L'affaire Merah : première partie
De Ben Laden à
Merah : de l'icône à l'image
Jean-Claude Paye, Tülay Umay
Lundi 18 juin 2012
Les
sociologues Tülay Umay et Jean-Claude
Paye se penchent ici sur deux affaires
symptomatiques du mode de contrôle des
opinions en système post-démocratique.
Du 11 septembre à l’affaire Merah, en
passant par le traitement médiatique de
la guerre contre la Syrie, les
populations des pays occidentaux sont
sommées d’adhérer sans réserve à la
version des événements voulue par la
classe dominante. Les images se
bousculent, les experts se succèdent,
les articles s’accumulent, alors il faut
croire et consentir. Parce que le
pouvoir réside dans la capacité à
imposer les mensonges qui nous
arrangent, les morts médiatiques de Ben
Laden et de Mohamed Merah ne sont pas
tant des opérations d’influence que de
brutales démonstrations de puissance,
des injonctions à se soumettre.
L'instrumentalisation
de l’affaire Merah a été relevée par de
nombreux observateurs. Le ministre de
l’Intérieur Claude Géant est apparu, en
violation avec la séparation des
pouvoirs, comme le directeur des
opérations judiciaires. Cependant, il ne
s’agit là que de l’aspect secondaire de
cette affaire. L’élément principal
réside dans la capacité du pouvoir de
s’exhiber comme terrorisme d’État, sans
voilement et sans que cela suscite de
réactions. Cette manifestation de toute
puissance crée un état de sidération. Le
pouvoir se donne la possibilité de
nommer les individus comme terroristes,
de les exécuter sans jugement et de nous
enfermer dans l’injonction surmoïque de
se taire
Le discours des guerres de l’Empire,
la lutte contre le terrorisme, ainsi que
l’affaire Merah, ne peuvent être réduits
à de simples actions de propagande. La
production d’une fausse conscience n’est
pas l’élément premier [1].
Ce qui est essentiel dans l’affaire
Merah, comme dans l’ensemble de la lutte
antiterroriste, n’est pas la
manipulation des mots et du visible,
mais le déni de la fonction du langage.
Ainsi, les mots ne se séparent plus des
choses. Comme le sujet n’est plus un «
parlêtre » [2],
il se réduit à un effet de la « langue »
du pouvoir, à un ensemble d’attributs
définissant sa substance : « terroriste
», « frustré », « fondamentaliste »...
De l’icône à
l’image idétique
Si l’attaque du 11 septembre 2001
constitue l’acte fondateur d’un
processus de désubjectivation, la
fabrication de l’image du terrorisme n’a
cessé d’occuper la place de la réalité
concrète afin de la renverser. A travers
l’affaire Merah, ce processus connaît
une nouvelle étape. Elle est semblable à
celle mise en place lors de la « capture
» de Ben Laden ou développée à travers
l’affaire Tarnac [3].
Elle innove par rapport à la
médiatisation des attentats du 11
septembre, en assurant le passage d’une
image figurative à une image pure.
Les videos des tours du WTC avec les
avions encastrés ont un caractère
iconique. Cette visibilité révèle une
invisibilité, celle de la guerre des
civilisations, de la lutte du bien
contre le mal. Ces icônes montrent
quelque chose qui est du registre de la
voix silencieuse, du cri des victimes,
elles procèdent à l’inscription du nom.
Elles vont permettre aux spectateurs, à
travers ce qu’ils voient [4]
: l’effondrement des tours, d’identifier
ce qu’ils ne voient pas : la vérité non
observable, la figure de Ben Laden.
L’image porte la voix des victimes qui
authentifie la responsabilité de
l’islamiste. Elle est donation de sens.
L’imagerie du 11 septembre occupe la
place du symbole. La rupture du sujet
avec le langage n’est pas complète. Le
sujet morcelé dans le réel garde un
élément d’unification dans la voix de
l’Autre, dans la nomination de Ben Laden
comme incarnation du Mal. Ben Laden est
une personnification du Mal. Le Mal a un
visage incarné par l’icône.
L’affaire Merah, au contraire, n’est
pas un récit, ni une construction qui
tient du mythe. Merah, c’est personne [5]
, ce qui veut aussi dire n’importe qui.
C’est un individu quelconque, dont le
profil peut être utilisable et sur
lequel la police engage une force
militaire. Cela nous installe dans une
sidération produite par un excès de
présence de l’invisibilité, par la
manifestation d’un surcroît de puissance
du pouvoir.
Comme dans la « mort de Ben Laden »,
il nous est demandé de croire, non en
l’icône, en la trace qui nous révèle
l’invisibilité, mais en une image pure
débarrassée de tout élément physique.
