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Ha'aretz
28
personnes, 21 heures, 1 seule chambre
Gideon
Lévy - Miki Kratsman

Les membres de la famille Adalay dans la chambre
où ils ont été enfermés
Haaretz, 6
juillet 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=878818
Version
anglaise : 'Mowing the grass' in Nablus
www.haaretz.com/hasen/spages/878844.html
Six familles enfermées dans
une seule chambre, une journée durant, sur ordres des soldats. 15
enfants et nourrissons et 13 adultes, dont une vieille dame
malade, se sont serrés dans la chambre à coucher du sous-sol.
Interdiction d’allumer la lumière. Interdiction de parler.
L’armée israélienne en opération à Naplouse.
Que
font 21 heures durant, emprisonnées dans une seule pièce, 28
personnes dont de nombreux enfants et même des enfants en bas âge ?
Comment passent-elles le temps qui se traîne ? Comment
apaisent-elles les enfants qui pleurent et qui sont terrifiés ?
Comment prennent-elles soin de la grand-mère de santé délicate ?
Interdiction d’allumer la lumière, interdiction d’allumer la
télévision, interdiction de parler. Des soldats armés à
l’entrée de la chambre. Les téléphones portables confisqués.
Essayez de vous représenter la scène. Il est permis d’aller
aux toilettes mais seulement après en avoir reçu
l’autorisation, Les langes qui ont été employés s’entassent
dans un coin de la pièce. Deux femmes ont été autorisées à
aller cuisiner, mais seulement après de longues négociations.
Pourquoi
faut-il emprisonner ainsi six familles innocentes ? Si
l’armée israélienne a besoin de leur immeuble à étages pour
les besoins de l’opération, pourquoi ne pas les autoriser à se
rendre chez des voisins ? Et pourquoi précisément cette
maison-là, quand juste à côté, se dresse un immeuble à étages
en construction, vide ? S’agit-il d’une sorte de bouclier
humain constitué d’enfants et de bébés, pour les soldats ?
Et quel traumatisme les soldats sèment-ils dans les âmes des
petits enfants qui ont vécu cette expérience dure et incompréhensible,
en un lieu où il n’y a jamais de « traumatisés »
[comme à Sdérot - NdT] ?
J’ai
entendu l’explication à la radio : il faut « tondre le
gazon ». C’est ainsi que dans leur langue imagée, les
sources militaires ont expliqué l’activité de l’armée israélienne
à Naplouse. Voilà pourquoi l’armée israélienne pénètre
dans la ville quasiment chaque nuit. Voilà pourquoi, toutes les
quelques semaines, l’armée israélienne lance
des opérations de grande ampleur, comme cette dernière,
à la fin de la semaine passée – une opération qui ne porte,
cette fois-ci, pas de nom. Deux officiers de l’armée israélienne
ont été grièvement blessés, deux soldats ont été modérément
blessés, un passant a été tué – et la famille étendue
Adalay, une famille très étendue, a été enfermée sans être
coupable de rien.
C’est
une pièce spacieuse que la chambre à coucher de Raaf Adalay et
de sa famille. On descend quelques marches vers un demi-sous-sol.
Un immense lit double, un berceau, une commode, un divan, une
garde-robe, un miroir, une petite fenêtre à barreaux donnant sur
l’extérieur. Pour le couple et ses enfants en bas âge, cette
chambre est suffisante mais pour accueillir 28 personnes pendant
un jour et une nuit, version familiale d’une épreuve de sélection
pour unité d’élite ?
Il
fait chaud dans la chambre. Un vieux ventilateur tente d’y remédier
un peu, c’était aussi le cas lorsque nous y sommes passés
dimanche dernier, après la fin des grosses chaleurs. Mais le
jeudi, la chaleur était encore au plus fort. La nuit précédente,
celle du mercredi au jeudi, aux alentours de trois heures du
matin, la maisonnée s’était réveillée au bruit de pierres
lancées contre la porte de la maison. Six familles habitent aux
quatre étages de la maison, six frères, leurs épouses, leurs
enfants et la mère de la famille.
