Opinion
Le moi-juif-errant
de Gilad Atzmon
Israël Shamir
Israel Adam Shamir
Dimanche 20 novembre
2011
Une
critique du livre de Gilad Atzmon
The
Wandering
Who,
Zero Books
2011, récemment paru en anglais, et
en cours de traduction en français
sous le titre "Le Qui-ça errant?"
Gilad Atzmon est une force de la
nature; pas exactement doté d’une
âme artistique délicate et sensible,
c' est plutôt un volcan vivant, un
titan pourvu d’un sens de l’humour
rabelaisien et il a assez d’énergie
pour mettre une ville en branle. La
nuit, vous le trouverez charmant ses
admirateurs dans tous les coins du
globe avec son prodigieux saxo: un
soir à Mexico City, le lendemain à
Sheffield. Il passe ses journées sur
son clavier et sur différents blogs,
envoyant au moins deux lettres par
jour à ses nombreux lecteurs. Son
précédent livre, My One and Only
love (Mon seul et unique amour) est
un roman très drôle, plus qu'épicé
dans le genre macabre et grotesque à
la fois. Il met en scène un
orchestre israélien itinérant
faisant passer clandestinement des
Nazis dans des étuis de contrebasse.
Il y traite aussi de cochons casher,
d’espionnes sexys, de sous-vêtements
qui puent, d’assassinats banals, et
d'une rixe hilarante entre
dirigeants israéliens qui baissent
tous leur froc.
Les meilleurs écrits de Gilad Atzmon
font résolument partie du champ de
la littérature israélienne, même si
sa préférence pour une écriture en
anglais atténue son caractère
essentiellement israélien, de même
que Beckett restait un écrivain
britannique tout en écrivant en
français. Il chatouille, implacable,
certains tendres sentiments juifs,
ce qui rappelle le bien-aimé
dramaturge israélien, Hanoch Levin ;
cela explique pourquoi Atzmon est
plus apprécié par les gens de sa
terre natale que par les Juifs de la
Diaspora. Son dernier livre, The
Wandering who ? (Le Juif et son Qui
Errant) est un recueil d’essais qui
tourne autour de la politique de
l’identité juive. Ce sujet (« que
signifie être juif ») suscite
beaucoup de fascination auprès des
individus d’origine juive. De
nombreux écrivains juifs
contemporains se livrent à ce type
de réflexion, glissant généralement
sur la pente de la déploration et de
la lamentation mêlées de
narcissisme, le tout enrobé de
mièvrerie et de romantisme.
N’étant pas une fleur délicate (voir
ci-dessus), Atzmon apporte à pleines
brassées des points de vue solides
et percutants. Il reconquiert une
partie de l’honnêteté perdue, celle
qui était jadis exprimée par
certains libres penseurs et
sionistes fin-de-siècle. Les
premiers sionistes, de Nordau à
Herzl, ont fourni des appréciations
très franches et critiques de la
société juive. Pourtant Otto
Weininger (1880-1903), l’écrivain
viennois tragique qui osa faire le
lien entre le sexe et les juifs dans
son grand bestseller Sex and
Character, et qui se suicida à l’âge
de 23 ans juste après avoir connu le
succès, était encore plus critique.
Weininger a longtemps été oublié en
Europe, et pourtant il inspire la
fascination chez les Israéliens. Une
pièce de l’éminent dramaturge
israélien Joshua Sobol, Weininger’s
Night ("La nuit de Weininger"
sous-titré « L’âme d’un Juif ») a
été un grand succès en 1983 ; elle a
déclenché l’ouverture du monde sur
le théâtre israélien, c’était la
première pièce israélienne jamais
mise en scène au théâtre Mxat de
Moscou (en 1990), dirigée par la
talentueuse Gedalia Besser.
Atzmon a un affectueux et touchant
essai sur Weininger, où il apporte
certaines idées pertinentes. Il
change le propos de Weininger « Je
n’aime pas ce que je suis » en « Je
n’aime pas ce que je fais ». Atzmon
perçoit le suicide de Weininger
comme une réaction impulsive contre
son côté féminin-juif. Atzmon adhère
au sentiment de Weininger, en ce
sens que la « judéité » est pour lui
quelque chose de semblable à
"l'identité gay", et cela fournit
une clé à la compréhension de son
livre. Les songeries sur l’identité
juive, de la même façon que les
discussions sur l’identité de genre
(masculin ou féminin), ont tendance
à fluctuer entre le vulgaire et
l’éhonté ; toutes deux peuvent
paraître ennuyeuses et répétitives,
sauf si le lecteur est directement
concerné, et encore.
