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Ha'aretz
Tué
en service
Gideon Lévy
Gideon Lévy
Haaretz, 14 décembre 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=934396
Rien ne peut justifier le comportement de la douzaine
de soldats israéliens déguisés en civils arabes et cagoulés,
qui ont foncé à bord de leur véhicule commercial dans les rues
de Bethléem sans se soucier des injonctions à s’arrêter. Et
quand enfin ils s’arrêtent, ils abattent un policier innocent,
Mohamed Salah.
C’est
l’histoire d’une pathétique tentative des Palestiniens de régner
sur ce qui leur reste de territoires. C’est l’histoire de
l’arrogance israélienne et de cette terrible facilité à
presser la détente. C’est l’histoire d’une vie
palestinienne dont nous faisons bon marché et c’est
l’histoire tragique de Mohamed Salah qui, du fait de ses problèmes
de dos, avait cessé de travailler comme carreleur à Maale
Adoumim et était entré dans la police palestinienne.
La veuve de Mohamed Salah, Souad, près d'une
photo de son mari
C’est une
histoire comme nous ne devrions pas en lire. Rien au monde ne peut
justifier le comportement brutal de la douzaine de soldats israéliens
déguisés en civils arabes et cagoulés, qui ont foncé à bord
de leur véhicule commercial dans les rues de Bethléem, comme si
c’était leur ville, indifférents aux injonctions à s’arrêter
et qui, lorsqu’enfin ils s’arrêtent, abattent un policier
innocent qui avait osé ouvrir la portière de leur véhicule, ne
mettait personne en danger mais cherchait seulement des
marchandises volées ou périmées.
« Nous
pensions que c’était un véhicule palestinien », nous
dira, comme pour s’excuser, le commandant de l’unité chargée
de faire respecter la loi, du département palestinien des taxes,
à Bethléem, Wahel Anati, dont les hommes avaient demandé
l’arrêt du véhicule pour contrôle. « Mohamed pensait
qu’il allait faire un travail sûr, que tout était coordonné
avec les Israéliens », nous dira Ibrahim, le frère de
Mohamed, à l’intérieur de la vaste tente de deuil, dans le
village reculé et paisible de Dar-Salah, sur la route menant au désert
de Judée. Une pression de doigt sur la détente et sa famille se
retrouve ravagée. « Il a seulement ouvert la portière du véhicule
et ils se sont immédiatement mis à tirer sur lui, même alors
qu’il était tombé à terre », nous racontera Rami
Abou-Kwaider, un coiffeur de Bethléem, témoin du meurtre.
« Le policier palestinien a ouvert le feu », dira le
porte-parole de l’armée israélienne.
Le sang sur la
chaussée n’est pas encore effacé. Le cabinet dentaire du Pr.
Ahmad Rahal et le magasin de tapis « Al Maha » d’un
côté de la rue, et de l’autre côté, le « Salon de Rami »
et « Cocktail Arnosh ». C’est entre les tapis et les
boissons sans alcool que le policier a été tué. Celui qui prépare
les jus de fruits, le jeune Mohamed Hamad, a été libéré il y a
deux mois, après avoir passé sept ans de détention dans une
prison israélienne. Mercredi passé, il était assis dans le
magasin, à attendre les clients.
Aux alentours de
quatre heures de l’après-midi, il a vu un policier palestinien
arrêter un véhicule commercial qui remontait la rue. Il a vu le
policier poursuivre le véhicule. Il a tout à coup entendu
plusieurs coups de feu – huit ou neuf, estime-t-il – et il est
alors allé se cacher dare-dare dans la petite pièce de l’arrière-boutique.
Quand les coups de feu se sont arrêtés et qu’il est sorti dans
la rue, il a vu le véhicule commercial disparaître en haut de la
rue, laissant le policier palestinien étendu sur la chaussée.
Rami Abou-Kwaider,
le coiffeur, se trouvait dehors à ce moment-là, sur le seuil de
son salon. Il a vu le policier rejoindre le véhicule – qui s’était
arrêté dans cette rue qui quitte la route d’Hébron pour
former la rue principale de Bethléem – et en ouvrir une portière.
Il avait son fusil à la main, raconte-t-il, mais pointé vers le
sol. Au moment où il a ouvert la portière, on a ouvert le feu de
l’intérieur du véhicule et le policier s’est effondré en
avant. « Ils ont continué à tirer sur lui alors qu’il était
étendu sur la chaussée », a raconté le coiffeur. Deux
secondes plus tard, le véhicule disparaissait en haut de la rue.
