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Ha'aretz
Elle
marchait dans les champs
Gideon
Lévy - Miki
Kratsman
Haaretz, 9
mars 2007
www.haaretz.co.il/hasite/spages/835050.html
Version
anglaise : Only twelve years old
www.haaretz.com/hasen/spages/834858.html
Cette citoyenne, comme dit le
porte-parole de l’armée israélienne, est une fillette de 12
ans, bédouine, qui faisait paître son troupeau sur un terrain de
tir non signalé et qui a reçu une balle dans la tête. Elle
vivra.
A
six heures
, la bergère se lève, mange un morceau, prépare
le troupeau et s’en va au pâturage avec sa grand-mère et sa
cousine. A deux heures de Tel Aviv, à deux mille ans de Tel Aviv,
deux tentes au milieu de nulle part, faites de vieux sacs de
chaux, une famille de chevaux, un enclos improvisé pour les
moutons et une citerne d’eau. Les trois bergères – la grand-mère
Fadiya Anami, la soixantaine, la cousine Salama Anami, 12 ans, et
Hanan Anami, 12 ans elle aussi – partent chaque matin pour les pâturages,
dans la région où se trouve la tente.
Salama
et Hanan ne vont plus à l’école située dans leur village non
reconnu de la tribu Abou-Krinat, près de Dimona, loin des pâturages.
Leurs pères considèrent qu’il suffit aux filles d’apprendre
à lire et à écrire, et d’aller à l’école jusqu’en
classe de 5e. L’Etat d’Israël n’offre à ces
filles que des écoles mixtes, pour garçons et filles, et les pères
estiment qu’il est interdit à des filles pubères d’aller à
l’école avec des garçons. Israël contraint-il aussi les
enfants de familles juives orthodoxes d’étudier dans une même
section, garçons et filles ensemble, à l’encontre de leurs
traditions ? Et quid de la loi sur l’enseignement
obligatoire ? Ne s’applique-t-elle pas aux enfants des Bédouins,
citoyens de l’Etat ?
En
tout cas, le mercredi de la semaine passée également, les trois
bergères s’en sont allées à leur tâche du jour. Pendant ces
mois d’hiver, elles quittent la tribu avec leur bétail, en s’éloignant
davantage vers le nord et l’ouest, en direction des pâturages
situés près du kibboutz Tze’elim et de la base d’entraînement
voisine : l’herbe y est plus verte. Elles font cela en étant
munies, disent-elles, d’une autorisation émanant du Ministère
de l’Agriculture. Elles plantent leur tente sur un terrain qui
leur est ouvert, jusqu’à la venue de l’été, quand l’herbe
dessèche. Un des hommes de la tribu vient régulièrement rendre
visite aux bergères et pourvoir à leurs besoins. Leurs journées
et leurs nuits se passent entre le pâturage et la tente, sans électricité,
sans eau courante, la grand-mère et ses deux petites-filles, avec
quelques chiens de berger qui les protègent, elles et leur
troupeau de 120 têtes, des bêtes sauvages et autres fléaux.
Jour après jour, nuit après nuit, entre le pâturage et la
tente, y compris le mercredi de la semaine passée qui semblait
devoir être un jour comme un autre.
Les
moutons broutaient une herbe maintenant abondante à cet endroit,
tapis vert couvrant le désert, et les trois bergères se tenaient
isolées, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre,
plongées dans leurs pensées. Ce jour-là, paraissait en première
page de « Haaretz », une information à propos d’une
commission mise sur pied par le Ministre de la construction et de
l’habitat afin d’établir une solution au « différend
opposant l’Etat aux Bédouins ».
C’est
la grand-mère Fadiya qui fixe chaque jour le parcours du
troupeau. C’est ce qu’elle a fait, une fois encore, ce
mercredi noir. Les champs de liliacées étaient ce jour-là
couverts par les troupeaux des Bédouins des alentours qui s’y
étaient dispersés. Sur la chaîne des collines se tenait, comme
d’habitude, la file de dromadaires au poil sombre, occupés à
observer en silence tout ce qui se passe, comme une image de la
splendeur de temps plus anciens encore. C’est comme cela
qu’ils nous sont apparus, à nous aussi, dimanche passé,
lorsque nous avons atteint ces pâturages bibliques.
Nous
y sommes arrivés avec bien des difficultés. Abed Anami,
l’oncle de Hanan et père de Salama, nous avait donné, à
l’aide du téléphone portable, des instructions pour arriver :
« après l’oued Besor, prenez à droite ; après
l’arbre, prenez à gauche, puis roulez sur quatre ou cinq kilomètres,
jusqu’à ce que vous voyiez ma Subaru bleue ». Pas
d’arbre et pas de Subaru. Passé une petite heure, la Subaru,
venue de nulle part, nous a rejoints et nous a menés sur les
pistes du désert. Seul un berger bédouin pouvait imaginer que
des citadins de Tel Aviv auraient pu trouver ça par eux-mêmes.