Contrairement au lynchage de Kadhafi ou
à la pendaison en direct de Sadam
Hussein, la vidéo des massacres
attribués à Merah, qui pourrait
constituer une preuve de sa culpabilité,
ne sera pas diffusée. Il en a été de
même en ce qui concerne la mort de Ben
Laden. L’armée US a déclaré qu’elle
avait fait disparaître toute trace du
cadavre en le jetant dans la mer. Les
deux affaires sont des injonctions de
croire en une image conceptuelle, en une
image que l’on ne peut voir.
L’interdiction de la parole
La plainte contre le RAID que compte
déposer l’avocate mandatée par la
famille de Mohammed Merah, ainsi que
celle déjà portée par le père d’un des
militaires tués en mars, contre Nicolas
Sarkozy et le directeur des services de
renseignements, [6]
pourraient réactiver cette affaire.
Auparavant, celle-ci avait disparu des
médias. Si elle avait été intense, sa
vie médiatique a été courte, s’étant
immédiatement éteinte après son
instrumentalisation par le pouvoir
exécutif.
Généralement, peu de commentaires ont
été effectués, même durant le moment la
plus dense de sa médiatisation. Cela
s’explique par le fait que les images ne
donnent rien à observer qui puisse être
analysé. Elles sont libres de tout objet
afin de laisser la place à la voix des
victimes des massacres de Toulouse et de
Montauban. Tout ce qui relève de ces
évènements nous laisse sans réaction.
Toute tentative de sortir de cet état de
sidération, en rétablissant une distance
vis à vis de l’évènement, est également
stigmatisée. Une professeure d’un
collège de Lavelanet a appris à ses
dépends qu’elle ne pouvait, afin de
réaliser sa mission d’enseignante, faire
référence à cet évènement largement
médiatisé. Il lui a été interdit de
procéder à une opération de
rétablissement du langage et de
construction d’une argumentation.
Elle a été mise à pied par le
rectorat ce 13 avril. Elle avait donné à
ses élèves comme sujet de dissertation :
« Est-ce une bonne chose d’avoir tué
Mohamed Merah ? »« Pour qui ?
». Le recteur a justifié sa sanction en
dénonçant l’intitulé « qui suppose
que le fait de tuer quelqu’un pourrait
être une bonne chose ». Substituant
une réponse à la question, il opère
ainsi un renversement de celle-ci. Cette
procédure de déni nous confirme que rien
dans cette affaire ne peut conduire à un
questionnement.
En réponse à la controverse,
l’enseignante soulignait : « J’ai
répondu à une demande des enfants
eux-mêmes. L’argumentation figure bien
au programme des élèves de troisième. Ce
travail devait leur permettre de
réfléchir sur l’actualité, de prendre du
recul, de s’exprimer sur un sujet qui
les a choqués. Si nous, enseignants,
nous ne pouvons plus faire réfléchir nos
élèves, qui le fera ? » [7]
. L’initiative de la professeure
sanctionnée était bien une tentative de
sortir de la certitude de l’image, un
essai de désidération par le
rétablissement de la parole.
Un spectacle
de télé-réalité : l’image du rien
Des heures durant, les spectateurs
ont été mis en face d’un spectacle de
télé réalité faisant progressivement
passer l’assiégé du statut de suspect
principal à celui de tueur. L’assaut du
RAID contre l’appartement de Merah a été
diffusé en temps réel. Pendant 32
heures, nous n’avons pas été le témoin
d’évènements qui ont pu être analysés en
tant qu’objets séparés de l’observateur.
Au contraire, les images et commentaires
diffusés portaient une charge
émotionnelle, dans laquelle le
spectateur n’est pas distinct de ce qui
lui est montré. Celui-ci est enfermé
dans une relation fusionnelle avec ces
images qui le regardent et lui intiment
de jouir de ce qui est exhibé.
La diffusion ne contenait rien qui
puisse être l’objet d’une observation et
permettre un déchiffrage des faits. Elle
montrait des images dévoilant
l’invisible : la culpabilité de
l’accusé.
L’absence d’éléments matériels
décelables visuellement ne sera pas
compensée par des informations
vérifiables. Il n’est pas possible
d’avoir une certitude objective sur ce
qui nous est dit. Les données présentent
la particularité de s’annuler
réciproquement, si bien qu’il est
impossible de s’appuyer sur un
quelconque élément vérifiable afin de
fonder un jugement.
