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Ha'aretz
Etendu
au pied de la clôture
Gideon
Lévy
Haaretz, 8 février
2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=823064
Version
anglaise : Victims of the fence
www.haaretz.com/hasen/spages/823784.html
Les soldats ont repéré de
loin des « adolescents
suspects » s’affairant à la clôture du champ
d’aviation d’Atarot. Alors ils ont tiré dans les jambes de
Taha Aljawi. Taha a perdu son sang dans le fossé, jusqu’à en
mourir.
Première
image : une maison à étages recouverte de pierre de Jérusalem,
une grande affiche commémorative est accrochée du haut d’un
des étages ; et en bas, un panneau écrit dans un anglais défectueux,
café « Paradize ». Le paradis. Deuxième image : un terrain de
football improvisé, complètement désert, avec, en son centre,
une immense flaque d’eau. Au-delà de la route, la clôture de
fil de fer qui entoure le champ d’aviation d’Atarot, à
l’abandon, qui fut jadis « l’aéroport international de
Jérusalem ». A côté de la clôture, le fossé dans lequel
l’adolescent est tombé, où il a perdu son sang une heure
durant, selon le témoignage de ses amis, jusqu’à ce qu’il
meure. Il avait été atteint d’une balle dans la jambe et
s’est étalé dans le fossé où il est mort dans la souffrance.
Jouait-il au football et a-t-il simplement couru pour aller récupérer
le ballon tombé dans le fossé près de la clôture, comme le
disent ses amis ? Ou bien endommageait-il la clôture, comme
l’a affirmé, le lendemain, l’armée israélienne, afin d’en
prendre des parties métalliques, de les revendre et d’apporter
de l’argent à sa famille ? Qu’est-ce que cela change ?
La
seule question pertinente est : qu’est-ce qui amène un
soldat à tirer à balle réelle, de loin, sur un adolescent ?
Qu’est-ce qui passe par la tête du tireur l’instant juste
avant et l’instant juste après avoir fauché la jeune vie
d’un adolescent qui n’était pas armé et qui, en aucun cas,
ne menaçait qui que ce soit, même s’il avait touché – le
Ciel nous préserve – à la clôture « interdite »,
comme il y en a encore deux autres autour du champ d’aviation
abandonné.
En
ce triste endroit, des enfants de Kalandiya et des alentours
tombent, tués comme des mouches : au moins huit enfants ont
été tués ici, ces dernières années, à la clôture de la
mort. Nous avons parlé, ici même, de Yasser, 11 ans, et de son
frère Samar, 15 ans, deux enfants de Sami Kousba, tués à la clôture
à un mois d’intervalle, en février 2002 ; et d’Omar
Matar, 14 ans, en avril 2003 ; et d’Ahmed Abou Latifi, 13
ans, en septembre 2003 ; et de Fares Abed El-Kader, 14 ans,
en décembre 2003. Aujourd’hui, c’est Taha Aljawi. On dit de
lui que c’était un bon fils, de ceux qui vont prier matin et
soir avec leur père ; c’était un jérusalémite, détenteur,
comme nous, d’une carte d’identité bleue. Taha Aljawi, un
chouette enfant de Jérusalem, même pas 17 ans.
L’affiche
commémorative réalisée au nom du Hamas ruisselle de sang ;
sur l’affiche réalisée au nom du Fatah, la photo est plus récente
et Taha y apparaît avec l’ombre d’une première moustache.
Al-Aqsa apparaît sur les deux affiches. Union nationale
palestinienne rare, ces temps-ci, au café « Paradis »
à Kafr Aqab, quartier jérusalémite dont les habitants possèdent
une carte d’identité bleue et paient leur taxe municipale à la
ville de Jérusalem, mais qui a néanmoins été condamné à
rester au-delà du mur de séparation, au nord de la capitale, sur
la route de Ramallah.
