains de l’exécutif. Ainsi, les différents
gouvernements ont voulu limiter l’indépendance du pouvoir
judiciaire. Déjà la loi du 12 mars 1998 dite du « Petit
Franchimont » [8]
a restreint les prérogatives du juge d’instruction à travers la
mise en place de l’enquête « proactive » qui permet aux forces
de police de commencer une enquête, sans la constatation de la
moindre infraction et la « mini instruction » confiée au
procureur du roi qui l’autorise à développer une information
avant qu’une instruction soit ouverte. Les lois de 2003 et
2005 [9]
sur les techniques spéciales de recherche ont continué ce
démantèlement et se sont aussi attaquées aux pouvoirs du juge de
fond. En effet, en cas d’utilisation de méthodes spéciales
d’enquêtes (observation, infiltration, écoutes..) le juge doit
rendre son jugement sans avoir accès aux éléments de preuves
secrets, obtenus par ces moyens spéciaux. Il est ainsi placé
dans une dépendance totale des témoignages des enquêteurs et du
contrôle exercé par le procureur, magistrat sous la dépendance
du pouvoir exécutif.
Le jugement qui vient d’être prononcé montre
que, malgré les réformes qui limitent ses prérogatives, une
partie du pouvoir judiciaire garde une indépendance réelle par
rapport à l’exécutif. Le démantèlement de l’Etat de droit n’est
donc pas terminé. Cependant, la résistance de certains juges
serait plus efficace si la société civile n’avait pas tendance,
dans la plupart des cas, à rester au balcon. Le caractère
contradictoire des jugements, dans les affaires qualifiées de
terroristes, résulte, en grande partie, des différences de
mobilisation qu’elles suscitent.
Jean-Claude Paye,
Sociologue. Derniers ouvrages publiés :
La Fin de l’État de droit,
La Dispute 2004 ;
Global War on Liberty, Telos
Press 2007.
[1]
« Ennemis
de l’Empire » et « La
Belgique rode sa législation antiterroristearticle », par
Jean-Claude Paye, Réseau Voltaire, le 17 juillet 2008 et
27 mai 2009.
[2]
Rapport 2006 du Comité T (terrorisme),
Ligue des
Droits de l’Homme (section francophone), Bruxelles, 2007,
pp. 26 et 27.
[3]
« Vers
un Etat policier en Belgique », par Jean-Claude Paye, Le
Monde diplomatique, novembre 1999.
[4]
« Franchement,un entretien avec le lieutenant général De Ridder »,
Politea (revue de l’ancienne gendarmerie), Bruxelles,
avril 1996, p. 13.
[5]
« Loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions
terroristes », Moniteur belge du 29 décembre 2003.
[6]
Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative à la lutte
contre le terrorisme, Journal Officiel des Communautés
européennes, 22 juin 2002, L 164.
[7]
Rapport 2006 du Comité T, Op. Cit. 2008, p16.
[8]
Vers un Etat policier en Belgique ?, Op. Cit.
[9]
Loi du 6 janvier 2003, Moniteur belge du12 mai 2003 et Loi du 27
décembre 2005, Moniteur belge du 30 décembre 2005.
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