Opinion
Dommages
Collatéraux :
la face cachée d'un terrorisme d'État
Guillaume de Rouville
Le bombardement de l'Otan à Logar aurait
causé la mort de 18 civils. (photo:
Keystone)
Lundi 3 septembre
2012
Lors des guerres menées par les
États-Unis depuis la chute du mur de
Berlin au nom d’une certaine idée de
leur puissance, est apparue une notion,
celle de « dommages collatéraux
», qui a été utilisée par les organes
des relations publiques du Pentagone
pour justifier et faire accepter aux
opinions occidentales des actes de
guerre provocant des victimes civiles.
Ces dommages collatéraux ne seraient pas
souhaités par la puissance militaire qui
déplore ces tragiques erreurs, fruits de
renseignements erronés ou d’une
technologie défaillante.
Or, a y regarder de plus près, on
s’aperçoit que la plupart de ces actes
de guerre ayant détruit la vie de
milliers de civils en Afghanistan, en
Irak, en Libye ces dernières années
[1], ne sont pas des erreurs, des
dommages collatéraux d’une entreprise
militaire qui ne prendrait pour cible
que des soldats en uniforme appartenant
à la partie adverse, mais bien
des actes délibérés visant à tuer des
femmes, des enfants et des hommes sans
défense.
On pourrait se demander dans quels
buts de telles horreurs seraient
entreprises. La doctrine militaire
répond : pour imposer la terreur source
de toute obéissance.
La doctrine militaire dément
ici brutalement la propagande politique
: faire souffrir les populations civiles
est un des moyens de gagner la guerre ;
torturer leur corps est un des moyens de
courber leur échine ; atteindre leur
conscience est un des moyens de gagner
leur âme (les bombardements des
Alliés à la fin de la seconde guerre
mondiale l’attestent amplement – la
question de savoir si la fin justifie
les moyens est un autre débat).
Vous doutez encore et pensez que de
tels moyens ne feraient qu’inciter des
non-combattants à prendre les armes et à
renforcer l’armée des ombres
[2]. Les soldats du monde entier le
savent bien et répondent impunément :
les victimes de la terreur humaine ne se
vengent pas ; elles souffrent en silence
et ne rêvent que de paix pour pouvoir
enterrer leurs morts et faire leur
deuil. Cela va même plus loin : les
innocentes victimes finissent souvent
par réclamer protection à leurs
bourreaux. À bout, démoralisées par tant
de souffrance et de violence, elles
saisissent la main que leur tend leur
ennemi à l’autre bout du fusil.
C’est au cours de la guerre d’Algérie
que les militaires français
(principalement les Colonels Trinquier
et Lacheroy) ont élaboré une
doctrine mettant au centre des conflits
armés les populations civiles
[3] (les
Anglais avaient déjà appliqué cette
démarche au Kenya au début des années
50, massacrant volontairement des
villages entiers de non-combattants,
mais ils n’avaient pas eu l’idée d’en
faire une doctrine digne d’être
enseignée dans les écoles militaires).
Non plus cibles involontaires
d’une guerre inhumaine, les populations
civiles deviennent l’objectif militaire
à conquérir et à détruire au nom
d’objectifs humains, trop humains.
La torture, les exécutions sommaires,
les bombardements de civils ne sont plus
seulement des crimes de guerre, mais des
moyens militaires au service d’une cause
politique. Les Colonels Trinquier et
Lacheroy exporteront cette doctrine dans
les écoles militaires américaines qui
sauront en faire bon usage dans les pays
d’Amérique Latine, et tout
particulièrement en Amérique Centrale,
dans les cinquante années suivant la
guerre d’Algérie
[4].
Les légions atlantistes parties, sous
l’égide de l’Otan, à l’assaut de
l’ex-Yougoslavie, de l’Afghanistan et de
la Libye ont également appliqué cette
doctrine pour tenter d’imposer l’American
Way of Life et le libéralisme
triomphant aux populations réfractaires.