Les
hommes sont assis dans le vaste espace du café converti en salle
de deuil, et ils mangent du mouton et du riz dans du yaourt, comme
il est de coutume les jours de deuil. Il y a deux semaines, nous
avions déjà partagé du mouton et du riz dans du yaourt à Anata
tout proche, après qu’Abir Aramin, une fillette de 11 ans, ait
été tuée par des garde-frontière. Cette fois, le père
endeuillé est Mahmoud Aljawi, qui a travaillé pendant 11 ans à
la municipalité de Jérusalem, un emploi à mi-temps comme
concierge dans une école, qu’il a été contraint de quitter il
y a quelques mois, pour une retraite anticipée. 48 ans, six
enfants dont Taha qui était son deuxième et qui a été tué.
Pour
compléter ses revenus, Mahmoud travaillait aussi comme tailleur
de vêtements en cuir dans un atelier de couture de la Vieille
ville, et il possédait un étal de friandises au barrage de
Kalandiya. Il a appris un hébreu de base en suivant un cours pour
débutant à la maison du peuple de la rue Betsalel à Jérusalem.
Jusqu’il y a trois ans, la famille habitait dans la Vieille
ville, mais trop à l’étroit, ils ont déménagé pour venir
ici, à Kafr Aqab. L’appartement qu’ils louent se trouve
au-dessus du café « Paradis ».
Jeudi
passé, Mahmoud s’était rendu dans les bureaux de l’assurance
nationale, à Jérusalem, afin de régler une question
d’allocations de chômage. Taha s’était levé pour une matinée
sans école : au cours des dernières semaines, on avait
allongé les heures de cours des autres jours de la semaine et
supprimé les cours du jeudi. Il était en 10e, à l’école
des orphelins dans la Vieille ville, en face de la mosquée
Al-Aqsa, une institution d’enseignement pour familles démunies.
Il se levait chaque matin à cinq heures, se rendait avec son père
et ses deux frères, Mohamed, 18 ans, et Seliman, 8 ans, pour la
prière, à la mosquée proche de leur maison. Ensuite, il
quittait la maison aux alentours de sept heures et demie pour
aller à l’école par un chemin truffé de barrages. Quarante
minutes aller, quarante minute retour, quand il n’y a pas de
problèmes en route. Il voulait apprendre les métiers de
l’imprimerie mais il était faible en anglais et s’était même
disputé avec le professeur. Son père avait eu récemment une
conversation avec lui et lui avait expliqué que pour travailler
dans l’imprimerie, il devrait maîtriser l’anglais et l’hébreu.
Taha pensait s’inscrire à des cours d’hébreu au Centre
Billy, à côté du musée Rockefeller, à l’est de la ville.
A
sept heures du matin, il est revenu de la mosquée. C’était sa
dernière prière. Mahmoud a préparé le petit-déjeuner pour son
fils et à sept heures et demie, les amis sont venus proposer à
Taha de venir jouer avec eux au football sur le terrain situé de
l’autre côté de la route qui mène à Ramallah. Le mot
‘route’ est exagéré : il s’agit d’un chemin reliant
deux villes, semé de trous et de flaques, au bord duquel traînent
des ordures et où le trafic est très lent.
Très
peu de temps après le début de leur jeu, d’après ce que les
amis ont rapporté au père, le ballon volé au-delà de la route
que jouxte le terrain improvisé. Taha a couru pour ramener le
ballon et c’est alors que les enfants ont entendu plusieurs
coups de feu. Ils disent avoir fui, de panique, en voyant Taha
s’effondrer dans le fossé. Personne ne sait au juste ce qui
s’est passé ensuite. Les enfants ont raconté au père que les
tirs venaient d’un grand immeuble en construction aux abords du
terrain de football. Ils disent que des soldats s’étaient cachés
tout en haut de l’immeuble et que ce sont eux qui ont tiré en
direction de Taha. Ils ont dit que d’habitude, il n’y avait
pas de soldats dans l’immeuble ; seulement ce jour-là.