Abed
Anami, 38 ans, vient régulièrement rendre visite à sa mère, sa
fille et sa nièce. Son frère Youssef, le père de Hanan, se rend
lui aussi régulièrement au campement, comme il l’a fait le
mercredi de la semaine passée. Alors que Youssef était sur le
chemin qui devait le conduire à la tente, la camionnette
d’autres bergers a surgi, lui faisant des appels de phares :
« Ta fille Hanan est blessée à la tête ».
En
route pour le Sud. La route de Tze’elim est parsemée de
panneaux jaunes de mise en garde fixés sur des blocs de béton :
« Danger, terrain de tir », écrit en trois langues,
avec en sus le dessin d’un crâne terrifiant. Mais dans la
descente de la route, après le cours du Besor, il n’y a ni
panneau ni stèle. Seulement un avertissement à l’adresse des
cyclistes pour qu’ils fassent attention à la route.
Nous
avons donc suivi la Subaru bleue, en prenant garde à ne pas écraser
les liliacées, jusqu’au moment où elle s’est arrêtée
brutalement. Abed est descendu du véhicule et, à sa suite,
« la vieille femme », comme il dit : sa mère
Fadiya, voilée dans les règles. Nous avons suivi la dame
jusqu’au moment où elle s’est tout à coup étendue sur un
monticule de sable, avant de se retourner et de s’asseoir.
C’est ici, dit-elle sourdement, que Hanan est tombée.
L’après-midi
n’était pas très avancée, quelque chose comme trois heures,
trois heures et demie, quand subitement Salama a vu de petits
objets tomber sur le sable en soulevant de petits nuages de poussière.
Salama a raconté à son père n’avoir pas eu la moindre idée
de ce que c’était. La fillette n’a jamais vu une salve tirée
à balles réelles. Quelques minutes plus tard, Salama a vu sa
cousine Hanan s’effondrer par terre, un trou dans la tête.
Terrifiée, elle a tout abandonné et a couru en direction du
campement, situé à environ trois kilomètres de là, pour
appeler à l’aide.
Entre
temps, les bergers qui faisaient paître leurs troupeaux aux
environs étaient accourus auprès de la fillette blessée. Elle
était inconsciente. Ils l’ont placée dans une des camionnettes
et se sont empressés de la conduire jusqu’à la route
principale d’où une ambulance, que quelqu'un avait appelée,
l’a emmenée. Youssef a rejoint l’ambulance alors qu’on
s’affairait encore autour de sa fille. Son état était grave.
Youssef dit qu’elle était « presque morte ».
Fadiya
est assise, silencieuse, sur le monticule de sable semé de
crottes de moutons. Un rapace vole en rond, en haut dans le ciel.
Au-delà de la colline se cache la base de Tze’elim, dissimulée
au regard. Entre la route principale et le monticule, nous
n’avons pas trouvé le moindre panneau de mise en garde. Ni en
venant de la route, ni en venant du campement où nous nous étions
rendus ensuite. Aucun panneau, aucun avertissement. Seule une
camionnette de la Patrouille Verte, la « protection de la
nature » comme dit Abed, circule maintenant dans le secteur.
Abed dit que depuis la tragédie, les gens de la Patrouille Verte
avertissent les bergers de ne pas s’approcher de cette zone, de
cette zone de tir. Néanmoins, même ce dimanche, les pasteurs y
faisaient paître leurs troupeaux. Quand la camionnette nous a
croisés, elle ne s’est pas arrêtée et son conducteur n’a
pas pris la peine de nous avertir de quoi que ce soit. Jamais nous
ne nous étions autant réjouis de notre voiture blindée, résistante
aux balles.
Un
soleil printanier inonde le désert, qui est maintenant peint de
verts et de bruns intenses, et nous suivons la Subaru qui nous
conduit à la tente de la grand-mère Fadiya. Deux tentes, de la
lessive qui s’agite dans le vent, sur une corde attachée au
tracteur qui sert à amener ici la citerne d’eau. Les agneaux bêlent
à l’intérieur d’un petit enclos, les chiens aboient à la
vue de ces étrangers qui s’approchent du campement. La famille
de chevaux – jument, étalon et poulain – vaque à ses
affaires. L’odeur du bétail et de l’herbe. Tout à coup,
surgit d’on ne sait où un troupeau de brebis, leur pis abondant
balançant de gauche et de droite, exactement comme la cloche
accrochée au cou de l’une d’elles. Lorsque les brebis aperçoivent
l’enclos, elles se mettent à courir comme des folles en
direction de leurs agneaux, visite parentale, où chacune sait
lequel est le sien. Les agneaux sont repoussés vers la clôture,
cherchant à téter, moment d’enchantement. Seul le survol
d’un appareil de la force aérienne couvre du bruit de ses réacteurs
cette cacophonie du désert, le chœur des agneaux, des brebis et
des chiens qui, dans son agitation, vous déchire les oreilles.
En
partant, nous passons par les vergers du kibboutz Tze’elim :
verdoyants, abondants, soignés, avec un système d’irrigation
sophistiqué qui veille sur tous leurs besoins. Abed nous marmonne
entre les dents : « J’accuse l’armée israélienne
de ne nous avoir pas avertis ».
