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Esther Benbassa : « Au Moyen Age la condition des Juifs
était plus enviable que celle des serfs »
Ian Hamel
jeudi 26 avril 2007
A l’ère de la pensée mâchée et des livres
griffonnés en quelques semaines, le dernier essai d’Esther
Benbassa, « La souffrance comme identité » (*),
arrive comme une bouffée d’air pur. Ainsi, il y aurait encore
des intellectuels en France ! Mieux, des intellectuels
courageux. Car cette enquête aussi brillante qu’audacieuse va
faire grincer des milliers de mâchoires. Dans sa conclusion,
intitulée « Le droit à l’oubli », Esther Benbassa,
titulaire d’une chaire d’histoire du judaïsme moderne, écrit
que l’extermination des Juifs n’est devenue “Holocauste“
que dans les années 1970 », ajoutant « Dans le même
temps, on assistait à son idéologisation et à sa récupération
à des fins politiques par un Israël désireux de justifier ses
nouvelles frontières après la guerre des Six-Jours, et surtout
après l’arrivée du Likoud au pouvoir en 1977. »
Esther Benbassa, Prix Françoise Seligmann contre
le racisme, l’injustice et l’intolérance, prend le risque de
démonter le processus historique qui a conduit à faire de la
souffrance le ciment de l’identité juive. Le problème, c’est
que confronter à un ouvrage aussi dense que « La souffrance
comme identité », le journaliste peine à en faire un
compte-rendu exhaustif. J’ai donc fait le choix de n’aborder
qu’une fraction de chapitre, celui consacré à la condition des
Juifs au Moyen Age. Ne les a-t-on pas systématiquement décrits
comme passifs, persécutés, conduits comme des moutons à
l’abattoir, et subissant une chaîne ininterrompue de
souffrances ? La directrice d’études à l’Ecole pratique
des hautes études, ne décrit pas, bien évidemment, une vallée
de miel et des ciels sans nuages. Esther Benbassa ne nie nullement
les « ghettos », les conversions forcées, les
massacres.
Toutefois, « la condition des Juifs resta
longtemps plus enviable que celle des serfs, ne serait-ce que par
la relative mobilité dont ils jouissaient, pouvant aller d’un
seigneur à l’autre. Ils n’étaient pas non plus la seule
minorité du Moyen Age. En monde chrétien, les musulmans
portaient à l’instar des Juifs des signes distinctifs les différenciant
de la majorité dominante », écrit l’historienne. Certes,
les Juifs ont souffert de mépris, mais ils formaient une minorité
relativement privilégiée là où ils étaient tolérés. De
plus, n’étant pas astreints au service militaire, les Juifs
n’ont pas été décimés par les guerres. Esther Benbassa
rappelle que la “prétendue passivité juive » n’est
absolument pas confirmée par la recherche historique
Bien au contraire, les Juifs faisaient valoir leur
utilité économique auprès des souverains et des seigneurs et bénéficiaient
en contrepartie de privilèges leur accordant une relative
autonomie. Car, « comment expliquer la longue survie des
Juifs sans songer aux stratégies politiques auxquelles ils eurent
recours ? », interroge l’auteur de « La
souffrance comme identité ». Les Juifs exerçaient des métiers
comme ceux de collecteurs d’impôts ou de conseillers
administratifs. D’une part, ils étaient nécessairement associés
au pouvoir en place. D’autre part, ils étaient perçus comme
une fraction opulente de la société. Ne pouvant posséder de
terres, les Juifs « étaient surtout riches en or et leurs
biens étaient aisés à transporter ».
Résultat, en cas de soulèvements populaires, la
minorité juive devenait la cible naturelle des révoltes.
« Ils servaient de dérivatif et de réceptacle aux haines
et aux frustrations accumulées, de sorte de soupape de sécurité
dans les sociétés de l’époque », écrit Esther
Benbassa. Si les Juifs devenaient les victimes toutes désignées
en périodes troublées, ils n’étaient les seuls. L’histoire
retient que Philippe le Bel, roi de France, confisque les biens
des Juifs et les expulse en 1306, mais oublie de rappeler que le
souverain, qui cherchait par tous les moyens à remplir ses
caisses, réserve le même sort aux Lombards, expulsés en 1311.
Et que dire des tourments infligés aux Templiers, soumis à des
emprunts forcés avant de finir sur le bûcher ?
Les massacres de 1648-1649 en Pologne et en
Ukraine, consécutifs à la rébellion cosaque, sont considérés
comme le plus grand désastre ayant frappé le monde ashkénaze
(les Juifs d’Europe de culture et de langue yiddish) avant la période
moderne. Or, révèle la directrice d’études à l’Ecole
pratique des hautes études, « il s’agit d’une réalité
politique qui a touché aussi bien les Polonais chrétiens que la
population juive, l’événement a été transformé en histoire
souffrante juive par excellence ». Rappelons qu’au Moyen
Age, l’Eglise catholique ne visait pas à la destruction des
Juifs. Alors qu’elle ne mettait pas de gants pour se débarrasser
des minorités religieuses, comme les Albigeois, exterminés
jusqu’au dernier. Même s’ils étaient regardés comme des hérétiques,
les Juifs se trouvaient au-dessus de la juridiction de
l’Inquisition.
Peut-on restituer une vision moins dramatique du
sort des Juifs au Moyen Age, quand on connaît le climat d’intolérance
qui règne actuellement en France ? Peut-on donner aux
lecteurs une vision moins « lacrymale » de
l’histoire des Juifs, qui ne se limiterait pas à une succession
de catastrophes ? « Quand on prend des risques, il faut
s’appuyer sur des bases solides. J’ai travaillé cinq ans sur
ce livre, je suis remonté jusqu’aux textes fondamentaux des
religions », souligne Esther Benbassa. Régis Debray, dans
« Le Nouvel Observateur », ou Jérôme Cordelier, dans
« Le Point », ont déjà salué la sortie de cet essai
courageux.
Le livre « La souffrance comme identité »
nous fait toucher du doigt non seulement cette posture, mais aussi
cette idéologie victimaire : tout le monde en veut aux
Juifs. Certains défenseurs de l’Etat d’Israël tentent alors
de justifier leurs choix politiques - même les plus critiquables
- en s’appuyant sur ce monopole victimaire, qui permet de
culpabiliser, sinon de discréditer, tout contradicteur. « La
figure de l’Israélien agresseur des Palestiniens est atténuée
par celle du Juif victime », commente Esther Benbassa. Y
compris durant la guerre du Liban en 2006, alors que l’Etat d’Israël
jouit d’une suprématie militaire sur tous ses voisins.
(*) Esther Benbassa, « La souffrance comme
identité », Editions Fayard, 253 pages.
Ian Hamel
Journaliste, auteur du livre « La vérité sur Tariq
Ramadan, sa famille, ses réseaux, sa stratégie » aux éditions
Favre, préface de Vincent Geisser.
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