Opinion
Pourrons-nous
éprouver de la compassion
pour les Israéliens en 2013 ?
Ilan Pappe
Le totalitarisme de la droite sera
la principale caractéristique d’Israël
en 2013. (Ziv Koren / Polaris/Newscom)
Samedi 5 janvier
2013 Je viens de passer les tout derniers
jours de 2012 à Haïfa.
Incidemment, j’ai rencontré
quelques-unes de mes connaissances qui,
dans le passé, m’avaient traité au mieux
de victime de mes illusions et, au pire,
de traître. Ils semblaient plus
embarrassés, cette fois, allant presque
jusqu’à reconnaître que nos pires
prévisions, à mes amis et à moi-même,
semblaient se matérialiser
douloureusement face à leurs propres
regards.
En fait, nos prédictions s’étaient fait
jour très tard. Déjà, en 1950, avec un
à-propos déconcertant, Sir
Thomas Rapp, le responsable du
Bureau britannique pour le
Moyen-Orient au Caire,
avait correctement prévu l’avenir. Il
fut la dernière personne envoyée par
Londres en vue de décider si,
oui ou non, la Grande-Bretagne
allait instaurer des relations
diplomatiques avec Israël. Il y
consentit, mais mit en garde ses
supérieurs à Londres.
« La jeune génération sera élevée
dans un environnement militariste et,
partant, une menace constante pour la
tranquillité au Moyen-Orient
verra le jour et Israël
tendrait ainsi à s’éloigner du
mode de vie démocratique pour s’engager
vers un totalitarisme de droite ou de
gauche. » (Bureau des
Archives publiques, Dossiers
des Affaires étrangères 371/82179,
E1015/119, lettre à Ernest Bevin,
ministre des Affaires étrangères, 15
décembre 1950).
C’est un totalitarisme de droite qui
constituera la principale
caractéristique de l’État juif
en 2013. Et certains des sionistes
libéraux qui, naguère, voulaient nous
dévorer tout crus, nous, les
Juifs partageant cette opinion,
comprennent aujourd’hui qu’à l’instar de
Sir Thomas avant nous,
nous pourrions bien avoir raison. Et,
peut-être en raison de leur attitude
plus affable, j’aimerais leur renvoyer
l’ascenseur en tentant un bref instant
d’y aller d’une approche différente en
2013. De la
compassion à l’égard des Israéliens ?
Ceux d’entre nous qui écrivent
fréquemment pour The Electronic
Intifada ont témoigné dans le passé
– et ils continueront sans aucun doute à
le faire à l’avenir – une très grande
solidarité avec les victimes
palestiniennes de l’existence et de la
politique d’Israël.
Mais pouvons-nous – et devrions-nous ? –
témoigner de la compassion envers les
Israéliens mêmes ?
Manifestement, on ne peut demander aux
Palestiniens de le faire alors
que la dépossession continue à battre
son plein. Mais peut-être pourrions-nous
– nous qui faisons partie des
persécuteurs, du moins ethniquement –
méditer un peu sur nos compatriotes en
ce début de nouvelle année.
Permettez-moi de commencer par un détail
plus personnel. Au cours de cette
visite, j’ai eu l’occasion de voir mon
ancien collègue, l’historien
Benny Morris, à la télévision
et j’ai également lu quelques-unes de
ses interviews. Son racisme anti-arabe
et anti-islamique est aujourd’hui d’une
violence inégalable. C’est un discours
violent, sans ambages, truffé de haine
et craché de la façon la plus venimeuse
et dégoûtante qui soit. Dans ce cas,
pourquoi témoigner la moindre empathie ?
Parce que son premier livre sur les
réfugiés me permit, à moi et à bien
d’autres, d’ouvrir les yeux. Ce n’était
un pas un grand ouvrage d’histoire, mais
c’était un récapitulatif éloquent de la
vérité que proposaient les archives de
l’État sur les crimes israéliens de
1948.
Pourtant, sa transmutation en
archi-raciste n’a rien d’étonnant – elle
suit la même trajectoire que nombre de
prétendus sionistes libéraux en
Israël. Lui et ses amis ont eu
leur instant d’illumination dans les
années 1990, en découvrant les
fondations immorales de l’État. Cela
aurait pu ouvrir la voie vers une vraie
réconciliation, mais ce fut également un
moment effrayant, requérant des
décisions personnelles courageuses. En
lieu et place, la plupart d’entre eux
choisirent de nier la vérité et la
culpabilité, les recouvrant d’un
sionisme retrempé et d’un genre bien
plus extrémiste et ignoble. Ce groupe
particulier de sionistes n’est pas
susceptible de vivre une nouvelle
illumination, mais peut-être cela
arrivera-t-il à ses enfants. On ne peut
que l’espérer.
Les
Juifs arabes d’Israël
On peut également témoigner une certaine
compassion envers les Juifs
arabes d’Israël. Au cours de
cette visite, j’en ai vu beaucoup qui
portaient d’énormes médaillons – presque
au point d’aller courbés sous ce joug –
représentant une étoile de David et que
je n’avais encore jamais vus auparavant.
Ils craignent que la police ou des
éléments du public ne les prennent pour
des « Arabes », d’où ces
énormes pendentifs qui proclament :
Je suis juif, je ne suis pas arabe, même
si j’en ai l’air ! (Comme si
certains d’entre nous vivant entre le
Jourdain et la mer pouvaient
différer les uns des autres.)