Mohamed Salah murmurait encore. Rami Abou-Kwaider a relevé son
manteau et a découvert la blessure à la poitrine. Ils ont arrêté
une voiture qui passait dans la rue et ont emmené d’urgence
Mohamed Salah à l’hôpital « Hussein » de Beit Jala,
tout proche. C’est là que le policier est décédé.
Le propriétaire
du supermarché qui se trouve au bout de la rue, Taysir Kalif, était
près de la caisse et il a entendu les coups de feu, de loin, et
il est sorti de son magasin. C’est un quartier paisible,
d’habitations et de commerces, et ici on entend tout. Du véhicule
commercial a surgi un homme cagoulé et armé d’une mitraillette
qui, sous la menace de son arme, a ordonné à Kalif et à ses
employés de rentrer immédiatement dans le magasin. Une douzaine
d’hommes cagoulés et armés sont sortis du véhicule et sont
entrés dans la cage d’escalier voisine. Ils sont restés là
une quarantaine de minutes, ne laissant entrer ni sortir personne,
jusqu’à l’arrivée de forces importantes de l’armée israélienne
qui, tout en semant des grenades lacrymogènes et des grenades détonantes,
les ont délivrés de la cage d’escalier où ils s’étaient
retranchés.
Bethléem se
meurt. On est à quelques jours de la fête de Noël et l’église
de la Nativité est déserte. Dans un appartement misérable et négligé,
tout en haut d’un immeuble d’habitations miteux, dans un des
faubourgs de la ville, non loin du camp de réfugiés de Dheisheh,
sont établis les bureaux du service des taxes et impôts de la
ville. Dans le corridor, plusieurs hommes portent l’uniforme.
Leur commandant, le capitaine Wahel Anati, est assis dans une pièce
où se trouve, dans un coin, un lit métallique.
Avec ses 20
policiers et inspecteurs, son rôle est d’empêcher l’entrée
dans la ville de marchandises volées, ou de denrées périmées
susceptibles de porter atteinte à la santé des habitants. Wahel
Anati sort un échantillon d’une armoire métallique : un
paquet de friandises au chocolat « Plus 5 » fabriquées
en Pologne et périmées depuis février 2004, que ses hommes ont
confisquées la semaine dernière. Telles sont les marchandises
qu’ils confisquent aux commerçants qui achètent la poubelle
d’Israël : volaille malade, viande avariée et friandises
polonaises périmées. Les hommes de Wahel Anati sont postés à
des barrages dans les rues de la ville et contrôlent les voitures
suspectes. Régulièrement, raconte-t-il, les soldats israéliens
qui font intrusion dans la ville, humilient ses hommes, leur
ordonnant d’ôter leur uniforme ou leur béret aux yeux de tous,
et de s’éloigner sur le champ des barrages. Lorsque des commerçants
israéliens sont arrêtés alors qu’ils essayaient de faire
passer dans la ville des denrées avariées, les policiers
palestiniens, impuissants, sont obligés de les relâcher immédiatement,
sur ordre de l’armée israélienne.
Il en était
ainsi mercredi passé, alors que les policiers de Wahel Anati étaient
postés à un barrage sur la route d’Hébron. Tout à coup, ils
ont vu approcher du barrage un véhicule commercial, modèle
Mercedes 410, de couleur blanche, et portant des plaques
d’immatriculation palestiniennes. Le véhicule, dont les vitres
étaient opaques, a paru suspect aux inspecteurs qui lui ont fait
signe de s’arrêter. Selon Wahel Anati, le véhicule s’est arrêté,
le conducteur a injurié les inspecteurs du barrage puis a immédiatement
poursuivi sa route. Les inspecteurs, qui ne sont pas armés, étaient
impuissants face à un véhicule forçant le barrage et, par
liaison radio, ils ont fait rapport à la police palestinienne sur
ce véhicule en fuite.
Très vite, les
policiers de la « Garde nationale » qui patrouillaient
autour de la Mouqata'a détruite de Bethléem, ont repéré le véhicule
suspect. Le policier Mohamed Salah lui donné l’ordre de s’arrêter.
Le capitaine Anati insiste sur le fait que le policier Salah
voulait seulement examiner ce qu’il y avait dans le véhicule.
« Si nous avions su que c’était l’armée israélienne,
nous ne l’aurions pas arrêtée. Ce n’est pas notre travail.
Si les Israéliens veulent faire entrer des forces dans la ville,
qu’ils le fassent savoir et nous retirerons nos forces. »
Maintenant, les hommes du service des taxes de Wahel Anati
redoutent d’arrêter aux barrages les véhicules suspects.
