Opinion
Urgent : Une paire
de sandales pour la prison de Gilboa !
Janan Abdu جنان
عبده
Janan Abdu-Makhoul
Dimanche 21 août
2011
- Ils t’ont donné une copie de la photo
que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta
lettre ? Elle n’est pas arrivée ?
- Non, je n’ai rien reçu.
Nous poursuivons notre conversation.
Les questions restent en suspens
dans nos esprits pendant que nous
scrutons les aiguilles de l’horloge.
Elles nous accaparent et volent de
notre temps. Ensuite, sans nous
prévenir, on nous annonce que nos
quarante-cinq minutes se sont
écoulées. Nous nous disons au revoir
avant que le téléphone ne soit coupé
et qu’il cesse de me transmettre sa
voix de l’autre côté de la paroi de
verre. Je me force à sortir de la
salle de visite en essayant
d’évacuer le désarroi de ces
instants de séparation. Nous prenons
date pour notre prochaine rencontre
d’ici quinze jours.
Les quarante-cinq minutes sont donc
épuisées. C’est le signal du
déclenchement du compte à rebours
jusqu’à la prochaine visite, avec
tout ce que cela peut signifier,
avec tout le désir que cela peut
comporter. Nos vies tournent autour
du rythme de nos rencontres toutes
les deux semaines. Nous parlons de
ce qui s’est passé avant ce dimanche
et de ce qui doit se passer ensuite.
Les deux semaines sont passées. La
première nous semble toujours aussi
longue qu’ennuyeuse. Mais quand
enfin elle s’achève et qu’arrive le
dimanche du milieu, le temps nous
paraît soudain voler jusqu’à ce que
nous soyons enfin au dimanche
suivant.
C’est alors que j’entame notre
dialogue en lui demandant :
- Ils t’ont donné une copie de la
photo que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe
à ta lettre ? Elle n’est pas arrivée
?
- J’ai la lettre mais pas la
photo. J’ai aussi reçu la lettre n°
60 !
- Mais je t’ai envoyé la photo
avec la lettre n° 59 ! Et je t’ai
aussi depuis adressé la lettre n°61.
Je pensais même que tu l’avais déjà
reçue. C’est bizarre !
C’est vraiment étrange. Bien que
cela coûte 5 fois plus cher que le
courrier normal, j’avais pris soin
de la lui envoyer par lettre
recommandée pour m’assurer qu’elle
arriverait intacte.
Nous sommes tous les deux très
surpris. Mais très vite, des sujets
plus importants occupent nos
pensées. Notre amour, notre
séparation, les campagnes de
solidarité. Aussi tous ces menus
détails du quotidien qui ont pris
tant d’importance, surtout depuis
que le seul contact avec lui se fait
par l’intermédiaire des lettres que
nous échangeons et le peu
d’informations que nous arrivons à
lui confier. Avec autant de ferveur
que d’impatience, il savoure le
moindre détail. Il déguste chaque
mot et chaque geste afin de pouvoir,
plus tard, quand il se retrouve seul
dans sa cellule, s’en régaler encore
une fois en les remémorant. Nous
procédons de même sitôt rentrées à
la maison.
Avant que ne s’achève notre
rencontre et que les aiguilles de la
montre aient dévoré ce qui nous
reste de temps, j’attire encore son
attention :
- N’oublie pas de réclamer la
lettre. Tu leur diras : « Mon épouse
m’a adressé une lettre recommandée
avec la photo de la sandale. Elle
l’a également transmise par fax
comme l’avait suggéré le directeur
du service pénitentiaire. Il lui a
dit : ‘Si vous le voulez, envoyez
une copie par fax. Vous avez le
numéro, vous avez toujours la
possibilité d’adresser un fax’ ».
