Haaretz, 14
décembre 2006
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Version anglaise : Death
sentence
Qu’est-ce qui trotte maintenant dans la tête du
soldat qui a tiré à balle réelle dans la tête d’un
adolescent et l’a tué ? Que lui est-il passé par la tête
dimanche dernier, au moment de pointer son arme vers la tête de
l’enfant ? Pense-t-il encore à sa victime ? Et
pourquoi faut-il ouvrir le feu à balles réelles sur des enfants,
même s’ils lancent des pierres sur une jeep blindée ? Les
soldats n’ont-ils pas d’autres sanctions que des balles d’un
fusil pointé sur la tête d’un enfant ?
Et qu’en est-il des décisions du Cabinet de « promouvoir
le calme en Cisjordanie également » ? Le Cabinet
n’a-t-il pas décidé, la semaine dernière, que les
arrestations en Cisjordanie ne se feraient dorénavant qu’avec
l’approbation du commandant général ? Mais pour tirer une
balle dans la tête d’un enfant et le tuer, aucune confirmation
d’aucun général n’est nécessaire : il suffit de
descendre de la jeep, de viser et de tirer. L’armée israélienne
s’oppose en effet au cessez-le-feu, en Cisjordanie aussi.
Jamil Jabaji, l’enfant aux chevaux du camp de réfugiés
d’Askar à Naplouse, a été tué. Avec ses amis, il lançait
des pierres sur la jeep Hummer blindée qui descendait de la
colonie en direction du camp et le soldat l’a tué de sang
froid. D’après le témoignage des enfants, la jeep roulait
lentement, elle avançait puis s’arrêtait, avançait, s’arrêtait,
dans ce qui semblait aux enfants être une provocation, comme si
elle cherchait à les entraîner à approcher encore et encore,
jusqu’à ce qu’elle s’arrête et que deux soldats en
sortent, ouvrant le feu en visant la tête. Pas de gaz lacrymogène.
Même pas de balles enrobées de caoutchouc. Des balles réelles.
Condamnation à mort pour jet de pierres. Jamil aimait les
chevaux, jouait dans le cercle théâtral du centre communautaire,
s’entraînait au karaté ; au football, il était le
gardien de but de l’équipe sélectionnée des enfants du camp
et était membre des scouts. Il avait 14 ans et demi. Il était le
plus haut de taille dans la rangée d’enfants qui se tenaient
sur l’escarpement et lançaient des pierres sur la jeep Hummer
qui roulait sur la route en contrebas : c’est peut- être
pour ça qu’il a été condamné. Pour ça que le soldat l’a
visé juste à la tête. Une seule balle qui est entrée par le
front et ressortie par la nuque, le tuant sur place.
Le lendemain, les enfants ont dressé un monument
à la mémoire de Jamil. Un petit tas de pierres, une couronne de
fleurs avec, en son centre, une photo de Jamil, exactement à
l’endroit où il est tombé, au bout de l’oliveraie, non loin
de l’écurie où se trouve son cheval favori, Moshaher. Jamil
est le troisième enfant tué ici, ces dernières années, entre
le camp d’Askar et la colonie d’Alon Moreh qui domine la zone
depuis la colline.
Les ruelles étroites du nouveau camp de réfugiés
d’Askar sont ornées de photos de l’enfant du camp qui est
tombé. Il fait froid dans la maison de la famille Jabaji et la
grand-mère, Askiya, enveloppée dans une couverture de laine, est
étendue sur son lit métallique, passant sa journée à regarder
la photo de son petit-fils, ornée d’une couronne de fleurs, et
qui est accrochée au mur qui lui fait face. Âgée de 78 ans,
elle est originaire de Lod. Jamil était son plus jeune
petit-fils, arrivé tard ; l’enfant choyé de la famille.