La doctrine militaire du shock and
awe (choc et effroi)
appliquée par les États-Unis lors de
l’invasion de l’Irak en 2003 n’est que
la réactivation de cette doctrine par
des théoriciens soucieux de rafraîchir
le corpus doctrinaire militaire
américain. Les auteurs de cette resucée,
Harlan Ullman et James Wade
[5],
prennent pour exemple les bombardements
d’Hiroshima et de Nagasaki par les
États-Unis en août 1945 et décrivent
sans ambiguïté l’effet recherché : il
s’agit d’infliger des destructions
massives, de nature humaine ou
matérielle, afin d’influencer une
société donnée dans le sens recherché
par celui qui met en œuvre le choc
et l’effroi, plutôt que s’attaquer
directement à des objectifs purement
militaires [6].
On le voit, cette notion de «
dommages collatéraux » cache en
réalité un terrorisme d’État
[7],
un terrorisme de masse, un terrorisme
occidental dont les médias
occidentaux s’accommodent aisément
puisqu’il est l’œuvre de leurs maîtres
atlantistes. Ils font plus que s’en
accommoder à vrai dire : ils commettent
un crime médiatique lorsqu’ils utilisent
le terme de « dommages collatéraux
» pour masquer les actions
terroristes de leurs dirigeants aux
mains sales.
Il est intéressant de constater que
ce terrorisme d’État occidental est,
pris globalement, plus meurtrier que le
terrorisme islamique (qui n’a pas plus
de justification à nos yeux), terrorisme
islamique qui peut être, par ailleurs,
comme en Libye et en Syrie, le précieux
relais des objectifs géostratégiques des
Occidentaux et de leurs élites.
Ainsi, le terrorisme semble
être au cœur de la doctrine et des
stratégies militaires des démocraties
occidentales. Pour lutter
efficacement contre le terrorisme, ce
que nos dirigeants prétendent s’acharner
à faire, il faudrait oser engager toute
notre ardeur combattante contre
nous-mêmes. À défaut de quoi, la mort de
la démocratie sera (si ce n’est pas déjà
le cas) le dommage collatéral de notre
cynisme et de notre tartuferie.
[1]
Tout comme au Vietnam, au Cambodge,
en Amérique Centrale et en
ex-Yougoslavie, pour ne prendre que
quelques exemples supplémentaires.
[2]
‘L’Armée
des Ombres’,
titre d’un roman de Joseph Kessel
sur la Résistance, est une
expression que nous utilisons pour
désigner les différentes formes de
résistance civile face à
l’oppression.
[3]
Pour une étude générale sur le sujet
des escadrons de la mort, lire le
livre de Marie-Monique Robin, «
Les
escadrons de la mort. L’école
française »,
2004, La Découverte.
[4]
Voir, pour une analyse de cette
doctrine militaire : «
De la guerre
coloniale au terrorisme d’État
», de Maurice
Lemoine,
Le Monde Diplomatique,
novembre 2004.
[6]
« The second example is “Hiroshima
and Nagasaki” noted earlier. The
intent here is to impose a regime of
Shock and Awe through delivery of
instant, nearly incomprehensible
levels of massive destruction
directed at influencing society writ
large, meaning its leadership and
public, rather than targeting
directly against military or
strategic objectives even with
relatively few numbers or systems.
The employment of this capability
against society and its values,
called “counter-value” in the
nuclear deterrent jargon, is
massively destructive, strikes
directly at the public will of the
adversary to resist, and ideally or
theoretically, would instantly or
quickly incapacitate that will over
the space of a few hours or days ».
Op-Cit, chapitre 2, page 23.
[7]
Le terrorisme étant l’usage de
moyens violents visant à terroriser
une population à des fins
politiques.
Guillaume de Rouville,
auteur de La Démocratie ambiguë,
Éditions Cheap, juillet 2012.
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