Opinion
Business, profits
souterrains et stratégie de la terreur
La recolonisation du Sahara
Hélène Claudot-Hawad
Samedi 14 avril 2012
Revue du Web :
Invitée : Hélène Claudot-Hawad,
Directeur de Recherche - CNRS – 6/ 4/12
Terroristes,
islamistes, trafiquants, preneurs
d’otages, voleurs, violeurs de fillette,
égorgeurs, usurpateurs minoritaires,
indépendantistes illégitimes,
aventuriers sans programme politique,
activistes obscurantistes et
quasi-médiévaux et, pour couronner le
tout, destructeurs potentiels de
manuscrits trésors de l’humanité… Le bon
vieux scénario colonial de terreur
barbare et de diabolisation des rebelles
touaregs au Mali s’étale à la une, alors
que la création de la République de l’Azawad
vient d’être déclarée le 6 avril 2012
par le MNLA (Mouvement National de
Libération de l’Azawad). L’aspiration à
l’indépendance d’une population malmenée
depuis cinquante ans par un Etat dont le
caractère "démocratique" relève
de la langue de bois est malvenue dans
la zone saharo-sahélienne. Dans le
tableau caricatural présenté à l’opinion
publique, l’innommable demeure la
revendication politique des Touaregs,
systématiquement tue par les experts
assermentés. Le motif du jihad islamiste
vient à point nommé pour étouffer tout
élément d’intelligibilité de la
situation et légitimer la répression à
venir du mouvement et peut-être, comme
par le passé, les dérives génocidaires.
Qui se souvient des milices
paramilitaires maliennes qui, juste
après les accords de paix signés entre
la rébellion et le gouvernement malien
en 1991, ont été lancées contre les
civils touaregs et maures à "peau
rouge", torturés, tués, décimés ou
contraints à l’exil (1), dans un
silence international fracassant et sous
le gouvernement même d’ATT, président du
Mali démocratique, aujourd’hui détrôné
par une junte militaire non démocratique
?
Le canevas
jihadiste n’a rien de nouveau, il a été
régulièrement brandi et activé, d’abord
au sujet de la guerre anticoloniale
menée par les Touaregs jusqu’à
l’écrasement complet de leur résistance
en 1919, puis à chaque soubresaut contre
les régimes autoritaires des Etats
postcoloniaux, mis en place en fonction
des intérêts de l’ancien empire
colonial. L’amalgame entre insurgés
touaregs, islamistes et terroristes,
sans compter les autres registres
diffamatoires, est un raccourci commode
pour éradiquer, sous couvert de lutte
anti-terroriste, toute contestation
politique de la part des Touaregs, toute
déclaration ou action qui pourrait
contrarier les intérêts des grands
acteurs politiques et économiques de la
scène saharienne. Les opposants sont
d’ailleurs immédiatement pris en main
par les services spéciaux des Etats à
l’aide des dispositifs habituels :
intimidation, diffamation ou corruption.
L’un des petits cadeaux classiques et
anodins que les services français ont
toujours offert spontanément à leurs
"amis touaregs" est un téléphone
portable, satellitaire si nécessaire,
directement branché sur les centres
d’écoute. (2)
Mais l’enjeu
essentiel de la question
saharo-sahélienne ne se joue pas à
l’échelle locale. Il concerne l’économie
mondiale et le redécoupage des zones
d’influence entre les puissances
internationales avec l’entrée en scène
de nouveaux acteurs (américains,
chinois, canadiens, etc) qui bousculent
l’ancien paysage colonial. L’accès
convoité aux richesses minières
(pétrole, gaz, uranium, or,
phosphates...) dont regorgent le Niger,
la Libye, l’Algérie, et le Mali d’après
des prospections plus récentes, est au
centre de la bataille invisible qui se
déroule dans le désert. Les communautés
locales n’ont jusqu’ici jamais comptées
en tant que telles, mais seulement comme
leviers de pression qu’ont
systématiquement cherché à manipuler les
Etats en concurrence. C’est ainsi que
les revendications politiques touarègues
ont longtemps été contenues dans les
limites strictes d’une autonomie
régionale, d’ailleurs jamais appliquée
par les Etats ; et c’est pourquoi
l’autre manette d’action que
représentent les islamistes est devenu
une réalité saharienne. Par contre, la
question des liens étroits qu’entretient
la création des groupes islamistes au
Sahara avec, au premier rang, l’Etat
algérien, n’est pratiquement jamais
évoquée. De même qu’un silence de plomb
règne sur les interventions constantes
des services secrets français, algériens
et libyens pour contrôler à leur profit
la rébellion touarègue, la divisant en
groupes rivaux destinés à se neutraliser
les uns les autres.