Le premier essai de la collection
dégage la fraîcheur et la sincérité
d’un vrai témoignage. L’histoire
d’un jeune homme tentant de
s’échapper de son milieu familial
juif laïc farouchement nationaliste
est semblable à l’évasion de
n’importe quel homme d’une idéologie
"de genre" étouffante. Imaginez un
jeune homme viril conçu in vitro et
élevé par une confrérie féminine
d’activistes lesbiennes, qui est
finalement arrivé à l’âge adulte et
s’est évadé pour découvrir un monde
riche et satisfaisant d’amour
naturel. Il va de soi qu'on
pardonnerait à un tel jeune homme
ses représentations peu flatteuses
de « gouines » et d’ « hommasses »,
mais de telles transgressions ne
pourraient jamais être pardonnées
par les activistes gays
moralisateurs et les gardiens du
Politiquement correct qui décident
pour nous ce qui permis et ce qui ne
l’est pas.
C’est en fait ce qui s’est passé
avec le livre d’Atzmon : il a
engendré un nombre significatif de
vives controverses. Ce genre de
publicité n’est jamais mauvais pour
les ventes d'un livre. Quant à
l’auteur, ce n’est pas une personne
timorée mais tout à fait à la
hauteur de la tâche; en fait, c'est
une personnalité pugnace, il est
capable de se défendre lui-même et
il est toujours prêt pour une bonne
bagarre. Un grand nombre de
critiques d’Atzmon semble penser que
lorsqu’il s'agit de juifs nous
devrions nous exprimer comme nous le
faisons pour les morts : dire
quelque chose de gentil, ou ne rien
dire du tout. Et pourtant qui
pourrait bien critiquer les faits et
gestes des morts, à part les
vivants ? Bannir tous les outsiders
du débat est une excellente recette
pour que cela devienne parfaitement
insipide.
Mais en fait, Atzmon n’est pas un
outsider. En tant qu’ex-Israélien,
il a des informations de première
main, et il nous initie à une vaste
zone d'ombre de la judéité, de même
que Jean Genêt nous a introduits
jadis dans l’arrière-plan du monde
gay. Dans l’œuvre de Genêt nous
voyons des invertis qui ne sont pas
de saints martyrs sur leur chemin
vers Auschwitz, mais des criminels
qui tuent et trahissent leurs amis
dans l’obscurité infernale d’une
prison, le genre de choses
auxquelles il vaut mieux s'initier
par le biais de l'art, certes.
Un de ses problèmes est que le sujet
juif est sur-traité, et qu'on marche
sur les pas de nos prédécesseurs,
même si on ne le reconnaît pas.
L’essai le plus intéressant dans le
livre contient les réflexions d’Atzmon
sur un essai de Milton Friedman.
Friedman était curieux de savoir
pourquoi beaucoup de juifs avaient
abandonné leurs penchants
historiquement socialistes de
gauche. Pour éviter la conclusion
que les juifs avaient l’habitude
d’aimer la Justice et la Clémence,
et que maintenant ils les ont
échangées contre le Pouvoir,
Friedman postule que les juifs sont
plus naturellement des créatures de
la droite. Friedman déclare que
tandis que le capitalisme pur est
l’environnement dans lequel les
juifs prospèrent le mieux, pendant
cent ans les Juifs ne s'étaient pas
tournés vers la droite parce que la
droite donnait la main à l’Église ;
en revanche, la gauche anticléricale
et athée les acceptait comme ils
étaient. C'est seulement après la
séparation de la droite avec
l’Église que les Juifs commencèrent
à se tourner vers les mouvements de
droite, et ils finirent par épouser
entièrement le capitalisme du type
le plus sauvage. C’est une précieuse
observation, quelque chose qui
restait à apprendre aux philosémites
de gauche tel Seumas Milne, et à la
droite chrétienne. L’implication de
masse des Juifs dans un mouvement a
un prix, et ce prix c'est le rejet
de l’Église chrétienne.
Mais Gilad Atzmon rejette les
conclusions de Friedman : il
voudrait plutôt nous promener à
travers toutes les hypocrisies de la
dauche juive, comme si un changement
de dirigeant allait résoudre le
problème. Cette attitude est très
commune parmi les Israéliens
cultivés qui ont vécu toute la
grande trahison de l’humanisme par
les partis de gauche, atteignant son
paroxysme avec le leader du parti
travailliste Ehud Barak faisant le
porteur d'eau pour Sharon et
Netanyahu. Depuis que la destruction
de la gauche israélienne peut être
directement imputée à ces « traîtres
à la cause », Atzmon pourrait être
pardonné de penser cela mais en cas
de crise du pouvoir la Gauche ferait
encore la loi.
Atzmon se laisse emporter par sa
propre théorie quand il proclame que
la gauche juive veut saisir les
biens des riches, juste parce que
les juifs ne respectent pas les
droits de propriété des non-juifs.
