Tribune
Les armes
chimiques en Syrie:
rigueur russe et illusions françaises
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 23 septembre 2013
"Promenades d'un économiste
solitaire" par Jacques Sapir
Source :
RIA Novosti
L’un des résultats qui se dégage de
la dernière session du Club Valdaï en
septembre 2013 est bien la profonde
différence dans la conception de la
politique étrangère entre certains pays
occidentaux (comme la France, la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et la
Russie.
Mais il ne faut pas s’y tromper. Si
la Russie à pris, sur la question
Syrienne , des positions très fortes
elle a reçu sur ce point le soutien de
la Chine, de l’Inde, et de nombreux
autres pays allant du Brésil à la
République Sud Africaine. Présenter ces
positions comme la défense d’une
dictature (la Syrie) par une autre
dictature (la Russie), comme le fait la
presse française est une caricature qui
déshonore ceux qui la font. Personne
n’oserait affirmer que le Brésil, l’Inde
et la République Sud Africaine sont des
dictatures. Et pourtant, ces pays
soutiennent la position russe. Il
convient donc de regarder cette question
d’un œil libre de toute propagande.
De quoi s’agit-il en fait ?
L’intervention de Sergey Lavrov au Club
Valdaï a été, à cet égard, très
instructive. Un problème essentiel est
celui de la prolifération des armes de
destruction massive. Un régime de
non-prolifération, ou du moins de
prolifération contrôlée, constitue à
l’évidence un « bien public »
international. Or, depuis maintenant une
vingtaine d’années, les connaissances et
les capacités techniques, qu’elles
concernent le nucléaire, le chimique ou
le domaine des vecteurs balistiques, se
sont largement diffusées. Pourtant, le
nombre de pays proliférant est resté
relativement limité. L’un d’entre eux a
même abandonné l’arme nucléaire qu’il
avait clandestinement acquise (la
République d’Afrique du Sud). Certains
sont des proliférateurs assumés
(Pakistan et Inde), d’autres des
proliférateurs « discrets » ou « honteux
» comme Israël mais aussi, à une moindre
degré, la Syrie et la Corée du Nord.
L’Iran pourrait, si elle en a le désir
ou si elle en ressent la nécessité, les
rejoindre dans les prochaines années. Il
faut alors se poser la question de
savoir pourquoi la prolifération des
armes de destruction massive a-t-elle
été aussi limitée. La raison essentielle
tient dans le système de sécurité
collective représenté par les Nations
Unies et le Conseil de Sécurité. On peut
faire de nombreuses critiques aux
Nations Unies. Mais, ce qui est proposé
à sa place est largement pire.
Quelles seraient donc les
conséquences de politiques menées par
certains pays visant à contourner les
Nations Unies et le Conseil de Sécurité
? Il faut ici comprendre la logique de
l’unilatéralisme, qui fut pratiquée par
les Etats-Unis lors de la crise
irakienne en 2002-2003. C’est le
contournement du système international
par une grande puissance, et non par une
puissance mineure. Ce contournement là
fait peser une menace implicite sur un
très grand nombre de pays. Cela
constitue, à l’évidence, une incitation
forte à se doter d’armes de destruction
massive et à monter en gamme dans ces
armes. Bien entendu, l’imitation joue
aussi un rôle important. Que, dans une
région du monde, un pays se dote de ce
type d’armes et la pression sera forte
pour ses voisins de l’imiter. On a vu la
logique de ce processus au Moyen-Orient
ou la constitution d’un arsenal
nucléaire par Israël a encouragé les
autres pays à développer des armes
équivalentes (les gaz). Aujourd’hui le
principal reproche que l’on peut faire à
l’Iran est que le manque de transparence
de son programme nucléaire va pousser
l’Arabie Saoudite, et peut-être les
monarchies du Golfe, à développer des
armes de même nature. Ceci ne fait que
reposer la problématique que j’avais
développée dans mon livre Le Nouveau
XXIème Siécle où je défendais
l’idée d’un statut international du
proliférateur assurant un contrôle
collectif sur ce type de pays. Si l’on
reprend la question du rôle des Nations
Unies dans ce contexte, on ne peut que
constater que toutes les tentatives de
contournement que l’on a connues depuis
une vingtaine d’années on conduit à un
renforcement des tendances à la
prolifération. De ce point de vue, on
peut considérer qu’il y a là un
paradoxe majeur. Les Etats-Unis, et
d’autres pays, menacent de se passer des
Nations Unies pour affronter le problème
de la prolifération, mais ce faisant ils
encouragent en réalité d’autres pays à
proliférer.