L’ensemble, images et commentaires
qui se contredisent, est une fabrication
du rien : ne rien comprendre, ne pouvoir
rien dire. Cette injonction impose aux
individus de procéder à une
introspection. Elle doit impérativement
les conduire à trouver en eux-mêmes la
réponse à l’interrogation : que veut le
pouvoir ?, sans se retourner vers lui en
le questionnant.
Des «
informations » qui s’annulent
réciproquement
Des témoins ont déclaré que le tueur
des militaires était corpulent et
portait un tatouage sous l’œil. D’autres
indiquent qu’il avait des yeux bleus. Ce
signalement ne correspond aucunement à
celui de Merah. La liberté d’action,
dont le tueur a bénéficié pour réaliser
une série de trois d’attentats,
contraste avec l’information selon
laquelle il était ou avait été placé
sous surveillance.
Étant « indétectable géographiquement
», il aurait été localisé, dans un
appartement à son nom depuis plus de
deux ans, « après un survol
d’hélicoptère » a précisé Claude Guéant
[8].
La nécessité de procéder à une longue
recherche et d’employer des moyens
aériens contraste également avec les
déclarations de Yves Bonnet, ex-patron
de la DST. Celui-ci se demande si Merah
était un indicateur de la Direction
Centrale du Renseignement Intérieur, en
pointant le fait qu’il avait un
correspondant au Renseignement intérieur
[9].
Alors que le nom de Mohamed Merah
reste inconnu des autorités afghanes et
pakistanaises, de l’armée états-unienne
et des forces de l’Otan en Afghanistan,
le procureur de la République de Paris,
François Molins, avait évoqué un séjour
en Afghanistan en 2010 et au Pakistan, «
sanctuaire d’Al-Qaïda », durant deux
mois en 2011 [10].
Les informations communiquées par le
procureur, aussitôt démenties par les
autorités étrangères concernées,
suscitent également une question :
comment un jeune vivant du RSA a-t-il eu
les moyens de se rendre successivement
en Israël, en Jordanie, en Afghanistan
et au Pakistan ?
Réagissant aux informations sur les
nombreux déplacements internationaux du
suspect, des observateurs se sont
également interrogés sur la possibilité
pour un islamiste fondamentaliste, placé
sur le liste no-fly étasunienne, [11]
de pénétrer en Israël ? Dans son édition
du 27 mars, le journal italien Il
Foglio affirmait que Merah était
entré dans ce pays sous la couverture
des services français [12].
Un scénario
au delà de toute cohérence : un
enfermement dans le réel
L’enquête n’a pas laissé en suspens
certaines questions, simplement elle ne
les a pas posées, notamment celle-ci :
pourquoi le dispositif antivol, le
traqueur du scooter volé, n’a-t-il pas
fonctionné ? Il est pourtant si fiable
que les fabricants offrent à leur client
de les rembourser si leur véhicule n’est
pas retrouvé endéans les 7 jours. Or le
scooter aurait été volé le 6 mars et,
selon les déclarations mêmes des
enquêteurs, un concessionnaire Yamaha a
affirmé aux policiers qu’un des frères
Merah était venu demander, le jeudi 15,
des renseignements sur la méthode pour
désactiver ce dispositif. Ce qui
laisserait supposer que ce travail
n’aurait pas encore été réalisé. Se pose
alors la question : pourquoi le scooter
n’a-t-il pas pu être localisé ? [13]
Ainsi, le scénario pose problème.
Pourquoi Mohamed Merah ou son frère (la
question n’est toujours pas tranchée à
travers les informations qui nous ont
été offertes) s’est-il rendu chez un
concessionnaire qu’il connaît pour lui
demander des renseignements sur le
traqueur, alors que des témoins des
premiers meurtres ont signalé que le
tueur utilisait un scooter de ce type.
Sa démarche ne pouvait qu’éveiller des
soupçons. Même en acceptant le récit qui
nous est fait des évènements, un double
questionnement apparaît. Pourquoi Merah
s’inquiète-t-il, une semaine après le
vol, de l’existence d’un dispositif qui
aurait dû le signaler depuis longtemps
et pourquoi le concessionnaire, malgré
le battage médiatique organisé autour de
cette affaire, attend-il une semaine
supplémentaire avant de prévenir les
autorités.
