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Ha'aretz
Un
voleur qui mettrait ses conditions
Gideon Lévy
Gideon Lévy
Haaretz, 25 novembre 2007
www.haaretz.co.il/hasite/spages/927656.html
Version
anglaise : Demands of a thief
www.haaretz.com/hasen/spages/927531.html
En Israël, le
discours public est momentanément sorti de sa torpeur :
« Donner, ou ne pas donner ? », telle est la
question shakespearienne, « faire, ou ne pas faire de
concessions ? » Qu’il est bon de voir ainsi se manifester
ce premier signe de vie : rien que pour cela, il valait la
peine d’aller à Annapolis. Mais ce discours est à la fois
perverti et dépourvu de fondement. Il n’est pas demandé à
Israël de « donner » quoi que ce soit aux
Palestiniens, mais de restituer. De leur rendre leur terre qui a
été volée, leur honneur qui a été piétiné, en même temps
que des droits humains élémentaires et l’humanité qu’ils
ont perdue à nos yeux. C’est là la question centrale, première,
la seule à mériter ce titre, et dont personne ne parle plus.
Nul ne parle plus
de moralité. La justice est, elle aussi, une notion archaïque,
un tabou qui a été délibérément écarté de toutes les
discussions. Deux millions et demi de personnes, agriculteurs,
commerçants, avocats, chauffeurs, adolescentes rêveuses et
jeunes gars amourachés, vieillards, femmes et enfants, et avec
eux aussi, oui, des combattants qui luttent pour une cause juste
par des moyens violents, tous vivent depuis 40 ans sous une botte
brutale – et dans nos cafés et nos conversations de salon, on
parle de « donner ou ne pas donner ».
Juristes,
philosophes, écrivains, professeurs, intellectuels et rabbins,
tous férus d’éthique, prennent part à ce discours perverti.
Que raconteront-ils, un jour, à leurs enfants, quand enfin
l’occupation sera devenue un cauchemar du passé, à propos de
cette période où ils avaient de l’influence ?
Des étudiants
israéliens se trouvent aux checkpoints, dans le cadre de leur
service de réservistes, à trancher des destins avec brutalité
et cruauté, puis ils retournent, pour une partie d’entre eux,
à leurs cours sur l’éthique, à l’université. Des
intellectuels diffusent des pétitions, « faire ou ne pas
faire de concessions ? », oubliant l’essentiel. Des débats
houleux ont lieu à propos de la corruption, pour savoir si Olmert
est corrompu et sur l’atteinte au statut de la Cour suprême,
mais on ne s’occupe pas de la première question en importance :
n’est-il pas vrai que l’occupation est la plus grande, la plus
terrible corruption à s’être répandue ici, couvrant tout le
reste de son ombre ?
Du côté de
l’establishment de la défense, on attise les craintes –
qu’arrivera-t-il si on supprime un checkpoint et si on libère
des prisonniers ? – à la manière dont les Blancs d’Afrique
du Sud se faisaient peur avec « le grand massacre »
qui aurait lieu dès qu’on aurait accordé leurs droits aux
Noirs. Mais ces questions ne sont pas légitimes : il faut en
finir avec l’emprisonnement et la multitude de prisonniers
politiques doit être libérée sans conditions. Exactement de la
même manière que le voleur ne peut pas imposer ses conditions au
propriétaire du bien qu’il a dérobé – pas de conditions préalables
ni autres – Israël ne peut pas s’amener avec des exigences à
l’adresse de l’autre partie, tant que la situation est ce
qu’elle est.
La sécurité ?
A nous de nous protéger. Celui qui ne croit pas que la seule sécurité
qui nous sera accordée sera celle qui découlera de la fin de
l’occupation et de la paix, est invité à se barricader dans
l’armée, derrière des murs et des clôtures. Mais nous
n’avons aucun droit de faire ce que nous faisons :
exactement de la même manière qu’il ne viendrait à l’idée
de personne de tuer les habitants de tout un quartier, d’y sévir
et de l’enfermer, simplement parce qu’y vivent quelques
criminels, il n’y a aucune justification à brutaliser un peuple
entier au nom de notre sécurité. La question de savoir si la fin
de l’occupation mettra en danger la sécurité d’Israël ou la
renforcera est une question hors de propos. Il n’y a et il ne
peut y avoir de conditions préalables à un retour à la justice.
Personne ne
discutera de tout ceci à Annapolis. Même si les « questions
centrales » devaient être soulevées, elles seraient ramenées
à des questions accessoires – les frontières, Jérusalem et même
les réfugiés. Ce serait une manière de fuir l’essentiel. Après
40 ans, on serait en droit d’attendre que la vraie question
centrale fasse enfin l’objet d’une discussion franche et
courageuse : Israël a-t-il le droit moral de maintenir son
occupation ? Le monde aurait dû poser la question depuis
bien longtemps, les Palestiniens auraient dû se concentrer
exclusivement là-dessus, et par-dessus tout, nous aussi, qui en
portons la faute sur nos épaules, nous aurions dû être extrêmement
inquiets de la réponse à cette question.
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)
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