La version que
donne de l’incident le porte-parole de l’armée israélienne :
« Au cours des opérations d’une force de l’armée israélienne
en vue de l’arrestation de personnes recherchées à Bethléem,
des hommes armés ont ouvert le feu sur nos forces. Celles-ci ont
répliqué dans leur direction, et après-coup, il est apparu
qu’il s’agissait de policiers palestiniens. Le commandant de
la division de la région de Judée-Samarie, le brigadier Noam
Tivoun, et le chef de
l’Administration civile, le brigadier Yoav Mordehai, se sont
adressés à leurs collègues palestiniens et ont offert une
assistance médicale pour les blessés ».
Aux dires du
porte-parole de l’armée israélienne, Mordehai et Tivoun
« ont agi en pleine coordination avec les équipes
palestiniennes, pour s’enquérir de l’enchaînement des événements,
et ont même organisé une investigation commune, le soir même,
qui s’est déroulée dans une bonne ambiance. Au cours de
celle-ci, il a été décidé de mettre sur pied une équipe
commune avec le commandant de la brigade Etzion et son homologue
palestinien, pour enquêter sur les circonstances de l’incident ».
Telle une
installation de l’artiste Cristo, la maison des parents de
Mohamed Salah, le policier, est enveloppée d’un immense drapeau
de Palestine et de la photo de celui qui a été tué, elle aussi
intimidante par sa taille. Mohamed Salah apparaît, sur cette très
grande affiche, moustachu, portant un casque d’acier, des
lunettes de soleil, et son fusil à la main – la photo a été
prise au moment de son engagement dans la garde nationale
palestinienne, au terme de la formation qu’il avait suivie à
Bethléem, il y a huit mois, pour devenir policier. Il a, sur
l’affiche, l’allure d’un para israélien.
Après avoir
recueilli les témoignages dans la ville, nous nous sommes rendus,
cette semaine, dans le village de Dar-Salah, au seuil du désert
de Judée, accompagnés d’enquêteurs de l’organisation
« B’Tselem », Souha Zeid et Karim Joubran. Tous les
hommes du village étaient rassemblés dans la tente de deuil, à
côté de la maison des parents endeuillés, mais les parents
eux-mêmes ne savent pas encore que leur fils a été tué en
service.
Il y a quelques
jours, ils sont partis en pèlerinage à la Mecque et personne
n’a osé leur parler de la mort de leur fils. Ils téléphonent
chaque jour à la maison, demandent pourquoi Mohamed ne répond
pas sur son téléphone portable, et son frère aîné, Ibrahim,
leur dit que Mohamed est au travail, que la batterie de son
portable est déchargée, qu’il a perdu son appareil – tout
sauf l’amère vérité. Leur mère est malade et ici, on craint
pour ses jours : « Elle mourrait sur le coup, si elle
savait », dit Ibrahim.
Dans la longue
tente sombre, des dizaines d’hommes au regard triste. Les quatre
enfants de Mohamed Salah : deux garçons, Reshad, 17 ans,
Rashed, 7 ans, et deux filles, Rasha, 14 ans et Rana, 12 ans. Les
nouveaux orphelins circulent, abattus, parmi les gens rassemblés.
A l’intérieur de la maison, vêtue d’un manteau noir au col
en fausse fourrure, Souad, la veuve, est assise seule, à côté
d’une photo de son mari. Elle a le regard fermé.
Cela faisait huit
mois que Mohamed Salah servait dans la garde nationale. Avant
cela, il avait travaillé pendant des années comme carreleur,
construisant les maisons [dans les colonies] de Maale Adoumim et
de Beitar Ilit. Corpulent, 110 kilos, disent-ils, il souffrait de
douleurs au dos et avait été contraint d’arrêter le travail
de carreleur. C’est comme ça qu’il s’était engagé dans la
garde nationale. « C’était un homme paisible. Il savait
que tout était coordonné avec les Israéliens et qu’il n’y
avait aucun danger dans ce travail-là », dit Ibrahim, qui
insiste sur le fait que son frère n’a jamais été actif au
sein d’aucune organisation.
Mohamed Salah
travaillait une semaine sur deux : une semaine dans la police
de Bethléem, une semaine chez lui, à Dar-Salah. Le samedi d’il
y a deux semaines, il s’est trouvé à la maison pour la dernière
fois. Il projetait de revenir cette semaine-ci et d’aller à Hébron,
acheter des cadeaux pour ses parents, à leur retour du Hadj.
« Qu’est-ce que vous avez à entrer à Bethléem et à
tuer comme ça ? », demande un ami d’enfance, Ghassem
Salah, et sa question reste suspendue, dérangeante, dans
l’espace de la tente, entre les petites tasses de café amer et
les dattes.
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)
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