Sous la pression des nouveaux contextes
politiques nationaux et internationaux,
les mouvements insurrectionnels touaregs
ont, de leur côté, fortement modifié
leurs revendications et leurs axes de
mobilisation, dans la forme comme dans
le contenu. Ils sont passés d’un projet
d’indépendance politique de tout le
"territoire des Touaregs et de ses
marges" (Kawsen) au début du XXe
siècle, lors de l’insurrection générale
contre l’occupation coloniale, à des
revendications plus restreintes : en
1963, les Touaregs de l’Adagh se
soulèvent contre le découpage frontalier
(entre le Mali et l’Algérie) qui les
privent d’une partie de leur territoire
et les séparent des Touaregs de l’Ahaggar
; la répression par l’armée malienne
contre les civils sera féroce, laissant
des cicatrices indélébiles jusqu’à
aujourd’hui et cette terreur instaurée
contre la population sans défense
fournira le modèle privilégié utilisé
pour réprimer chaque nouvelle
insurrection touarègue dans les Etats de
la zone saharosahélienne. Dans les
années 1990, les mouvements rebelles du
côté nigérien autant que malien
expriment une revendication d’autonomie
régionale infra étatique qui ne remet
plus en cause les frontières
postcoloniales. Les mouvements nés en
2007 s’insurgent contre la mal
gouvernance mais, en dépit de leur
inscription dans l’identité nationale
étatique – "Notre identité est Niger"
déclare le 23 avril 2008 Aghali Alambo,
responsable touareg du Mouvement des
Nigériens pour la Justice –, ils sont
accusés d’ethnicisme et de
communautarisme. En février 2012, le
MNLA, fondé par des Touaregs du côté
malien et armé d’une force de frappe
inédite suite à l’effondrement de la
Libye, revendique clairement
"l’indépendance de l’Azawad" et une
ligne politique républicaine, laïque et
pluri-communautaire. Un nouveau
mouvement, Ansar Dine, dirigé par Iyad
ag Ghali, surgit en mars 2012, alors que
l’action armée du MNLA est déjà engagée
: l’objectif d’Ansar Dine est religieux
et sa tendance salafiste, visant à
instaurer la sharia dans tout le Mali et
l’Afrique de l’ouest. Iyad Ag Ghali
s’exprime bruyamment dans les média et
donne l’occasion aux responsables
politiques internationaux de brandir à
nouveau la menace islamiste comme
étendard de terreur et argument qui
légitimerait une intervention militaire
soutenue par la communauté
internationale.
La carte du péril
terroriste dans la zone
saharo-sahélienne est jouée. Le projet
était déjà dans les cartons des Etats
bien avant les événements actuels.
L’existence d’al Qaïda au Maghreb est en
effet un schéma qui s’ébauche en 2001
quand le Département de Renseignement et
de Sécurité algérien (DRS) annonce que
l’armée a abattu un combattant yéménite
présenté comme un émissaire de Ben Laden
cherchant à assurer la liaison avec le
Groupe Salafiste pour la Combat (GSPC).
Dans le cadre de la lutte
anti-terroriste, les Etats-Unis
promettent à l’Algérie une aide en
équipement militaire qui tarde à venir
jusqu’à ce qu’un événement opportun
survienne pour sceller la coopération
américano-algérienne : l’enlèvement en
mars 2003 de trente-deux touristes
européens dans le sud algérien par des
membres du GSPC. Ce groupe est dirigé
par Amari Saïfi, alias Abderrezak El
Para. Mais l’itinéraire de cet ancien
militaire algérien révèle de nombreuses
incohérences (3) qui montrent
qu’il s’agit plutôt d’un "agent
infiltré du DRS" (Malti, 2008). Sur
le terrain, les observateurs touaregs
constatent que les ravisseurs se
ravitaillent dans les casernes du sud
algérien et que certains d’entre eux,
croisés sur les pistes sahariennes,
n’ont visiblement pas passé la nuit à la
belle étoile. La capture d’El Para en
2004 par un petit groupe de rebelles
tchadiens qui propose sans succès à
l’Algérie, aux USA et à la France de
leur livrer l’islamiste le plus
recherché d’Afrique, montre que cet
épisode n’entrait pas dans le scénario
organisé de la traque des
"terroristes" à travers tout le
Sahara. C’est finalement la Libye qui se
chargera d’extrader El Para vers
l’Algérie. Le rapt des otages dont un
groupe sera libéré contre rançon au nord
du Mali après une étrange mise en scène
d’affrontement armé, donne l’occasion au
président américain Bush d’agiter le
spectre d’Al Qaïda au Sahara et
d’affirmer la nécessité d’étendre la
chasse aux extrémistes, de la corne de
l’Afrique à l’Atlantique.