Le récit de l’assaut du RAID sur
l’appartement de l’assiégé est le point
culminant de cette construction défiant
toute vraisemblance. Il est élaboré de
manière telle que l’auditeur ne peut
tenir comme vrai aucun des éléments
présentés. Ainsi, Merah sort de la salle
de bains, fait deux pas dans le couloir
menant au salon, traverse la pièce en
marchant ou en courant, saute par la
fenêtre tout en tirant frénétiquement et
est alors abattu par un sniper situé à
l’extérieur de l’immeuble qui a tiré «
en légitime défense ». Aucune balle n’a
atteint Merah au sein de l’appartement,
alors que tout au long de ce court
trajet, qui n’a probablement pas pris
plus de 5 à 10 secondes, les 15
officiers du RAID entassés dans cet
espace exigu auraient tiré 300
cartouches avec leurs armes automatiques
[14].
L’appartement de Merah fait 38 m2.
C’est un lieu vraiment restreint pour y
mener un assaut avec 15 officiers du
RAID suréquipés [15].
Seule victime de cette fusillade : un
policier touché au pied.
Confirmant leur intention de ne pas
tuer, les policiers ont affirmés n’avoir
utilisé que des armes non létales. Cette
affirmation contraste avec les images de
l’appartement détruit par les impacts de
balles de gros calibres, ainsi qu’avec
...la mort de Merah.
L’évidence :
un déni du questionnement
Les questions suscitées par l’affaire
n’ont pas été relayées par les médias.
Même sur le net, elles n’ont pas été
portées par les réseaux alternatifs les
plus diffusés. Quasi unanimement,
quelles que soient les incohérences
relevées, Merah est tenu pour l’auteur
des attentats.
Questionner est une manière de
reconnaître que quelque chose nous
échappe. Au contraire, l’évidence
s’impose comme l’expression d’une toute
puissance n’ayant pas besoin de passer
par la médiation des faits. Au lieu de
susciter le doute, la capacité de se
dégager de tout élément de preuve se
présente comme un gage de bonne foi et
de transparence.
Ainsi, les liens entre l’accusé et
Al-Qaïda, signifié essentiel pour assoir
le caractère naturel de sa culpabilité,
reposent essentiellement sur une
confession faite, à une journaliste de
France 24, depuis une cabine
téléphonique publique. De solides
garanties nous sont offertes quant à la
vérification des informations, puisqu’il
nous est assuré que des « sources
proches de l’enquête » sont à «
98 % sûrs » [16]
qu’il s’agit bien de Mohamed Merah.
Le « plaisir infini » avoué
par le meurtrier au cours de ses actions
et l’expression de sa « volonté de
tuer d’avantage » [17],
bref sa reconnaissance de culpabilité,
aurait eu lieu dans un long dialogue
avec les policiers. Ceux-ci ont
finalement choisi de le tuer, alors que,
selon les experts Yves Bonnet et
Christian Prouteau, ils avaient les
moyens de le prendre vivant. Sa demande
de rencontrer la presse lui ayant été
refusée, les déclarations de Merah ne
pourront être entendues que par des
policiers faisant fonction de
psychologues.
Même la couleur du casque ou du
scooter qui ont servi à faire les
attentats pose problème : blanc ou noir,
la question n’est toujours pas tranchée
et doit être annulée. Peu importe, il ne
s’agit pas de fonder une argumentation.
Ce que retiennent les médias est la
qualité de puissant qui, à chaque fois,
est attribuée au véhicule. Cet adjectif
installe une certitude en ce qui
concerne la brutalité de l’évènement et
la quasi impossibilité de s’y opposer.
La certitude ne résulte pas d’un
processus de connaissance, d’un va et
vient entre le sujet et l’objet, mais
d’un marquage opéré par la lettre.
Celui-ci est immédiat et est un donné.
De même, le surcroît de force utilisé
dans l’assaut, les nombreux impacts de
balles, les cratères dans les murs et la
quasi destruction de l’appartement,
attestent du caractère violent de Merah
et de son évidente culpabilité. Ce
marquage est cependant particulier : il
ne peut pas s’inscrire. Il est le
produit d’une compulsion de répétition,
dont les images constituent un excellent
support.
L’auto-annulation des éléments
matériels, pouvant corroborer sa
responsabilité, a imposé la culpabilité
du « suspect principal » comme une
certitude subjective, expressément
dégagée de toute argumentation ou
élément de preuve pouvant la fonder. La
confrontation aux faits ne pourrait que
nous détourner de la vérité, de la
révélation de la nature criminelle du
tueur.
De la
propagande au règne du regard
Comme le récit des évènements du 11
septembre, la construction de l’affaire
Merah s’écarte de ce que l’on appelle
propagande. Cette dernière relève de
l’ordre de la représentation et reste
structurée par le langage. Elle demeure
un discours qui articule les objets de
la perception avec un sens donné. La
propagande est avant tout une opération
destinée à se réserver le monopole de la
production des visibilités. Ainsi, elle
contrôle la gestion des symboles et se
pose comme maitre des mots. Inscrite
dans l’imaginaire, elle est une
opération de censure qui porte sur le
visible afin d’agir sur l’invisible.