Ses
yeux gonflés sont fermés. Elle a la tête couverte d’un
foulard blanc. La peau sombre de son visage est semée de taches
blanches. Une jolie fillette alitée dans le département de
neurologie de l’hôpital « Soroka » à Beer Sheva,
avec ses parents auprès d’elle. Ce n’est qu’aujourd’hui,
quatre jours après que Hanan a été blessée, que Youssef Anami
a permis à son épouse, Maryam, de venir voir sa fille. Avant
qu’elle n’entre dans la chambre, il l’a avertie de ne pas éclater
en larmes. Le foulard couvre la cicatrice qui coupe le crâne de
Hanan, fermée par des agrafes métalliques. Le couple a huit
enfants et Hanan est leur aînée.
Youssef
dit que les témoins visuels lui ont raconté que ce jour-là, de
nombreuses balles avaient été tirées en direction du pâturage.
Lorsque nous nous sommes adressés au porte-parole de l’armée
israélienne, celui-ci nous a répondu ceci : « Dans le
cadre du travail administratif qui s’est fait autour de la
question des zones de tirs, toutes les zones de tirs de l’Etat
d’Israël ont été cartographiées et on a décidé à qui
l’accès en serait autorisé et à qui il serait interdit. La
tribu de bédouins à laquelle appartient la citoyenne sait que
l’accès à ce terrain est interdit. En outre, il y a quelques
mois, suite à une incursion délibérée sur ce terrain, les Bédouins
ont été évacués de force par la Patrouille Verte. A l’entrée
de la zone de tirs, des panneaux métalliques ont été installés,
qui signalent en trois langues (anglais, arabe et hébreu) que
l’accès au terrain est interdit et constitue un danger ».
Pas
un mot de regret dans la bouche du porte-parole. Il n’est pas
non plus venu à l’idée de l’armée israélienne d’envoyer,
en son nom, quelqu'un rendre visite à la fillette blessée par
les tirs de ses soldats. Un Bédouin militant, qui a demandé à
rester anonyme par crainte qu’il ne lui en coûte, nous a dit,
cette semaine : « Ce n’est pas par hasard que
personne de l’armée n’est allé lui rendre visite et réconforter
sa famille. Un soldat qui aurait été blessé par erreur, on ne
lui rendrait pas visite ? C’était une erreur. L’armée
israélienne dit que c’est la faute de la fillette ;
supposons même – mais ne pas lui rendre visite ? Laisser
la famille toute seule ? Cela témoigne d’une politique de
délaissement. On délaisse les Bédouins. Ce n’est pas par
hasard. Tout, ici, est délibéré. Si la fillette avait été
dans un cadre scolaire, tout cela ne serait pas arrivé. Cette
fillette a abandonné l’école et personne ne s’en soucie.
Personne ne se préoccupe de cela. »
Il
est facile d’imaginer ce qui se serait passé si c’était une
fillette du kibboutz Tze’elim, voisin, qui avait été atteinte
par un tir de nos forces armées. Le père de la « citoyenne »,
comme dit le porte-parole de l’armée israélienne, nous dit, à
côté de son lit d’hôpital : « Personne ne lui a
dit de ne pas sortir avec les brebis. Il n’y a aucun panneau, là-bas.
Vous n’avez vu aucun panneau, alors comment une fillette en
aurait-elle vu ? » Insistons-y encore : un contrôle
opéré cette semaine par « Haaretz », quatre jours
après l’incident, a montré que sur le terrain où Hanan a été
atteinte par une balle, il n’y a pas le moindre panneau
d’avertissement, de quelque direction que l’on vienne.
Youssef
n’a pas quitté le lit de sa fille. Maintenant, les deux parents
sont assis dans cette chambre d’hôpital soignée, à regarder
leur fille endormie. Quand elle a été admise ici, ses chances de
survie étaient « inférieures à 1% », d’après le
médecin qui l’a opérée, le Dr Vladimir Merkin. Ce
neurochirurgien, qui collectionne des casques cassés de cyclistes
qui ont été sauvés grâce à eux, dit que Hanan est arrivée
dans un état critique. « Son état était critique selon
tous les paramètres. Ses chances de survie étaient,
statistiquement, inférieures à 1%. »
La
balle a pénétré dans la tête de Hanan par l’oreille et
s’est arrêtée dans le lobe frontal où elle est encore et où,
apparemment, elle restera à tout jamais. Pourtant, un miracle a
eu lieu et Hanan a commencé à récupérer. « A notre
grande surprise, elle est consciente », dit le médecin,
« Et après deux jours, elle a commencé à parler, alors
que la balle a traversé la zone du cerveau responsable de la
parole. Elle reste faible dans la moitié droite du corps, mais
pas paralysée, ce qui est tout à fait étonnant. Un œil est
touché mais il est trop tôt pour évaluer l’ampleur des séquelles.
Il se peut qu’il y ait une atteinte des fonctions cognitives,
mais il est encore trop tôt pour l’établir. »
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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