La Pan-Sahel
Initiative (programme d’assistance
militaire américaine au Mali, Niger,
Tchad et Mauritanie), élaborée dès 2002,
devient opérationnelle en 2003 avec
l’envoi de troupes américaines sur le
sol africain. Cette coopération
militaire s’étend en 2005 à tous les
pays adjacents (Tunisie, Algérie, Maroc,
Sénégal, Nigéria) et devient
l’Initiative du Contre-terrorisme
trans-saharien. Le Rapport sur le
terrorisme dans le monde publié en avril
2007 par le département d’État
américain, produit une carte explicite
qui désigne comme "Terrorist Area"
pratiquement toute la zone
saharo-sahélienne, et en particulier
celle où évoluent les Touaregs et leurs
anciens partenaires économiques et
politiques. Les routes caravanières et
les axes de circulation habituels des
familles sont inclus dans ce périmètre
terroriste. Pour l’Algérie, seuls les
espaces frontaliers avec le Maroc, le
Mali, le Niger et la Libye, font partie
de l’aire incriminée, alors même que les
attentats islamistes à cette période
précise ont tous lieu au nord de ce
pays, et notamment dans sa capitale. Le
rapport américain allègue que ces zones
désertiques servent de refuge aux
organisations terroristes défaites au
Moyen-Orient. Selon le Département
d’Etat, le GSPC qui aurait fusionné en
septembre 2006 avec Al Qaïda - prenant
le nom d’Al-Qaïda in Islamic Maghreb
(AQIM) - "a continué d’être actif au
Sahel, franchissant les frontières
difficiles à surveiller entre le Mali,
la Mauritanie, le Niger, l’Algérie et le
Tchad pour recruter des extrémistes aux
fins d’entraînement et de lancement
d’opérations dans le Trans-Sahara et
peut-être à l’extérieur. Sa nouvelle
alliance avec Al-Qaïda lui a peut-être
donné accès à plus de ressources et à un
entraînement accru."
Le rapport manie
sans cesse la dichotomie simpliste et
bien connue entre un monde civilisé et
régulé par l’autorité étatique dont
l’Occident aurait le monopole et
l’espace sans foi ni loi des "tribus",
aboutissant à des injonctions
d’intervention au nom de la sécurité du
monde. Le glissement entre supposition
et réalité est opéré en 2008 par la
presse américaine qui abandonne les
"peut-être" du Rapport du
Département d’Etat américain. La traque
de "Al-Qaeda in the Islamic Maghreb
(AQIM)" par les forces armées
américaines au Sahel devient une
évidence indiscutable, de la même façon
que s’instaure insidieusement l’idée que
le groupe islamiste serait aidé par des
: "tribus nomades connues sous le nom
de Touareg, un groupe ethnique berbère
qui est en lutte avec le gouvernement du
Mali" et d’autre part que sa
trésorerie serait assurée par le trafic
de drogue (Daniel Williams, in
Bloomberg.com, 23 avril 2008).
Le compactage commode opéré entre
‘islamistes / terroristes /Touaregs
/nomades / trafiquants’ dessine ainsi
une "zone de non droit livrée aux
"tribus", et donc à l’anarchie, au
désordre, à la délinquance. On retrouve
ici la sémantique et le schéma appliqués
entre autres à l’Afghanistan par les
autorités américaines, avec le succès
que l’on connaît.
Entretemps,
l’ancien GSPC devenu Aqmi se développe
au nord du Mali. Le successeur d’El-Para
à la tête d’Aqmi est un autre algérien
du nord, Mokhtar Belmokhtar. Grâce à la
rançon obtenue en échange des otages, il
s’assure des complicités locales dans l’Azawad
en milieu arabophone et aurait pris
épouse chez les Maures de Tombouctou. Il
s’insère notamment aux réseaux de
contrebande de cocaïne que les Etats ou
du moins des personnes haut placées dans
l’appareil étatique laissent opérer
entre Mali, Mauritanie, Sahara
occidental, Algérie, Niger, Libye, tant
les bénéfices perçus sont juteux.