Cependant contrairement à l’affaire
Merah, subsiste une articulation entre
l’intérieur et l’extérieur. Dans la
propagande, les faits ne sont pas
annulés, mais occultés. Dissimulé par le
jeu du langage, l’objet n’est pas
anéantit, il continue à exister en tant
que refoulé.
Ici, au contraire les objets sont
annulés, le réel n’est pas manipulé,
mais capturé. Sa place est occupée par
l’irréel, par l’impossible. Cet
évènement nous place directement dans
l’invisibilité, dans l’intériorité de
l’image. « Ça regarde », mais ce qui est
regardé n’est pas visible. La
médiatisation de l’évènement ne montre
pas des objets, mais ouvre un champ
infini au regard [18].
Elle supprime toute limite objectale à
la pulsion scopique. Il n’y a plus de
scène qui sépare le visible et
l’invisible, l’exhibition est
transparence. [19]
Ici, le symbole [20],
ce qui montre tout en cachant, n’est pas
manipulé, mais aboli. Il s’efface au
profit du code qui lui ne transmet pas
de sens. Contrairement au symbole, le
code ne montre que ce qu’il est. Il
fusionne le mot et la chose et est ainsi
injonction de croire en la
responsabilité de Merah. Le processus de
symbolisation, la capacité d’établir un
rapport entre le dire et le dit, est
anéanti. Cette affaire est directement
une attaque contre le sujet de la
parole.
La lutte antiterroriste et ses
différentes affaires suppriment toute
entrave au regard. Elles libèrent cet
objet qui nous regarde et que nous
regardons nous regarder. Nous ne sommes
plus dans une société de surveillance,
dans un corps social qui discipline les
corps et contrôle les désirs, c’est à
dire dans la forme sociétale étudiée par
Foucault dans Surveiller et punir, mais
nous entrons dans une société scopique
qui pose le regard à la place de la
perception.
Ce ne sont plus les objets extérieurs
qui doivent être vus, mais bien
l’intériorité incarnée par l’image qui
doit être regardée. Il ne s’agit plus de
voir et de désirer « ça-voir », mais de
contempler et de jouir de ce qui est
montré. Pris dans le donné à voir, dans
un nouveau réel, le sujet disparait dans
l’angoisse. Comme nous ne pouvons plus
articuler la donation de sens avec la
perception des objets, ce que nous
contemplons nous confisque notre
subjectivité, supprime notre corps et
ainsi notre capacité de former une
conscience collective. Il nous est alors
impossible de nous séparer du regard du
pouvoir et de le confronter.
De la
dissimulation de la réalité à la capture
du réel
La propagande porte sur des objets
dont elle manipule la perception. Son
champ est du domaine de la réalité.
Quant à l’affaire Merah, elle opère sur
le réel. [21]
Elle mobilise le regard en tant que
pulsion scopique. Elle produit un
renversement du rapport du sujet au
réel, de la relation entre intérieur et
extérieur en supprimant toute
distinction entre les deux espaces.
Ainsi, aucun rapport ne peut être établi
entre ce que l’œil peut saisir dans les
images exhibées et l’objet regard que
nous devons voir : l’intentionnalité
criminelle de Merah. Les traces du
surcroît de violence de l’assaut,
érigées en preuve de la culpabilité du
suspect, nous installent dans la
stupeur. Elles exposent seulement un
surcroit de puissance du pouvoir.
Ici, il n’y a plus de séparation
entre l’œil et le regard [22].
Toute mise à distance vis à vis de ce
qui est arboré est alors impossible.
Les commentaires, quant à eux, sont
de simples effets de langue et ne
forment pas un récit. En effet, les mots
et le réel ne sont pas articulés, ni le
visible avec l’invisible. Ce qui est
prononcé ne sont pas des paroles, mais
bien des images langagières qui ne
réinstallent aucune chaîne signifiante.
Elles ne tolèrent aucune
différenciation, ni séparation avec ce
qui est exhibé. Au lieu de mettre des
limites à la toute puissance de l’image,
les commentaires nous placent dans
l’invraisemblable. Le récit de l’affaire
ne montre aucun souci de cohérence et
renforce l’effet de pétrification.
Ainsi, un hélicoptère aurait été
nécessaire pour localiser Merah dans le
lieu qu’il habite régulièrement depuis
plus de deux ans. Plus de trois cent
balles auraient été tirées dans
l’appartement et aucune n’aurait atteint
sa cible.