C’est triste et pathétique mais sans
doute l’universitaire Ella
Habiba Shohat avait-elle raison
en nous demandant de reconnaître les
Juifs arabes comme des
victimes du sionisme et ce, au même
titre que les Palestiniens.
Il est difficile, toutefois, vu le
risque de généralisation, bien sûr,
d’investir très longtemps dans leur
victimisation du fait qu’ils ont
désormais adopté de tout cœur la formule
selon laquelle plus leur anti-arabisme
serait raciste, plus ils deviendraient
israéliens.
Dans les années 1970 déjà, les
Juifs arabes se sont révoltés
contre la discrimination dont ils
faisaient l’objet. Les partis de droits
en Israël
capitalisèrent sur cette frustration
afin de bâtir la base électorale qui
amènerait le parti Likoud
au pouvoir et associerait la
politique identitaire juive arabe aux
positions anti-arabes et
anti-palestiniennes. Mais s’il y a le
moindre avenir pour les Juifs
en Palestine,
il faudra qu’il passe par la connexion
organique et intrinsèque de ces
Juifs à la région, à son passé,
à sa civilisation, à son avenir. Il y en
aura toujours assez parmi eux pour
enseigner aux colons européens la façon
de se réconcilier avec n’importe quelle
saison que pourrait traverser le monde
arabe.
Mon troisième message de compassion
s’adresse aux Juifs
ultra-orthodoxes. L’idée d’un Etat
judaïque est une parodie – et ils le
savent très bien. Il n’y a rien dans le
judaïsme permettant d’envisager un État
s’appuyant sur la religion. Ainsi, ils
ont donc opté pour l’antisionisme pur et
simple – ce pour quoi ils sont
persécutés – ou pour un sionisme
désagréablement prolifique en colonisant
la Cisjordanie et en
dirigeant les chœurs racistes au sein de
l’État. Pendant un instant, on pourrait
éprouver de l’empathie à propos de ce
qu’ils prêchent – ils constituent une
partie considérable de la population
juive et pourraient faire partie d’une
Palestine nouvelle et
meilleurs ainsi que du
Moyen-Orient.
Des
ghettos culturels
Mon quatrième élan vacillant de
compassion s’adresse aux Juifs
russes (j’en vois de nombreux
prier avec ferveur dans les églises
orthodoxes dans la région de
Haïfa et dans le Nord).
Ils constituent une première génération
de colons dans un projet colonialiste
qui se poursuit toujours à l’heure qu’il
est. Ils sont des étrangers, dans ce
pays – tout comme l’étaient les premiers
sionistes – et ils y sont perdus. Ainsi
donc, de deux choses l’une, ils créent
des ghettos culturels ou, comme les
Juifs arabes, ils tentent de
s’intégrer en se proposant comme
signifiants du pôle le plus fasciste et
le plus raciste de la scène politique
israélienne. Quoi qu’il en soit, ce doit
être très déplaisant et peu valorisant.
Mon dernier sentiment d’empathie
s’adresse aux étudiants juifs de l’Occident
qui s’évertuent encore et toujours à se
profiler comme des ambassadeurs d’Israël
dans les campus universitaires. Ici
aussi, le côté pathétique de la
condition humaine suscite la compassion.
Ils auraient pu jouer un rôle
d’avant-garde, prépondérant – comme
l’avaient fait leurs prédécesseurs en se
profilant aux premiers rangs des luttes
pour l’égalité aux États-Unis
et des mouvements contre l’apartheid en
Afrique du Sud et contre
l’impérialisme au Vietnam
– dans l’une des plus grandes campagnes
de l’humanité en faveur de la paix et de
la justice : le mouvement de solidarité
avec les Palestiniens.
Mais ils se retrouvent en plein
confusion, désorientés, représentant
l’oppresseur, le colonisateur et
l’occupant. En fin de compte, ils bêlent
des slogans mis au point par la
diplomatie israélienne et qui n’ont
guère de sens, même dans les oreilles de
ceux, je présume, qui les répètent sans
conviction en même temps que leurs
accusations hystériques d’antisémitisme
et de terrorisme.
J’ai pensé à ajouter les vétérans
sionistes vieillissants de 1948 qui ont
révélé leurs secrets au cinéaste
Eyal Sivan et à moi-même
(leurs témoignages ont été présentés
dans une « vitrine » spéciale
que nous avons installée au cœur de
Tel-Aviv, fin 2012) et
nous ont parlé avec courage des crimes
qu’ils avaient commis à l’égard des
Palestiniens durant la
Nakba. Mais ç’aurait été trop.
Peut-être, lorsque la paix sera plus
proche, pourrais-je emboîter le pas à
Desmond Tutu et
témoigner de la compassion du genre
affiché par le Comité
sud-africain de la vérité et de la
réconciliation. Mais, en
attendant ce moment, je vais essayer de
garder une porte ouverte aux autres dans
la société colonialiste d’implantation
dont je fais partie et en compagnie de
laquelle les Palestiniens
ont l’espoir de bâtir un jour une
Palestine démocratique
et libre.
Auteur de nombreux ouvrages,
Ilan Pappe est professeur
d’histoire et directeur du
Centre européen des Études
palestiniennes à l’Université d’Exeter
(Angleterre).
Publié sur
Electronic Intifadah le 4/1/2013.
Traduction pour le site de la
plate-forme Charleroi-Palestine : JM Flémal.
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