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Ha'aretz
Coude
à coude, comme du bétail
Gideon
Lévy
Haaretz, 10 décembre
2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/798915.html
Version
anglaise : Elbow to elbow, like cattle
www.haaretz.com/hasen/spages/798786.html
Ces
trois dernières semaines, Laila El-Haddad les a passées dans un
misérable appartement qu’elle a dû louer, contre son gré, à
El Arish, en Egypte, pour elle et son fils Yousouf, âgé de deux
ans et neuf mois. Tous les quelques jours, ils entreprenaient
d’aller au passage de Rafah, à quelque 50 kilomètres de là,
pour tenter de rentrer chez eux, à Gaza. Tentatives désespérantes :
en même temps que 5.000 autres habitants de Gaza, attendant eux
aussi de pouvoir retourner chez eux, elle s’est retrouvée pressée
pendant des heures, avec son petit enfant, dans l’interminable
file du passage de Rafah. « Coude
à coude, comme du bétail », ainsi qu’elle le décrit
sur son blog ([i]),
jusqu’au moment d’être, une fois de plus, honteusement refoulée.
Laila
El-Haddad, jeune journaliste qui partage son temps entre Gaza et
les Etats-Unis, peut se permettre de payer neuf dollars par nuit.
Mais la plupart des infortunés autour d’elle, dont des malades
atteints du cancer, des bébés, des vieillards et des étudiants,
des invalides et des blessés, ne peuvent pas s’offrir ces
extras. Certains louent une tente, pour une lire égyptienne et
demie la nuit, les autres dorment tout simplement à la belle étoile,
dans le froid de la nuit, où s’entassent dans les mosquées de
l’endroit.
Ces
gens veulent rentrer chez eux. Israël ne leur accorde même pas
cela. Ce sont des gens avec des familles, des obligations et des
projets, des gens qui ont des désirs, de l’honneur, mais qui se
soucie de cela ? Ces dernières semaines, même le Ministre
palestinien pour la qualité de l’environnement, Youssouf
Abou-Safiya, a été bloqué. Laila El-Haddad raconte que lui
aussi est apparu un soir, ramassant des branches sur la plage de
El Arish, pour allumer un feu de camp. Cet été, au barrage, au
moins sept personnes, parmi celles qui faisaient le pied de grue,
sont mortes de chaleur et de déshydratation. Pour beaucoup de
malades, l’attente est un cauchemar qui met leur vie en danger.
Pour des étudiants, cela signifie la perte d’une année d’étude.
On ne parle même pas de ces mauvais traitements dans les journaux :
n’a-t-il pas en effet été mis fin à l’occupation de Gaza ?
Sans
que quiconque y ait prêté attention, la Bande de Gaza est
devenue le bout de terre le plus fermé au monde, après la Corée
du Nord. Mais si la Corée du Nord est connue dans le monde pour
être un pays totalement fermé, combien savent que tel est le cas
aussi à une heure de route de Tel Aviv la turbulente ?
Le
barrage d’Erez est désert : les Palestiniens ne sont
autorisés à y passer, les étrangers quasiment pas, et ces deux
dernières semaines, pas non plus les journalistes israéliens. De
temps à autres, on y pousse encore une chaise roulante à l’intérieur
des longs couloirs du contrôle de sécurité, amenant un malade
condamné ou quelqu'un qui a été grièvement blessé par l’armée
israélienne, pour des soins en Israël et retour. Le grand
terminal qu’Israël a construit, monstre de béton et de verre
aux allures de centre commercial fantastique, se dresse comme une
blague particulièrement de mauvais goût, une moquerie. Au
barrage de Karni, le seul canal d’approvisionnement pour un
million et demi de personnes, ne sont passés, depuis janvier, que
12 camions par jour ; selon l’ « Accord
sur les Passages » signé il y a un an, Israël s’était
engagé à y permettre le passage de 400 camions par jour.