Ce qui est affirmé heurte la raison.
L’individu ne peut plus maîtriser
l’environnement. La notion de réalité
s’efface et le sujet est morcelé. Il ne
peut éviter son éclatement que par un
surcroît de consentement, par une fusion
de plus en plus étroite avec le regard
des médias.
L’effet de pétrification se prolonge
car les mots associés aux objets de
perception s’annulent. Par exemple, le
scooter ou le casque sont à la fois
blanc ou noir, sans que cette
contradiction soit relevée. La
production de non-sens s’oppose à la
formation d’une parole et empêche la
sortie du processus de sidération.
Les images n’interprètent pas la
réalité, mais nous enferment dans le
réel, dans la contemplation de notre
intériorité. La démonstration du pouvoir
qu’il peut tout faire et surtout tout
dire, nous met face à notre effroi.
L’attaque est bien plus profonde que
celle produisant une fausse conscience.
Elle procède à une destruction du
symbolique [23]
et à une capture du réel. L’enjeu n’est
pas, comme dans la propagande, d’obtenir
l’acquiescement des populations en vue
de la réalisation d’un objectif
déterminé, mais d’anéantir toute
possibilité de mettre un frein à la
volonté de puissance.
Du 11/9 à
Merah : de la croyance à la compulsion
de répétition
Le 11 septembre est une écriture
iconique [24].
Elle apporte une vérité révélée qu’il
faut savoir accueillir. L’attentat est
présence du sacrifice et permet
l’incarnation de la voix des victimes
dans l’image. Ce qu’on ne voit pas
matériellement relève du Réel
originaire, de ce que René Girard
appelle la violence sacrée. C’est
celle-ci qui a justifié, en lui donnant
sens, l’envahissement de l’Afghanistan,
de l’Irak, de la Libye et de la Syrie...
et la suppression de l’Habeas Corpus
de l’ensemble des habitants de la
planète, dont celui des citoyens
étasuniens [25].
Annulant tout questionnement portant
sur des objets, le 11/9 se pose en tant
qu’origine d’ « un nouvel ordre mondial
» et intègre le Sacré. Il ne peut être
parlé, car il est intouchable. Toute
parole est considérée comme une
profanation. L’icône montre ce qu’on ne
peut voir : l’infigurable. Cette vérité
qui relève de la croyance ne doit pas
être confrontée. Elle consiste à ne pas
douter de ce que l’on ne voit pas.
Comme rien dans les attentats du 11
septembre n’a été collectivement
confronté, quelque chose qui relève du
11/9 se répète, notamment à travers les
tueries de Mautaubant et de Toulouse. Ce
qui a été forclos du symbolique
réapparaît dans le réel [26]
comme élément d’une compulsion de
répétition. La violence originaire
révélée par le 11 septembre, la guerre
des civilisations, ne doit pas être
oubliée [27].
Elle doit toujours être là dans
l’immédiateté afin de fixer notre
existence à cet originaire. Pour cela,
ce qui troue le symbolique, ce qui
anéantit le lien social, ne doit pas
être refoulé, mais répété infiniment
afin de coloniser notre vie.
Si l’affaire Merah s’inscrit bien
dans ce faire voir, (l’identification du
sens), celui de la guerre des
civilisations, elle ajoute un élément,
celui de la pétrification du spectateur
(la psychose). Poser des questions ne se
heurte plus seulement à un tabou, à un
interdit imposé socialement, celui de la
théorie du complot, mais à l’oeil
intérieur, celui du surmoi.
Dans l’affaire Merah, nous sommes
directement hors langage. Toute
possibilité de symbolisation est
anéantie face à l’invraisemblable et au
surcroît de jouissance du pouvoir. En
l’absence d’objet, il ne nous est plus
possible d’organiser la réalité et de
nous protéger du réel. Le clivage de la
lutte du bien contre le mal se répète
infiniment comme injonction de regarder
le spectacle de notre propre
anéantissement.
[À suivre…]
[1]
Lire : Jean-Claude Paye,
De Guantanamo à
Tarnac. L’emprise de l’image,
Éditions
Yves Michel
2011, pp. 13-14, 26-30, 37-47.
[2]
L’être n’est pas antérieur à la parole,
mais, au contraire, c’est parce que
l’homme parle qu’il y a de l’être, qu’il
y a du « parlêtre » et que celui-ci sort
de la fusion avec la mère. Le « parlêtre
» permet le possible. Il fait que
quelque chose advienne, que quelque
chose puisse venir à l’être. Grâce à sa
fonction séparatrice, la parole est un
acte, elle créée un espace pour
l’émergence du sujet. Elle inscrit à la
fois l’interdit de confondre les mots et
les choses, la perception et le regard
et installe par l’échange de la parole,
le lien avec l’autre : l’ordre
symbolique.
