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Les inculpés du 11 novembre
Sous l'emprise de
l'image
Jean-Claude Paye, Tülay Umay
Jeudi 17 septembre 2009 L’arrestation à grand spectacle d’un
groupe de jeunes gens, par une cohorte de policiers encagoulés
dans un village de la campagne limousine, sous l’accusation
d’entreprise terroriste a ému le pays. Mais que signifie donc
l’affichage de l’absence complète de preuves contre eux et
néanmoins leur maintien en détention provisoire durant six
mois ? Et si l’État avait volontairement manifesté son pouvoir
arbitraire pour marquer un changement de l’ordre juridique…
L’affaire Tarnac permet d’éclairer la mutation actuelle qui
inscrit la primauté du regard, de la pulsion scopique dans
l’organisation de la société [1].
Elle nous montre comment le regard se substitue au politique,
comment son caractère uniformisant remplace la diversité et la
conflictualité des points de vue.
L’affaire Tarnac fait particulièrement ressortir le rôle
déréalisant de l’image dans la mise en place du lien social,
ainsi que l’indifférenciation qu’elle établit entre toutes les
parties. La capacité du regard du pouvoir d’effacer la lutte
politique s’appuie sur les possibilités qu’offre l’image de
supprimer le rôle de la parole. Alors que originairement la
fonction de celle-ci est de nouer des liens avec un autre, avec
une extériorité, l’image supprime toute distinction entre
intérieur et l’extérieur et anéantit le lien social. Si la
parole rétablit cette séparation pour permettre le développement
de l’intersubjectivité, l’image est englobante. Elle permet
l’abandon de l’individu à la figure maternelle du pouvoir, à
l’État totalitaire.
À travers cette affaire entièrement construite, le pouvoir a
eu l’occasion d’objectiver son regard et de le mettre à la place
du réel. Il a ainsi pu exhiber ses intentions concernant
l’ensemble de la population. Il a mis en scène le non dit, ce
qui ne peut être dit, mais seulement montré : la possibilité
qu’il s’est octroyée de se saisir de tout citoyen qu’il désigne
comme terroriste et de le mettre en détention selon son bon
vouloir.
Cette capacité du pouvoir à installer son regard à la place
des faits a généralement été bien acceptée par ceux qui se
présentent comme des opposants politiques. Malgré la totale
invraisemblance de ce qui était désigné comme attentat
terroriste, le premier souci de ces derniers n’a-t-il pas été de
communiquer que, eux, enfants « responsables » de l’État
maternel ne commettent pas de telles actions, légitimant ainsi
le spectacle orchestré.
Les inculpés ont été instrumentalisés. Simple support, ils
sont saisis en tant qu’images, en tant que forme qui réfléchit
le regard du pouvoir. Ce dernier est à la fois le sujet de cette
affaire, son organisateur et l’objet de celle-ci, son regard :
ce qui doit être vu.
Dans cette affaire de Tarnac, le pouvoir ne dit rien des
personnes arrêtées. Il montre tout de lui-même, de sa
subjectivité, de sa volonté de toute puissance.
Le « regard » du pouvoir
Les neuf jeunes gens accusés d’avoir dégradé les caténaires
d’une ligne TGV sont toujours inculpés comme « membres d’une
association de malfaiteurs à visée terroriste », bien qu’il
soient actuellement libérés et que l’accusation ait toujours
affirmé ne pas détenir de preuves matérielles. Leur regard sur
leur propre mode de vie, une existence qui se conçoit en dehors
des circuits marchands, est, pour le pouvoir judiciaire et la
ministre de la Justice, un élément qui peut se substituer aux
faits. Leur volonté, de vivre en dehors de la société, révèle à
coup sûr leur intentionnalité, celle de vouloir commettre des
attentats afin de déstabiliser l’État. La perception des faits
est suspendue et le regard que les prévenus portent sur
eux-mêmes, comme incarnation de « l’ennemi intérieur », est
convoqué. Ce regard devient l’objet du pouvoir qui désigne les
prévenus comme coupables et les identifie comme terroristes.