Ce n’est manifestement pas vrai :
les gauchistes radicaux appellent à
l’expropriation de toutes les
banques, juives et autres, et les
juifs de gauche ne sont pas
différents sur ce point. Les juifs
sont la plus riche minorité du monde
et ce sont ceux qui ont le plus à
perdre dans une révolution de
gauche: c'est une évidence pour tous
excepté Atzmon que le mouvement des
juifs vers la Droite est
parfaitement naturel.
Avec la ferveur d’un chrétien
évangélique, Atzmon n’offre pas la
plus petite feuille de figuier à
titre d’espoir pour les Juifs au
grand cœur. Si un juif soutient la
gauche, il fait cela parce qu' il
veut déposséder de riches non-juifs
au nom de l’impunité talmudique. Si
un juif soutient la droite, c’est
parce qu’il veut rafler des terres.
Si un juif soutient la Palestine, il
fait cela pour récupérer le
mouvement palestinien. C’est un
rapprochement trop extrême. Ce type
d’autocritique devrait être réservé
à la confession. Tous les juifs ne
sont pas guidés par leur propre
intérêt. Oui, il y a des misérables
irrécupérables comme Tony Greenstein
et Roland Rance, des juifs
gauchistes britanniques dont la
principale participation à la lutte
palestinienne se borne à combattre
l’antisémitisme fantôme et à
cultiver la rhétorique de
l’Holocauste, mais tous les
adversaires d’Atzmon ne sont pas des
tigres de papier. Cependant, comme
Atzmon l’a écrit dans son essai sur
Weininger, on condamne ses propres
travers, peut-être est-ce une forme
de sa contrition.
Atzmon est dur avec le tribalisme
juif, qui n'est certes pas
séduisant, mais ce n'est pas quelque
chose de rare au Moyen-Orient. Les
Juifs ne sont pas plus tribalistes
que ne le sont les Arméniens, et pas
plus nationalistes que les
Géorgiens. Il se peut que cet esprit
de clan soit moins répandu dans la
culture britannique-américaine, mais
la règle tribale des groupes
d’immigrants est bien connue même
là-bas. Le succès juif aux
États-Unis et au Royaume-Uni ne peut
s'expliquer par le particularisme
juif, une explication plus utile est
à chercher dans la traditionnelle
fidélité juive au pouvoir.
Nous pourrions procéder avec moins
de psychologisme et de complexes à
la Portnoy. Une analyse d’identité
et de mentalité anglaise ou
américaine ne mène pas à une
meilleure compréhension des
politiques impériales britanniques
et américaines. De même, l'analyse
des politiques de la communauté
juive dans le monde est très utile
pour nous, tandis que l'étude des
dispositions mentales juives ne
l'est guère. Qui se soucie de ce que
les juifs ressentent à l’égard de
leurs voisins ? Ce qui nous
préoccupe, c'est ce que les juifs
font. Au lieu de spéculer sur l'âme
des abeilles, nous avons besoin de
connaître les essaims, et c'est en
cela qu’Atzmon échoue dans sa
démonstration, car quoique brave, il
recule.
Atzmon est moins convaincant et plus
ennuyeux quand il construit de
manière pédante son château
d’exceptions et de justifications
destiné à écarter les inévitables
accusations de « haine » et de «
racisme ». Il déclare sa préférence
pour des « juifs par accident », des
gens qui sont juifs par accident de
naissance. Cet alibi est conçu pour
renforcer sa position contre toute
attaque. C’est comme si Nietzsche
ajoutait à son fameux dicton (« Tu
vas chez les femmes ? N’oublie pas
le fouet ! ») une mise en garde «
mais prends garde, certaines femmes
sont capables d’utiliser le fouet
également ». Une certaine qualité
d’écriture allégorique poétique a
été gâchée, et maintenant personne
n’est satisfait. Nous admirons les
qualités de férocité et de courage
d’Atzmon, et c'est la déception
quand il choisit d’être prudent, de
façon purement circonstancielle.
On peut faire remarquer plusieurs
erreurs de fait dans son livre. Par
exemple, il prétend que les juifs
n’écrivaient pas d’histoire jusqu’au
19e siècle. Ce n’est pas exact :
Abraham Zacuto réalisa son History
of the Jews (« Sefer Yohassin »)
dans la dernière décennie du XVe
siècle, et ce livre est disponible
sur Amazon [la traduction de
l'hébreu en a été faite par Israël
Shamir lui-même, ndt] . Il construit
quelques châteaux de sable sur cette
erreur factuelle, et ils
s’effondrent.