[3]
Lire «
L’affaire Tarnac :
sous l’emprise de l’image
», Réseau
Voltaire,
le 17 septembre 2009.
[4]
Si on appelle
eikon
des objets que l’on voit, c’est à dire
les icônes, originairement dans le grec
ancien, il ne s’agit pas d’un
substantif, mais d’une forme verbale
traduisant une apparition de l’invisible
dans le champ du visible, Michaela
Fiserova, «
Image, sujet,
pouvoir
». Entretien avec Marie-José Mondzain,
Sens
public, Revue électronique
internationale.
[5]
Dans l’Odyssée
d’Homère, Personne est le nom par lequel
le cyclope Polyphène désigne Ulysse qui
s’est identifié auprès de lui sous ce
nom avant de lui crever l’œil. «
Personne » signifie aussi « nulle
personne » c’est-à-dire l’exact opposé.
[6]
«
France : le père
d’une des victimes de Merah porte
plainte contre Sarkozy et Squarcini
», rfi.fr,
le 8 mai 2012.
[7]
«
Lavelanet : mise à
pied d’un professeur de français du
collège Pasteur
»,
Ariegeniews.com.
[8]
Morgane Bertrand, «
Merah : retour sur
une traque sans précédent
», Le
nouvel observateur.com,
le 23 mars 2012.
[9]
«
Mohamed Merah, au
service des services ?
»,
L’Humanité,
le 28 mars 2012.
[10]
«
Afghanistan et
Pakistan : Pas de traces des voyages de
Merah
», France
Soir avec
AFP, le 22 mars 2012.
[11]
Mathieu Molard, «
USA. La très
mystérieuse liste des passagers
interdits de vol
», Le
nouvel observateur.com,
le 26 mars 2011.
[12]
«
Les liens de
Mohamed Merah avec les services secrets
français (audio 48’’)
», extrait du journal de France-Culture
du 27 mars 2012 à 18 heures, in
Alterinfo.net,
le 28 mars 2012.
[13]
«
Affaire Merah :
des questions toujours sans réponse
»,
Montpellier journal,
le 27 mars 2012.
[14]
«
Attaques de
Toulouse : la version officielle de la
mort de Mohamed Merah est un mensonge
», le 27 mars 2012,
SOS-crise.over-blog.com.
[15]
«
Les 38 m² dans
lesquels Merah était retranché
»,
Europe1.fr,
le 22 mars 2012.
[16]
«
Merah revendique
l’appel à
France 24
»,
LeFigaro.fr
avec AFP,
le 21 mars 2011.
[17]
«
Mohamed Merah
aurait éprouvé un "plaisir infini" à
tuer »,
LeMonde.fr avec Reuters, le 25/3/2012.
[18]
«
Marie-José
Mondzain : qu’est-ce qu’une image ?
», Propos recueillis par Diane Scott, in
Regards
n°47, Janvier 2008.
[19]
S’il y a une réversibilité, articulée
par le corps, du visible et de
l’invisible, le visible n’est que
l’autre face de l’invisible, tel que l’a
développé Merleau-Ponty. L’affaire Merah
opère au contraire une fusion entre les
deux éléments. La réversibilité n’est
plus possible, mais bien une annulation
de la séparation du regard et de l’œil :
la transparence. S’il n’y a pas d’objet
perçu, de visible, il ne peut y avoir
d’invisible, mais le regard lui même
devient, sans médiation, l’objet que
l’on regarde.
[20]
Le symbole détache l’homme du rapport
immédiat à la chose. A travers le mot,
il est « le meurtre de la chose », c’est
à dire, concept. Il se constitue d’abord
comme « évidement » du réel. Si le réel
est le vide, le vide est la condition
qui accueille le réel pour que quelque
chose puisse s’inscrire. Dans l’affaire
Merah, rien ne peut être symbolisé, donc
rien ne peut s’inscrire. Une réponse
sans manque, l’intentionnalité de Merah,
empêche tout questionnement à partir
d’objets de perception. Elle se pose
comme image originaire.
[21]
_ Le réel n’est pas la réalité. La
réalité, c’est ce qui nous est
accessible, c’est le discours qui décrit
et construit une vision du monde. Elle
est le monde tel que nous le percevons
et l’analysons. La propagande se situe à
ce niveau.