Les poursuites sont investies d’un sens avant que les
éléments de l’enquête soient perçus. De simples dégradations
sont qualifiées d’actes terroristes et les coupables sont
désignés a priori.
En l’absence d’indices matériels, l’accusation s’appuie
principalement sur le livre L’insurrection qui vient,
dont la rédaction est attribuée à Julien Coupat, considéré
également comme le « chef » du groupe incriminé. Ce livre se
réfère au sabotage comme moyen de paralyser la machine sociale.
Il cite, comme exemple, le fait « de rendre inutilisable une
ligne de TGV ». Cette phrase est exhibée comme la marque
attestant que les auteurs du livre sont nécessairement ceux qui
ont commis les sabotages de la voie ferrée. L’accusation
considère qu’il y a une parfaite continuité entre écrire cette
phrase et le fait d’avoir commis les dégradations de la ligne du
TGV.
La fabrication d’une image
Les objets de l’extériorité, les faits, ne sont pas refoulés,
ils sont déniés. Ils sont exhibés, mais ils n’existent plus en
dehors du regard qui est porté sur eux. Ils se réduisent à de
simples supports d’images. Celles-ci leur donnent leur
signification. En inscrivant, « matériel d’escalade » pour
désigner une échelle saisie, le parquet montre l’objet vu en
tant qu’incarnation de l’intentionnalité terroriste, en tant que
matériel destiné à faire des attentats. Le sens s’autonomise. Il
devient son propre support, sa propre matérialité.
Ce n’est plus le concret qui donne matière aux choses de
l’extériorité, mais ce sont les images, ces abstractions qui
donnent une valeur aux faits, qui créent un nouveau réel.
Les images sont l’exhibition d’un pur signifié. Capturées par
la pulsion scopique, elles nous font abandonner le domaine du
pensable pour établir le règne de l’émotion. Ainsi, le signifié
devient parfaitement autonome. Il ne se confronte plus au réel
et tourne sur lui-même.
Ainsi, l’image s’oppose au langage. Au contraire du discours,
auquel on peut opposer un autre discours, elle ne peut intégrer
la contradiction, elle est englobante. Elle s’oppose à la raison
et impose la foi. L’enjeu de cette affaire est bien de conforter
l’adhésion, la fusion des populations avec le pouvoir.
Grâce à la subjectivation du droit pénal, les poursuites en
matière de terrorisme ont pour base la formation d’une image
destinée à diaboliser les inculpés. L’affaire Tarnac s’inscrit
dans cette règle. Cependant, elle se spécifie par le caractère
purement abstrait de l’image produite. Généralement,
l’incrimination de terrorisme est construite à partir
d’infractions réelles, telle, par exemple, la fabrication de
faux papiers, un port d’arme prohibé... Ces éléments ne sont pas
traités pour eux-mêmes, mais sont regardés dans le cadre de
l’organisation terroriste qui leur donne un sens nouveau. Ici,
nous sommes en présence d’une image autonome, libérée de tout
lien matériel. La phrase d’un livre vendu en librairie
attesterait de l’intention de son auteur présumé et devient
l’incarnation d’un acte terroriste. Une réversibilité est
établie entre le mot et la chose.
Un groupe « invisible »
La question de l’invisibilité est récurrente dans l’affaire
Tarnac. La signature du livre par un « Comité invisible » est un
donné à voir. Elle n’a pas pour objet de dissimuler les auteurs.
Pour eux, cet anonymat est la mise en avant d’un non-moi. Cette
revendication est simultanément un déni du corps et un refus de
s’opposer à l’invisibilité, au sens exhibé par le pouvoir à
travers l’image .
À travers celle-ci, il ne s’agit pas, pour le pouvoir, d’agir
au niveau de la conscience, mais au niveau de l’inconscient.
L’image lui permet de poser son regard, d’imposer un sens à
travers ce qu’il montre. La visibilité exhibée par l’image est
immédiatement installation d’une invisibilité. La cagoule portée
par les policiers atteste de l’invisibilité de la menace
terroriste et de la dangerosité des personnes interpellées. Un
« matériel d’escalade », une échelle, ne peut être que l’indice
matériel d’une intention de commettre un attentat. Ce que
l’image montre ce n’est pas ce qui est, ce n’est pas l’objet,
mais ce qui, à travers lui, est nommé, ce qui ne peut qu’être.