Je dois avouer que, ce jour-là, je
n’étais pas certaine du sens à
donner aux paroles du directeur. Ne
se payait-il pas ma tête ? Ou se
doutait-il que je n’étais pas du
genre à renoncer et que
j’insisterais jusqu’à ce que
j’obtienne une réponse ? Il
m’arrivait de temps à autre
d’envoyer des courriers aux
fonctionnaires de la prison et aux
représentants de l’autorité
pénitentiaire relatifs à divers
sujets concernant mon mari qui y est
incarcéré. Mais j’ai appris à ne pas
accorder trop d’importance à ce
qu’ils pouvaient dire ou faire.
Chaque fois que notre rencontre
s’achève, je dois me forcer avec mes
filles à sortir de la salle de
visite. Je procède de la sorte afin
d’essayer d’évacuer la tension
induite par la séparation, dans ces
moments où la prison l’arrache à nos
regards et qui sont pour nous tous
les plus pénibles. Il disparaît
alors à nos yeux pour encore deux
semaines. Nous avons passé près de
lui 45 minutes qui s’évaporent comme
si elles n’avaient jamais existé. Ce
sont assurément les instants les
plus douloureux pour tous les
prisonniers. Et au travers de cette
vitre qui nous sépare, tous
s’évertuent à grappiller quelques
moments supplémentaires au-delà du
temps imparti. Au travers de cette
paroi de verre qui sépare les
prisonniers de tous leurs proches
restés à l’extérieur.
Et nous voilà songeant à lui
obsessionnellement pendant les deux
semaines suivantes. Nous
questionnant sans cesse : Comment
va-t-il ? Que peut-il éprouver ? À
quoi pense-t-il ? Que fait-il ? Et
ce n’est que quand arrivent ses
lettres deux fois par semaine que
nous parvenons à connaître quelques
bribes de sa vie dans la prison. Je
lis sa lettre une, deux, trois fois
et la relis encore jusqu’à ce que
nous puissions nous voir à nouveau
ou qu’arrive une autre de ses
lettres.
Quelques jours après notre entrevue,
un de ses lettres est arrivée. Par
ses propos, je l’ai senti déterminé
à savoir par tous les moyens ce
qu’il était advenu de la photo de la
sandale. Ils lui auraient
apparemment répondu de la façon
suivante :
- En effet, nous avons bien reçu
de votre épouse un fax avec une
photo. Mais comme elle était sombre
et de mauvaise qualité, nous l’avons
déchirée et mise à la poubelle.
- Mais qu’est-il advenu alors de
la photo envoyée par lettre
recommandée ?
- Elle ne nous est jamais
parvenue !
- Mais enfin ma femme l’a envoyé
par courrier recommandé !
- Nous ne l’avons pas vue.
- Mais c’était une lettre
recommandée. Et j’ai bien reçu sa
lettre suivante !
- Nous n’en avons pas trace !
Finalement, au bout de deux heures,
ils ont fini par retrouver la photo
de la sandale. “Pas croyable”,
m’a-t-il dit. Je n’en pensais pas
moins.
Après donc plus d’un mois et demi
d’attente, j’ai enfin pu m’enquérir
de cette sandale dont je lui avais
envoyé la photo. L’été est
étouffant. Il n’arrive pas, il
écrase. Et dans la prison de Gilboa,
en pleine vallée du Jourdain, la
chaleur atteint des sommets de
températures inimaginables. Elle
suinte du corps même des prisonniers
politiques. S’appuyer contre les
murs n’est d’aucun secours, cela ne
fait qu’amplifier la chaleur.
Il existe ainsi une histoire pour la
sandale, comme il en existe une
autre concernant la demande
d’analyse de sang qu’il a présentée.
Comme il y en a une relative à la
carte postale que lui avait adressée
notre fille Hind lorsqu’elle se
trouvait en Espagne et qui n’est
jamais arrivée, même après son
retour. Ainsi qu’une autre histoire
sur l’organisation des visites des
familles toutes les deux semaines.
Dans la prison où il se trouve, le
moindre des sujets, la question la
plus banale qui ne devrait mériter
aucune attention particulière,
entraîne une succession effrayante
de tracasseries qui peuvent ainsi
durer des jours et des semaines.