Reprenons le problème que pose la
situation en Syrie. Des bombardements
franco-américains peuvent être limités
ou peuvent avoir pour objectifs
d’éliminer les armes chimiques en Syrie.
Mais ils ne peuvent être les deux à la
fois. En effet, une élimination des
armes détenues par le gouvernement légal
(qui laisse sans réponse par ailleurs
l’élimination des armes de ce type
détenues par la rébellion) impliquerait
des bombardements systématiques de
toutes les installations de stockage
potentielles et de production de ces
armes. Les unités équipées de telles
armes devraient aussi être détruites.
Notons que, de ce point de vue, une
élimination partielle de ces armes ne
ferait que renforcer le danger en Syrie,
car elle entraînerait la destruction de
la chaîne de commandement qui contrôle
ces dites armes et conduirait à la
décentralisation de la décision de les
utiliser. Il faudrait donc une campagne
de bombardements prolongée pour avoir
quelques chances d’éliminer ces armes.
Il n’a donc probablement pas
d’alternative à la proposition russe
d’élimination de ces armes par la voie
diplomatique. D’une autre côté, si l’on
se met dans la situation ou des
bombardements symboliques auraient lieux
(la « punition » du régime), ces
bombardements seraient sans effets sur
la capacité du régime à utiliser ces
armes.
On voit que les options disponibles
sont très limitées. Agiter la menace
d’un usage de la force en cas de
non-respect de l’accord de Genève n’a,
dans ce cadre, pas beaucoup de sens.
Outre qu’il se heurte et se heurtera à
l’opposition constante de la Russie,
opposée par principe, à toute formule
d’engagement automatique de la force,
cet usage renvoie au dilemme exposé
ci-dessus. Soit des bombardements
inefficaces car symboliques, soit des
bombardements ayant une certaine
efficacité mais risquant de précipiter
l’usage décentralisé de ces armes que
l’on veut éliminer. En fait, ces
bombardements conduiraient rapidement à
l’engagement de troupes au sol en Syrie
même, quoi qu’en dise aujourd’hui les
gouvernements. Mais, une intervention
étrangère dans une guerre civile est
toujours un processus aux résultats
largement imprévisibles. De plus, une
occupation étrangère de la Syrie serait
une opération s’étendant nécessairement
de nombreuses années, sans que l’on ait
l’assurance que son issue serait celle
que l’on semble souhaiter : une Syrie
démocratique, pluraliste et sécularisée.
Nous voici à nouveau devant
l’opposition entre la position de la
Russie, appuyée par une large partie du
monde, et la position
américano-française. La position de la
Russie peut sembler cynique et brutale.
Elle n’a certainement pas le « glamour »
droit-de-l’hommiste de la position
américano-française. Mais, elle est
certainement celle qui a le plus de
chance de fonctionner dans le monde
réel. Le principal reproche que l’on
peut faire à M. Fabius ou à M. Kerry
n’est pas qu’ils confondent politique et
morale, mais que cela les conduit à une
politique qui est profondément
contre-productive de leur propre point
de vue. À cet égard, les critiques
émises par François Fillon le jeudi 19
septembre dans la session du Club Valdai
avec le Président Poutine étaient
parfaitement justifiées, quoi qu’en dise
une partie de la presse qui déforme
d’ailleurs les propos tenus par l’ancien
Premier Ministre. Si l’on peut lui
reprocher quelque chose c’est d’avoir eu
ce subit accès de lucidité une fois dans
l’opposition et non tant qu’il était
encore Premier Ministre, car nous
paierons longtemps la note de
l’aventurisme français en Libye.
Ne nous y trompons pas ; La question
syrienne est liée aux crises antérieures
et derrière la Syrie il y aura de très
nombreux autres pays où se poserons les
mêmes problèmes. Considérer la question
Syrienne comme si elle était isolée est
une très profonde erreur, une de plus
pourrait-on dire. Sur la question des
armes chimiques, et de la prolifération,
la position russe contraste de manière
éloquente avec les illusions françaises.
*Jacques Sapir est un économiste
français, il enseigne à l'EHESS-Paris et
au Collège d'économie de Moscou
(MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de
la transition en Russie, il est aussi un
expert reconnu des problèmes financiers
et commerciaux internationaux. Il est
l'auteur de nombreux livres dont le plus
récent est La Démondialisation (Paris,
Le Seuil, 2011).
©
RIA Novosti
Publié le 26 septembre 2013
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