Le père de famille, Abed El-Karim, n’est pas à
la maison. Pendant la plus grande partie de sa vie, il a travaillé
dans une fabrique de saucissons à Bnei Brak, et maintenant, alors
qu’Israël a tué son fils, il se trouve à l’étranger et ne
peut se permettre de rentrer pour le pleurer. Quelques jours avant
que son fils ne soit tué, El-Karim était parti pour la Jordanie,
accompagnant son fils Hamis qui, à 19 ans, est atteint d’une
maladie rare incurable. Hamis est censé subir une intervention
chirurgicale en Jordanie, et son père ne peut pas se payer un
voyage de retour pour les jours de deuil. Wafiya, la mère
endeuillée, se lamente. Elle tire de sous son lit le cartable de
Jamil et le lance par terre avec fureur. « Ils
ont dit qu’il était recherché ? Les toilettes qui se
trouvent dans la cour, il avait peur de s’y rendre seul, la
nuit. Je l’accompagnais toujours. »
Un enfant entre dans la maison : Mohamed
Masimi, et on perçoit chez lui aussi les signes d’un
traumatisme. Il a le visage figé, l’ombre d’une première
moustache, il se ronge les ongles et son regard est absent. C’était
le meilleur ami de Jamil. « Je ne parviens
toujours pas à croire qu’il est mort », marmonne-t-il
sourdement. Ils ont grandi ensemble depuis la naissance, dans les
ruelles du camp. C’est ensemble que, dimanche passé, ils se
sont rendus à l’école du camp où ils étaient dans la même
classe de 9e C et c’est ensemble qu’à midi, ils sont rentrés
à la maison. Jamil avait dit à Mohamed que l’après-midi, il
irait au centre communautaire du camp, au cercle théâtral.
Puis Jamil a demandé à sa mère un shekel pour
s’acheter un sandwich en attendant que le repas de midi soit prêt.
Il a quitté la maison et n’est pas revenu. Il s’est
apparemment acheté son sandwich et est allé à l’écurie, au
bout de la rue, à la limite du camp, et où se trouve son cheval
favori. Il allait chaque jour auprès de Moshaher, lui donnait un
sucre et le bouchonnait. Dimanche midi aussi, il y est allé,
jusqu’au moment où, avec ses amis, il a aperçu une jeep de
l’armée descendant d’Elon Moreh qui s’étend sur la crête
située en face. Une dizaine d’enfants, la plupart du même âge
que Jamil, ont couru vers l’oliveraie toute proche, au pied de
laquelle passe la route qui descend de la colonie et file au nord
de Naplouse.
Nous sortons de la maison et suivons le dernier
chemin suivi par Jamil. Dans l’écurie de Mahmoud Adaoui,
Moshaher, tout gris, mange du foin. Les cinq chevaux de l’écurie
sont enfermés dans la carcasse vide d’un camion. Ici, on les
entraîne pour la course. Quelques jours avant que Jamil ne soit
tué, son Moshaher avait gagné une course à Jéricho. Jamil
n’a jamais monté Moshaher. Il était trop lourd pour un cheval
de course.
Dans l’écurie, nous rencontrons M*, un enfant
de petite taille et à la voix gazouillante, « Street team »
écrit sur son polo, et A*, un garçon de 15 ans, fringant, les
cheveux enduits de gel, comme la plupart des jeunes garçons du
camp. A* et M* étaient parmi les enfants qui lançaient des
pierres, ce dimanche meurtrier. A* porte une cicatrice à la jambe :
en 2002, l’armée israélienne avait tiré un obus sur sa
maison, dans le camp ; quatre personnes avaient été tuées,
dont son père et un enfant de huit ans, et A* avait été blessé
à la jambe.
Nous quittons l’écurie en prenant la direction
de l’oliveraie. M* nous conduit de sa voix enfantine. Sous un
soleil automnal, une plantation soignée dont la terre, travaillée,
est semée de pierres. Les maisons d’Elon Moreh sont visibles
sur la colline. La route, noire, serpente de là haut et passe au
pied de l’oliveraie. Du fait de la pente abrupte, on ne peut la
voir qu’en se tenant vraiment au bord de l’escarpement, haute
d’une dizaine de mètres. De là, la route continue vers le
barrage de Wadi Bazan qui sépare Naplouse du district de Jénine.
Les enfants racontent qu’ils se sont mis à
courir le long de l’abrupt et à lancer des pierres sur la jeep.
La route est, maintenant encore, semée de pierres. Selon eux, la
jeep roulait lentement en s’arrêtant tous les quelques mètres.