Plusieurs brigades d’Aqmi sont
identifiées dans cet espace, nanties de
véhicules lourdement armés qui se
déplacent au grand jour sans se
dissimuler. Ces groupes qui ont établi
un lien direct avec Al-Qaïda échappent à
présent au contrôle de l’Algérie. En
2007, les services algériens auraient
même tenté de faire assassiner
Belmokhtar par des éléments de la
rébellion touarègue (4).
Iyad ag Ghali,
ancien chef de la rébellion touarègue
des années 1990, travaillant ensuite au
profit du gouvernement malien, a été en
2004 le médiateur principal dans
l’affaire des otages enlevés par Aqmi.
Il aurait alors été chargé d’"infiltrer
les groupes d’Abou Zeid et Belmokhtar
via la Katiba Ansar Essuna selon un plan
bien établi avec les services secrets
maliens et algériens" (Ansar 2012).
Assumant des fonctions diplomatiques en
Arabie Saoudite pour le gouvernement
malien, il se rapproche des courants
salafistes et des soutiens financiers
lourds qu’ils procurent. Le 18 mars
2012, après les premiers succès
significatifs du MNLA dans l’Azawad, il
apparaît à la tête de son nouveau
mouvement appelé Ansar Dine,
spécialement créé pour diviser le front
indépendantiste et "le dégarnir en
hommes" (Ansar 2012). On a à faire,
en somme, au traitement habituel des
dynamiques insurrectionnelles par les
services secrets, travaillant toutes les
lignes de fractures possibles. Sauf que
le schéma tribal sur lequel s’appuient
ces stratégies d’affaiblissement du MNLA
ne fonctionne pas exactement comme
l’imaginent ou comme ont
systématiquement essayé de l’instaurer
depuis 1990 les artisans de la division.
Les informations
alarmistes qui circulent sur les
islamistes qui auraient chassé le MNLA
et seraient sur le point d’imposer la
sharia jusqu’à Bamako font partie du
schéma de terreur, manipulé par les
Etats en vue d’obtenir le soutien de
l’opinion publique internationale pour
justifier une intervention militaire
musclée destinée à éradiquer le
"Danger" qui en fait, pour leurs
intérêts, serait au nord plus
indépendantiste qu’islamiste.
Derrière la
poudrière saharienne et ses imbroglios
inouïs dont je n’ai évoqué qu’un très
petit aspect, se profile l’échec cuisant
des Etats postcoloniaux dits
indépendants et de leurs élites, modelés
spécialement pour préserver les intérêts
pharaoniques des puissances
internationales anciennes et montantes,
au détriment complet de leurs peuples,
souffrants, réprimés, brisés, manipulés,
interdits de voix, d’espoir, de futur et
dont le désir de vie se transforme peu à
peu en désir de mort, pour des
soulèvements à venir de plus en plus
désespérés.
Notes
[1]
Voir CLAUDOT-HAWAD Hélène et HAWAD (eds.),
Touaregs. Voix solitaires sous l’horizon
confisqué, Ethnies, Survival
International, Paris, 1996
[2]
Pour les interventions de la DGSE dans
le dossier touareg, voir SILBERZAHN
Claude et GUISNEL Jean, Au cœur du
secret. 150 jours aux commandes de la
DGSE, 1989-1993, Fayard, Paris, 1995.
[3]
Voir à ce sujet notamment MALTI Hocine ,
Les guerres de Bush pour le pétrole ,
Algeria-Watch, 21 mars 2008 ; BENDERRA
Omar, GÈZE François, MELLAH Salima, , «
L’"ennemi algérien" de la France : le
GSPC ou les services secrets des
généraux ? », Algeria-Watch, 23 juillet
2005 ; GÈZE François et MELLAH Salima, "Al-Qaida
au Maghreb" et les attentats du 11 avril
2007 à Alger.
Luttes de clans sur fond de conflits
géopolitiques, Algeria-Watch, 21 avril
2007 ; KEENAN Jeremy, "The Collapse of
the Second Front", Silver City, NM and
Washington, DC : Foreign Policy In
Focus, Sept. 26, 2006.
[4]
Voir ANSAR Issane, "Métastases du
salafisme Algérien à l’épreuve des
soubresauts sahariens et des rebellions
Azawadiennes", blog Temoust, 2012.
© G. Munier/X.
Jardez
Publié le 15 avril 2012 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
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