Aucun membre du groupe de Tarnac n’a imposé un démenti aux
assertions du pouvoir les accusant des sabotages de la ligne
TGV. En se posant dans l’invisibilité, les auteurs décident de
ne pas se confronter au visible des images produites par le
pouvoir. Ils n’opposent pas un concret à ces abstractions. Ils
ne dressent pas un corps qui leur permettrait de se séparer de
l’image qui les englobe. Ils rejettent la fonction du corps qui
est de rétablir une séparation entre l’intérieur et l’extérieur
et de permettre le développement d’une conscience.
Cette suspension du corps initiée par le Comité invisible
facilite ainsi sa fixation dans l’image, dans le regard du
pouvoir. Se réclamer de l’invisibilité, c’est rester dans le
sens, dans l’invisibilité produite par la machine d’État, c’est
jouir de celle-ci.
Seul ce qui est montré dans l’extériorité du visible est
susceptible de faire l’objet d’une symbolisation. Il n’y a de
symbolisation que de ce qui se voit. Le Comité invisible, tout
comme Julien Coupat, en se plaçant dans l’invisibilité, ne
peuvent développer une symbolisation alternative. Ils restent
dans le signifié du pouvoir, construit à partir de ce qui est
exhibé dans le visible.
La réversibilité de l’image
Le caractère abstrait de l’image, ainsi construite, permet
une parfaite réversibilité entre le sens donné par le pouvoir et
celui revendiqué par le groupe inculpé. Le livre ne développe
pas une stratégie de la prise du pouvoir, il présente simplement
une image de l’insurrection. Objet d’une exhibition et non d’un
acte réel, il élabore un fétiche qu’il substitue au manque
collectif, à la mort sociale qu’il énonce. Comme incarnation de
l’insurrection, il est pur acte de jouissance et non
d’affrontement. En l’absence de tout rapport à la réalité, il
jouit de l’affirmation que « le pouvoir est aux abois ». Cette
phrase devient l’expression de sa toute puissance.
Par le refus de sa castration, il constitue un déni de ce
manque et empêche tout affrontement avec le réel, toute
émergence de la parole. Se présentant comme « la chair du
monde », le fétiche occupe l’espace du manque, pour se réserver
l’accès au symbolique, au pouvoir de nommer. À la lutte, il
substitue le spectacle, dont il est à la fois auteur et
spectateur. Le spectacle produit une réversibilité du regardant
et du regardé, du visible et de l’invisible. Le sujet devient
objet
En devenant objet du regard du pouvoir, le « Comité
invisible », auteur revendiqué du livre, est nommé comme ennemi
et intègre le symbolique. Ce faisant, il suspend aussi la
matérialité des faits. En affirmant que l’existence du pouvoir
est menacée, il conforte la justification donnée par l’État pour
supprimer l’essentiel de nos libertés. Il nous enferme dans
l’imagerie crée par le pouvoir.
L’affaire Tarnac est exemplaire de notre modernité. Elle nous
montre la fin du politique, de la diversité des discours qui
organisent le réel, pour laisser la place au règne uniformisant
du regard. La prégnance de celui-ci réduit la fonction
signifiante au signe. Il nous installe dans la psychose. Comme
toute image, ce pur signifié n’a pas d’extérieur. Il englobe
tant la nomination du pouvoir, qui crée un ennemi virtuel
qualifié de terroriste, que sa reconnaissance par le groupe
stigmatisé, comme « ennemi intérieur » qui ébranle l’État.
Jean-Claude Paye est
sociologue. Derniers ouvrages publiés :
La Fin de l’État de droit,
La Dispute 2004 ;
Global War on Liberty,
Telos Press 2007.
Tülay Umay, Sociologue.
[1]
Jean-Claude Paye a déjà abordé l’affaire Tarnac, sous l’angle du
bouleversement juridique l’elle manifeste, dans « L’affaire
de Tarnac : symptôme d’une société psychotique », Réseau
Voltaire, 17 janvier 2009
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