La
balle a atteint Taha à la jambe gauche, au-dessus du genou. Son père
était alors à Kiryat Hamemshala, à l’est de la ville, en
route pour l’Assurance nationale, comme il a été dit. Le frère
de Mahmoud, Kamal, lui a téléphoné pour lui dire que Taha était
blessé. Les deux frères ont filé à Kafr Aqab. Ils ont tenté
d’appeler le portable de Taha – Mahmoud dit avoir veillé à
lui procurer un appareil afin de toujours pouvoir savoir où il était
– mais Taha n’a pas répondu. Des gens s’étaient déjà
rassemblés près de la maison ; ils ont dit que Taha avait
été emmené à l’hôpital à Ramallah. Kamal est parti pour
Ramallah. Mahmoud, agité, dit qu’il devait rester avec la mère
et les autres enfants, pour les apaiser. Lorsque Kamal est arrivé
à l’hôpital, les médecins lui ont appris que Taha était déjà
mort à son arrivée. Il a vu le corps de son neveu, un seul et
unique trou au-dessus du genou. D’habitude, on ne meurt pas
d’une balle dans la jambe, sauf si elle entraîne une forte hémorragie.
Taha est apparemment resté longtemps étendu dans le fossé ;
les enfants ont raconté à Mahmoud qu’il s’était passé une
heure avant que les soldats ne viennent ramasser leur victime et
l’amènent au barrage de Kalandiya. Là, ils ont appelé une
ambulance palestinienne, en dépit du fait que Taha était israélien,
et l’ambulance l’a emmené à Ramallah. Kamal a téléphoné
à son frère et lui a dit qu’il devait venir à l’hôpital,
pour identifier le corps de son fils. Le soir, on l’a enterré
dans le cimetière de la rue Salah A-Din, à Jérusalem-Est, à côté
de la poste.
« J’ai
toujours veillé à ce que mes enfants soient avec moi, toujours
veillé sur eux comme sur mes propres yeux », dit
Mahmoud. « Tous les
vendredis, j’allais prier avec eux à Al-Aqsa, je passais chez
les grands-parents, on mangeait quelque chose, toujours collés
ensemble. Tous ceux qui me connaissent savent comment je veillais
sur eux. J’entends beaucoup de gens dire : ‘Tu as de bons
enfants : ils vont à la prière, ils reçoivent une bonne éducation,
ils n’ont pas de problèmes, des enfants calmes’. Parfois, on
me dit : ‘Félicitations pour cet enfant que vous avez et
qui si bien élevé’. En hiver, il avait l’habitude d’aller
jouer sur ordinateur et l’été, il allait à la piscine
"Casablanca" à Ramallah. En dehors de ça, il était
avec moi. Peut-être 18 heures par jour avec moi. Une famille qui
respecte ses enfants et des enfants qui respectent leur père. »
Que
faisait-il, selon vous, près de la clôture ?
« Comment
savoir ce qu’il faisait exactement près de la clôture ?
Ce n’est pas important. Un enfant de cet âge ne mettait pas les
soldats en danger, un enfant timide, pas violent, tranquille. Je
n’ai pas vu ce qu’il faisait près de la clôture. Je ne
l’ai pas vu mais même s’il coupait la clôture – et
pourquoi aurait-il coupé la clôture ? Il a une carte
d’identité bleue. Je lui ai toujours appris à se tenir loin de
ces choses-là. »
Le
porte-parole de l’armée israélienne : « Le
1er février, dans la matinée, des soldats de l’armée
israélienne ont identifié, près du camp de réfugiés de
Kalandiya, au sud de Ramallah, quatre adolescents suspects, occupés
à saboter la clôture de sécurité et essayant d’y faire une
brèche. Les soldats ont ouvert le feu en visant la partie inférieure
du corps d’un des adolescents qui a été touché à la jambe.
Quelques minutes plus tard, une équipe médicale de l’armée
israélienne est arrivée et est intervenue pour stabiliser l’état
du blessé, mais sans succès. »
Il
serait intéressant de savoir ce qui fait d’adolescents des
« adolescents suspects ». Intéressant de savoir où a disparu
la procédure d’arrestation d’un suspect, qui précède le tir
dirigé à balle réelle. Et pas moins intéressant serait de
savoir combien « quelques minutes » font de minutes.
Nous
nous rendons à l’endroit où Taha a été tué. Mahmoud n’est
pas encore allé là-bas depuis la mort de son fils. Le lieu est désert,
malgré le fait que des gens vivent aux alentours. Nous nous arrêtons
sur la route et regardons, à distance, la clôture et le fossé où
Taha a perdu tout son sang et est mort. En deux secondes, une jeep
des garde-frontière s’élance, venant du terminal abandonné
qui se trouve à une grande distance de nous. Nous nous éloignons.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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