Chaque chose la plus simple qui soit
se transforme en histoire qui peut
traîner pendant des jours et des
semaines. Cette situation est due au
fait que la bureaucratie est
utilisée comme un moyen de pression
sur les prisonniers et leurs
familles. Ils nous obligent à nous
mobiliser pour des peccadilles. Dans
la prison, les détails les plus
insignifiants deviennent aussi
urgents qu’importants. Nous
dépensons un temps considérable et
des trésors d’énergie pour tenter de
résoudre des questions
bureaucratiques au sein des prisons.
Et c’est bien le but recherché par
cette situation, afin de nous garder
éloignés de sujets bien plus
essentiels comme nos revendications
politiques. Mais, bien que nous
soyons conscients de ce fait, nous
sommes contrains de nous plier
devant le système bureaucratique
parce qu’il affecte directement la
vie quotidienne des prisonniers.
L’histoire de la sandale ? Voici la
version courte. Mon mari m’avait
demandé dans sa dernière missive de
lui apporter un catalogue de
sandales d’une boutique de Haïfa
lors de notre prochaine rencontre.
Le magasin de la prison n’avait pas
sa taille, elles étaient toutes trop
grandes. Ils lui ont dit de me
demander d’apporter le catalogue
afin de permettre au fournisseur
dument agréé par la prison de
procéder à la commande. Car les
familles ne sont pas autorisées à
amener des sandales ou des
chaussures aux prisonniers
politiques. Seule l’administration
pénitentiaire a le droit d’effectuer
des achats, par le biais d’une
commission qui se sert pour les
régler des dépôts mensuels réalisés
par les familles sur les comptes des
prisonniers qui sont sous contrôle
de la prison. Des comptes dont elle
déduit bien sûr des commissions qui
lui reviennent ainsi que celles
qu’elle reverse à la compagnie de
messagerie qui se charge des
transferts d’argent.
Afin d’obtenir ce catalogue, je me
suis rendue expressément à la
boutique où Ameer aimait acheter ses
sandales. Le propriétaire du magasin
ne disposait pas de catalogue
comportant les modèles en vente.
C’est alors, en y réfléchissant, que
m’est venue l’idée de prendre avec
mon téléphone portable une photo de
la sandale. Je l’ai donc
photographié de face et de côté et
suis rentrée à la maison.
J’ai ensuite passé des heures pour
pouvoir télécharger le programme
adéquat me permettant de connecter
mon téléphone portable avec mon
ordinateur afin de transférer les
fichiers correspondants. Finalement,
alors que j’étais proche de
renoncer, j’ai réussi à transférer
les images sur mon ordinateur. Il
m’a fallu après les copier sur un CD
et aller à la boutique d’Hatem pour
pouvoir les imprimer. Il me restait
encore à me rendre au bureau de
poste, y faire une longue queue afin
de les envoyer au plus vite à mon
mari. Et pour m’assurer que cela lui
arriverait dans les meilleurs
délais, j’ai envoyé une photo par
fax et en ai jointe une au courrier
que je lui adressais. Je suis donc
allée à la papeterie d’Elías pour
envoyer le fax de là-bas. Une fois
tout ça terminé, un sentiment de
réussite m’a envahie. J’avais
triomphé de l’oppression et j’en
étais toute ragaillardie. Je n’avais
donc pas la moindre idée de ce qu’il
avait pu advenir de la photo ni si
Ameer avait pu acheter les sandales
jusqu’au jour de notre rencontré où
je lui ai demandé :
- Ils t’ont donné une copie de la
photo que je t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe
à ta lettre ? Elle n’est pas arrivée
?
- Non, je n’ai rien reçu.
Source:
http://www.jadaliyya.com/pages/index/...
Date de parution de l'article original:
05/07/2011
Traduit par
Pedro da Nóbrega
Edité par
Fausto Giudice فاوستو جيوديشي
Copyleft
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