Par contre le réel échappe au « sa-voir
». Il ne peut être appréhendé, mais
plutôt déduit. Le réel c’est
l’impossible à décrire, donc
l’impossible à dire.
Le réel c’est d’abord l’unité avec la
mère. Quand on ne fait qu’un avec la
mère ou qu’un avec le monde, il n’y a
pas de manque, on est dans le réel. Face
au surcroît de jouissance qui peut le
détruire, l’enfant expulsera plus tard
cette pulsion d’unification hors de
lui-même.
Ce que nous montre l’affaire Merah est
une modification du rapport du sujet au
réel, à savoir une régression vers
l’unité à la mère, ici avec la Mère
symbolique. Ce qui supprime toute
distinction entre intérieur et extérieur
et toute possibilité de séparation vis à
vis des injonctions surmoïques. Lire :
Gérard Pommier,
Qu’est ce que le
Réel, Ères
2004 et Jean-Pierre Bègue, «
Réel, imaginaire
et symbolique
».
[22]
Pour qu’il puisse avoir perception d’un
objet, il faut une schize entre l’œil et
le regard. Lacan nous dit : «
L’œil et le
regard, telle est pour nous la schize
dans laquelle se manifeste la pulsion au
niveau du champ scopique.
» La perception visuelle est de l’ordre
de l’imaginaire. La jouissance du
regard, elle, est du côté du réel. J.
Lacan, « La schize de l’œil et du regard
», dans le séminaire, Livre XI,
Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Le Seuil, coll. Points Essais, 1973, p.
85.
[23]
Le symbolique, en tant que structure,
doit être distingué du symbolisme et de
la symbolique habituellement attachée à
un objet déterminé (drapeau d’une
nation, épée seigneuriale etc...). Le
symbolique est une fonction qui régis
les formes du lien social. C’est une
structure qui obéi à la Loi collective,
non celle inscrite dans les codes
juridiques, mais qui est transmise à
travers la chaîne des signifiants.
[24]
Préface du
discours contre les iconoclastes de
Nicéphone le Patriarche,
traduit et présenté par Marie-José
Mondzain, Paris, Klincksiek, coll.d’Esthétique,
1989.
[25]
Le Patriot
Act, adopté
au lendemain des attentats du 11/9,
permet au pouvoir exécutif d’incarcérer
sans jugement, tout étranger en relation
avec des groupes désignés comme
terroristes. Un arrêté présidentiel
permettait de les juger devant des
tribunaux militaires spéciaux. Le
Military
Commissions Act of 2006
introduit les commissions militaires
dans la loi et étend considérablement la
notion « d’ennemi combattant illégal »,
puisque non seulement un étranger
n’ayant jamais quitté le sol des USA,
mais aussi un citoyen américain peut
être désigné comme tel. Cependant,
contrairement aux « terroristes »
étrangers, les ressortissants US
devaient être jugés devant des
juridictions civiles. Lire : «
Ennemi de l’Empire
», C’est cette dernière limite à la
toute puissance de l’exécutif qui vient
de tomber par la promulgation, le 31
décembre 2011, par le président Obama du
National
Defense Authorization Act
qui autorise la détention infinie, sans
procès et sans inculpation, de tout
citoyens étasunien désigné comme ennemi
par le pouvoir exécutif, mettant
définitivement fin à l’existence de l’Habeas
Corpus sur
le territoire de l’Empire.
[26]
Ce qui a été aboli de l’intérieur
revient à l’extérieur écrit Freud à
propos du cas Schreber. Quant à Jacques
Lacan, il énonce : «
ce qui n’est pas
symbolisé, donc ce qui n’a pas
d’inscription au niveau du système
psychique, fait retour au sujet par
l’extérieur, par le dehors et dans le
réel ».
[27]
Si le refoulement est quelque chose qui
est inscrit et oublié, et qui, à
certains moments, fait retour, la
forclusion par-contre n’est pas inscrite
et se signale par un vide, par un trou,
dans le système symbolique.
Jean-Claude
Paye
Sociologue.
Dernier ouvrage publié en français :
De Guantanamo à Tarnac . L’emprise de
l’image (Éd. Yves Michel, 2011).
Dernier ouvrage publié en anglais :
Global War on Liberty (Telos
Press, 2007).
Tülay Umay
Sociologue. Née en
Anatolie, elle vit en Belgique. Elle
travaille sur les structures sociales et
psychiques de la postmodernité. Comme
support concret de cette recherche, la
question du voile dit « islamique » est
objet d’étude privilégié, non comme
objet en soi, mais comme symptôme de
notre société.
Article sous licence creative
commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Les dernières mises à jour
|