Ils sont convaincus que le but était de les inciter à lancer
encore des pierres et de s’approcher le plus possible du bord de
l’escarpement. Les enfants sont tombés dans le piège. Ils se
sont éparpillés sur la crête, avec Jamil au milieu, à lancer
et lancer des pierres. Alors la jeep s’est arrêtée et deux
soldats en sont sortis. Ils ont pointé leurs fusils et ont tiré
quatre balles séparées, en direction du groupe des enfants.
Jamil a été touché à la tête et s’est
effondré. Les enfants disent que celui qui lui a tiré dessus,
c’est le soldat qui était assis à côté du conducteur. Dans
la panique, les enfants se sont sauvés. Seuls M* et A* sont restés
là, à essayer de traîner le corps de leur ami. Mais Jamil était
trop lourd et ils n’y arrivaient pas, avec leurs bras grêles,
jusqu’à ce qu’arrive un voisin, Ali Abou-Sanafa, qui habite
la dernière maison avant l’oliveraie, et qui les a aidés à
l’évacuer. A l’hôpital Rafidiya, où Jamil a été amené en
taxi, on a fait le constat du décès. Les enfants disent que son
cerveau était répandu sur ses vêtements.
Je demande aux enfants des pierres d’Askar :
« Pourquoi avez-vous lancé des pierres
? » Le petit M* fait un sourire embarrassé et se
tait. A* dit : « C’est un jeu ».
Depuis la tragédie, ils n’ont pas osé venir jusqu’ici. Voyez
ici, montrent-ils, il y a quelques mois, un autre enfant, Oday
Tantawi, 14 ans, a aussi été tué, et là-bas, c’est Bashar
Zabara, 13 ans. Ils ont tous les deux été tués dans cette
oliveraie, à quelques mètres du monument improvisé à la mémoire
de Jamil. Le propriétaire de l’écurie dit que parfois, Jamil
venait dès six heures du matin, avant d’aller à l’école,
pour nourrir Moshaher.
Jamil n’avait pas une chambre à lui. Il avait
l’habitude de dormir dans un lit double avec ses parents. Au mur
est accroché un certificat attestant qu’il avait obtenu la
ceinture jaune de shotokan, sorte d’art martial. Wafiya, sa mère,
montre aussi son certificat de scout, la photo d’un enfant
portant une cravate bleue, une chemise bleu ciel et un béret
bleu.
Au centre communautaire du camp, un jeune bénévole
suédois explique à une fille de réfugiés où se trouve l’Afrique
sur la carte colorée qui est dessinée sur le mur. La photo de
Jamil est déjà collée sur la porte en verre. Le directeur du
centre, Youssouf Abou Sariya, dit que Jamil participait à la
plupart des activités du centre, mais qu’il aimait surtout le
cercle théâtral. Voilà une photo de lui, qui le montre, le
visage peint de couleurs de guerre, debout sur la scène en pierre
dans la cour de jeu bien entretenue, cadeau de l’Europe. « Nous
espérons que l’armée ne viendra plus dans le camp d’Askar »,
dit Youssouf Abou Sariya, « Difficile
d’empêcher les enfants de jeter des pierres. Il n’y a pas de
base militaire, ici, seulement un camp de réfugiés.
L’oliveraie est le seul endroit où les enfants peuvent sortir
du camp surpeuplé et respirer un air pur. Jamil n’est pas le
premier enfant à avoir été tué là.
« Les Israéliens ne disent
pas qu’ils ont tué un enfant », poursuit-il, « Ils
disent avoir tué quelqu’un qui mettait en danger la vie des
soldats. Mais quel enfant peut mettre en danger la vie des soldats ?
Parfois ils disent que l’enfant était armé. Quel enfant peut
porter un fusil ? Quel motif ont-ils d’ailleurs de venir
ici ? Si vous voulez défendre votre pays, ne venez pas dans
le camp d’Askar. D’ici, on ne protège pas Tel Aviv. Askar ne
menace pas Tel Aviv. »
Le porte-parole de l’armée israélienne : « Sur
requête du procureur militaire principal, la Division d’Investigation
criminelle a ouvert une enquête sur les circonstances de
l’incident. Au terme de l’enquête, ses résultats seront
soumis au procureur militaire. »
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)