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Impressions de Russie
Energie russe
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Lundi 13 décembre 2010
Il faut prendre le métro moscovite un matin pour la
ressentir: comme chaque jour, une immense marée humaine prend
d'assaut les ascenseurs et les trains qui défilent toutes les
minutes. Il faut regarder les femmes qui semblent parées pour
aller au théâtre, les rames vieillottes mais propres et
commodes; le tableau dégage un sentiment d'assurance, de
simplicité et de fraîcheur. L'énergie russe est en marche.
Pétri de préjugés à mon arrivée, j'ai mis longtemps à sentir
le pouls de mon pays d'adoption. Avec le recul, je comprends que
je n'ai jamais ressenti à Moscou cette mélancolie parisienne, ou
ma lassitude barcelonaise. La capitale russe vous embarque dans
son mouvement entêtant et imprègne votre vie de fond en comble.
La mégapole ne vous laissera pas une minute de répit et vous
gobera dans son tourbillon. "La ville c'est une force
effrayante. Plus la ville est grande plus elle est forte. Elle
absorbe. Seuls les plus forts peuvent s'en sortir", déclare
l'Allemand dans Brat (Le frère), classique cinématographique de
la Russie moderne.
Les Haleurs de la Volga de Repine illustrent à
merveille la force et le malheur du peuple russe: on y voit un
groupe de paysans, épuisés et en loques, qui traîne à l'aide de
cordes un lourd bateau le long du fleuve. Dans les années 90,
c'est ce peuple qui a tenu à bout de bras un pays exsangue à
bout de bras. Malgré moi, quand j'entends parler de nos
interminables grèves françaises, je repense à ces gens qui
allaient quand même à l'usine bien qu'ils ne fussent pas payés
depuis des mois, conscients que l'existence de leur pays ne
tenait qu'à un fil.
Cette force du peuple, les chefs n'ont guère de choix: il
faut la dompter coûte que coûte. Alexandre II "libérateur", un
tsar réformateur qui ne dirigeait pas son peuple à la manière
"dure", fut l'objet de six tentatives d'attentat dont la
dernière fut fatale. Le dernier tsar Nicolas II, homme au
caractère assez faible, l'a lui aussi appris à ses dépends (à
méditer, à l'heure où le tandem Poutine-Medvedev doit
prochainement prendre une décision cruciale pour l'avenir du
pays).
Empereurs puis dirigeants communistes n'ont dans l'ensemble
pas hésité à saigner sans pitié cette masse humaine: combien
d'hommes sont venus périr en bâtissant Saint-Pétersbourg sous
Pierre Ier, combien ont trouvé la mort en creusant le canal de
la mer Blanche sous le joug de Staline? "Le peuple russe est
un peuple-enfant qui rêve d'un père sévère", estime le
cinéaste Pavel Lounguine.
Je repensais récemment à tout cela en apprenant la nouvelle
de l'organisation du mondial de football 2018 en Russie, et en
constatant l'enthousiasme sincère déclenché par cette nouvelle.
Les Jeux olympiques de Sotchi, tout comme cette coupe du monde,
ne sont finalement qu'un prétexte: c'est l'occasion de
moderniser l'infrastructure du pays, et de mobiliser le
potentiel humain des Russes, grand peuple de sportifs par
ailleurs, plus unis que jamais dans l'effort. (Les Jeux en
2014, la Coupe en 2018... Ils doivent être sûrs que la fin du
monde est pour 2012, plaisantaient à ce sujet des amis).
Rien de plus dur à canaliser que cette énergie russe, qui a
longtemps trouvé un exutoire dans l'expansion au sein de
l'ex-URSS. La "colonisation" de l'Extrême-Orient (russe) et des
pays voisins s'est d'ailleurs nettement différenciée de celle
pratiquée par les Occidentaux. Ici, point de ségrégation: le
Russe s'est mêlé aux peuples voisins, ce qui a débouché sur une
réelle imbrication des destinées. Malgré sa violence
intrinsèque, il y a dans cette approche une générosité qui fait
que la Russie reste, malgré la chute de l'URSS, un point de
repère crucial pour cette région.
Le peuple russe, c'est aussi et surtout celui qui a combattu
les troupes napoléoniennes à Borodino, et les soldats de Hitler
deux siècles et demie plus tard à Stalingrad, celui qui a
contribué à la défaite nazie. "Ce qu'il y a de plus
étonnant, c'est que les Russes n'ont aucune haine contre
Napoléon, au contraire, c'est un ennemi respecté. C'est parce
que Napoléon, à la différence de Hitler, véhiculait une idée",
constatait récemment l'académicien Dominique Fernandez de
passage à Moscou. C'est qu'en Russie, violence et pression se
heurtent à une résistance totale: le projet de bouclier
antimissile près des frontières russes l'a récemment confirmé.
La vague de solidarité des Russes l'été dernier face à un ennemi
nouveau, le feu, l'atteste elle aussi. Pourtant, les influences
européennes sont toujours intégrées et adaptées selon une
version "locale". La Russie absorbe toutes les énergies de
l'ouest et les transforme à sa façon. C'est peut-être ça, l'européanité
à la russe.
Certains s'étonnent parfois de l'"apathie" politique des
Russes. L'histoire semble pourtant indiquer que ce peuple a su
par le passé exprimer son mécontentement à ses dirigeants. La
relation qui l'unit actuellement à ses chefs est la plus
équilibrée qu'ait connue ce pays, même si beaucoup reste encore
à faire. Qui sommes-nous pour intervenir sans vergogne dans
l'évolution démocratique de ce peuple?
Tout cela j'ai commencé à y réfléchir après un matin frais de
mars 2009, où on se lève avant de prendre un métro pour aller au
travail, comme tous les jours. En sortant du wagon, je notais
que le quai était intégralement rempli. C'était inquiétant, j'ai
eu peur du mouvement de foule. Je sors finalement du métro Park
Kultury, il est 8h40 environ. On ne comprend pas toujours ce qui
se passe. C'est en arrivant au travail que j'ai lu qu'une
explosion avait eu lieu sur l'autre ligne de cette station, peu
avant que je ne remonte. Les secours n'étaient pas encore
arrivés quand je suis sorti.
Même si on n'a rien vu et rien compris, certains événements
vous marquent a posteriori. J'ai ressenti une énorme compassion
pour ces absents, qui auraient pu être moi et que je n'ai connus
que parce qu'ils étaient morts. J'ai compris ce jour-là que je
faisais partie de cette masse, de ces gens anonymes, à
l'histoire si puissante. De cette énergie russe.
© 2010 RIA Novosti
Publié le 25 décembre 2010
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