L’excuse : la sécurité, comme d’habitude. Mais à Karni,
il n’y a pas eu d’incident touchant à la sécurité depuis
avril. Cela signifie non seulement une lourde misère, mais aussi
des dommages pour 30 millions de dollars à l’agriculture
gazaouite, à peu près la dernière source de revenus. D’après
un rapport de l’ONU publié la semaine dernière, Israël a violé
tous les points de l’accord. Pas de passage vers Israël, pas de
passage vers la Cisjordanie et pas non plus de passage vers l’Egypte
– la dernière issue.
Le
passage de Rafah est fermé de manière quasiment continue depuis
le mois de juin. Sur 86% des jours, le passage était
infranchissable. Le mois denier, il n’a été ouvert que 36
heures, réparties sur quatre jours. La foule désespérée de
ceux qui attendaient s’est ruée vers les barrières. La scène
était déchirante. Puis le passage a de nouveau été fermé. La
dernière fois, cela s’est produit quand le Ministre palestinien
des Affaires étrangères est passé avec 20 millions de dollars
dans ses affaires. Châtiment collectif : fermeture pour des
semaines. Le passage, il faut le rappeler, n’est permis qu’aux
Gazaouis porteurs d’une carte d’identité délivrée par Israël.
Les armes ne passent pas par là, Israël l’a reconnu. La
fermeture – et cela aussi, Israël l’a reconnu – est
seulement destinée à exercer une pression sur les habitants.
Rafah
est encombré par la foule de ceux qui attendent des deux côtés,
y compris de nombreux pèlerins en route pour La Mecque. Mardi
passé, le bruit a circulé que le barrage serait ouvert le
lendemain. Israël n’annonce l’ouverture du barrage que la
veille, à 11 heures du soir. Cela aussi fait partie des abus.
« Une seule chose est
sûre, c’est que personne ne sait quand le barrage sera
‘ouvert’ », a écrit Laila El-Haddad sur son blog.
Elle s’est empressée de partir à six heures du matin, le
lendemain, et cette fois, elle a finalement réussi à passer,
mais des milliers d’autres sont restés derrière.
La
veille, elle avait rapporté sur son blog des bouts de
conversation avec son petit garçon : « Pourquoi
on ne rentre pas à la maison ? », avait-il demandé,
un soir. « Que
raconter à un enfant de deux ans ? », se
demandait-elle. « Qui
ferme la frontière ? », demandait-il. « Des gens méchants »,
a-t-elle dit. « Comme
dans les histoires ? Comme dans le Livre de la Jungle ? »,
a-t-il demandé. « Et
qui sont les méchants, les Juifs ? » « Que
lui répondre ? », rumine-t-elle. « Mais pourquoi ? Qu’est-ce que nous avons fait ? »
« Ah ! Si
seulement je savais ! Si seulement je n’avais pas à répondre ! »
Puis
Laila El-Haddad a écrit une lettre ouverte au Ministre israélien
de la Défense, Amir Peretz : « Que
puis-je expliquer à un enfant de deux ans à propos de frontière,
d’oppression, de châtiment collectif, d’occupation ? Et
qu’est-ce que VOUS lui répondriez ? » Vraiment,
que répondrions-nous au petit Yousouf, deux ans ? Que pourra
lui répondre Peretz ? « Sécurité
d’Israël » ? Quels souvenirs le petit garçon
gardera-t-il de ces trois semaines où il s’est retrouvé pressé
avec sa maman dans la file, à la frontière, humiliés et tristes
sur le chemin de la maison, dans Gaza emprisonné et qui se
consume dans sa pauvreté ? Et qui, à la fin, aura à
rendre des comptes pour tout cela ?
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
[i]
Le blog, en anglais, de Laila El-Haddad : http://a-mother-from-gaza.blogspot.com/
(Pour les faits évoqués ici, voir les textes postés
à partir du 21 novembre et en décembre)
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