Toutefois, la plus grande faute d’Atzmon
est le narcissisme, ou peut-être un
solipsisme myope. Atzmon reste
enfermé dans la dichotomie très
juive de Juifs vs. Gentils. Il ne
semble pas apprécier la merveilleuse
variété des Gentils ; il ne peut pas
reconnaître que les Nations de la
Terre sont assez différentes les
unes des autres. Les Britanniques ne
sont pas comme les Palestiniens, ils
ne sont pas non plus aussi Français
que la France. Et pourtant pour
Atzmon, ils constituent tous une
joyeuse faune sans traits
spécifiques. C'est en vain que nous
chercherions à apprendre quelles
sont les qualités des Palestiniens
qui l’ont attiré (excepté peut-être
la capacité à faire du bon hoummos).
La seule qualité rédemptrice qu’ils
partagent tous est qu’ils ne sont
pas juifs. Pour cette raison il
suggère que les juifs s’adaptent
entièrement à la monoculture
cosmopolite globale, générique,
moderne du multiculturalisme. Mais
c’est absolument déplacé. Nous
applaudissons l’acculturation, et
les juifs devraient adopter la
culture de la terre où ils habitent,
ne faire qu'un avec le peuple avec
lequel ils vivent. Il n’y a pas de
raccourci vers l’universalité.
J’aimerais en savoir plus sur la
résistance d’Atzmon aux côtés
d’habitants moyens, de Britanniques,
d’habitants de Liverpool et de
Birmingham, ou sur ses aventures
avec les bergers palestiniens, mais
nous ne trouvons rien dans son livre
sur cela : dans un monde si divers,
il voit uniquement les Juifs.
Un autre problème c'est l’absence de
Dieu. En effet, tout discours sur
les Juifs sine Dieu est totalement
inutile. Je prends conscience que
dans le climat britannique moderne,
si Atzmon avait l’intention de
publier ses réflexions sur Dieu et
les Juifs, il ne trouverait pas
d’éditeur. Vous devriez user de
toutes les obscénités, mais vous ne
devriez pas mentionner le Christ. Et
pourtant, les juifs étant avant
tout, à l'origine, une communauté
religieuse, une analyse pertinente
de l’identité juive doit prendre en
compte la religion. Atzmon ajoute
intentionnellement une précaution,
déclarant qu’il ne critiquera pas le
judaïsme, mais cela évite simplement
la question.
Il se permet lui-même d’utiliser la
Bible contre les juifs, mais ses
lectures au pied de la lettre sont
trop primitives pour les lecteurs
sophistiqués du vingt-et-unième
siècle. On ne peut rapporter les
histoires sanglantes de la Conquête
de Canaan du Livre de Josué comme on
rapporte les aveux d’un criminel.
Tant de beaux esprits ont examiné
ces récits, de saint Jérôme à Edward
Said, et tous ont eu des réflexions
plus précieuses qu’Atzmon n’en a à
partager. Par exemple, quand Dieu
dit : « vous hériterez de maisons
que vous n’avez pas construites et
de vignes que vous n’avez pas
plantées », Atzmon en conclut : «
c’est pourquoi les juifs se sont
emparés de la Palestine ! » C’est
trivial. Nous vivons dans des
maisons que nous n’avons pas
construites, plus précisément dans
les maisons que sont nos corps,
construites par Dieu. Nous aimons de
multiples merveilleuses choses que
nous n’avons pas fabriquées. Par
exemple, nous aimons le saxophone d’Atzmon,
bien que nous ne l’ayons pas
fabriqué. C'est la Grâce de Dieu qui
nous a donné tout cela. Ce verset
biblique nous rappelle à tous que
nous recevons une foule de choses
imméritées, et que nous devrions
tous travailler dur pour justifier
la confiance que Dieu nous porte.
Tout cela pour dire que ces
élucubrations sur l’identité sont
plutôt arides et ennuyeuses ; Atzmon
est en fait un bien meilleur
écrivain que l’on ne serait tenté de
conclure après avoir lu ce livre. Il
voulait déballer ce qu’il avait sur
le cœur. Bien ! Maintenant
retournons à ses romans plein
d’esprit, en espérant en lire
d'autres.
P.S. : Bien entendu, je soutiens
Atzmon dans ses polémiques contre
ses nombreux détracteurs mais leurs
arguments sont si séniles que ce
serait infliger une perte de temps
au lecteur que de s’appesantir
encore sur les interminables et
stériles assertions en termes de «
haine » et de « haine-de-soi ». Ce
qui nous intéresse, c'est un examen
de conscience, rien à voir avec de
la haine. Les non-juifs sont devenus
trop sensibles aux accusations en
termes de haine raciale, et ils se
joignent à la meute, même quant il
s'agit, comme dans la recherche de
Gilad Atzmon, d'une discussion
honnête entre juifs.
Traduction: Morgane Moello
Le sommaire d'Israel Shamir
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