Les
soldats qui avaient lancé les pierres ont ordonné que tout le
monde sorte immédiatement. Les quatre étages ont rapidement été
vidés – l’armée israélienne sur le terrain – et quelques
minutes plus tard, tous, hommes, femmes et enfants, beaucoup
d’enfants, se tenaient dans la rue, à moitié endormis. Dehors,
des jeeps étaient stationnées. « Reste-t-il quelqu'un dans
la maison ? Si je trouve quelqu'un, je lui tire dessus et je
le tue », a dit un des soldats plein de délicatesse. Le
groupe de soldats est entré dans la maison pour la passer au
peigne fin, étage par étage. Les 28 occupants de la maison ont
été entassés au sous-sol. D’abord dans la chambre des
enfants, et une heure plus tard, effet d’un geste humanitaire,
dans la chambre à coucher, plus spacieuse. Six soldats sont restés
avec eux, pour les surveiller : quatre dans la chambre des
enfants et deux assis, par tournante, en permanence à l’entrée
de la pièce. « C’est seulement pour une demi-heure, une
heure », leur ont assuré les soldats, au début. Mais
l’opération s’est prolongée.
Les
soldats ont coupé les téléphones de la maison et confisqué les
téléphones portables en même temps que les cartes d’identité.
Néanmoins, les membres de la famille ont réussi à garder secrètement
un téléphone portable. Il faisait encore nuit, les soldats
n’avaient autorisé de laisser allumée qu’une faible
veilleuse rouge ne diffusant qu’une vague lueur
28
personnes dans une pièce quasiment obscure. Défense de bouger
dans la chambre. Quand un enfant éclatait en larmes, les soldats
donnaient l’ordre de le faire taire. Pour se rendre aux
toilettes : seulement avec la permission qui n’était pas
toujours accordée immédiatement. Le lait maternisé pour les bébés,
il fallait aller le chercher à l’étage, sous escorte. Cela a
duré une heure environ, aux dires des membres de la famille,
avant qu’ils n’obtiennent le permis lait maternisé. Les
soldats ont aussi amené trois ventilateurs des étages supérieurs,
mais ils n’ont pas été d’une grande utilité. Les soldats,
visage peint en noir, faisaient une peur terrible aux enfants.
La
maison donne sur la rue de Jérusalem, un des principaux axes de
la ville, et a également vue sur l’entrée du camp de réfugiés
de Balata, en face, à flanc de vallée. Naplouse agonise. La
ville la plus étroitement emprisonnée de Cisjordanie n’évoque
en rien sa grande époque bruyante. Le maire de la ville est dans
une prison israélienne. Malgré cela la ville est relativement
propre, peut-être du fait même de sa léthargie. Dans le
quartier de Rafidiya, à l’intérieur du restaurant « La
table d’or », jadis le restaurant le plus florissant de la
ville, seuls deux couples de personnes âgées prennent leur
repas. Che Guevara danse encore en guise d’écran de veille de
la caisse enregistreuse, mais le restaurant est à l’image de la
ville : abandonné, vide, décrépit.
Dans
l’après-midi, des voisins inquiets, du proche village de Roujib,
ont téléphoné après avoir vu des soldats sur le toit de la
maison des Adalay. Ils craignaient que les occupants de la maison
ne fussent enfermés. Un des membres de la famille détenue a réussi
à glisser deux mots sur le téléphone portable qui avait été
distrait : « l’armée est ici ». Puis il avait
coupé. Les voisins ont téléphoné à des organisations de défenses
de droits de l’homme, notamment à « Medical Relief ».
Dans
les bureaux de l’organisation qui sont situés au centre ville,
le directeur médical, le Dr Ghassan Hamdan, nous détaille les événements
de cette fin de semaine-là. Il explique que cette fois,
l’incursion a été particulièrement dure, du fait que l’armée
a fait le siège des deux principaux hôpitaux de la ville,
al-Watani et Rafidiya. Le Dr Hamdan dit que des jeeps de l’armée
israélienne ont barré les accès aux deux hôpitaux. Lui-même a
été retenu environ trois-quarts d’heure avec un malade qui était
dans l’ambulance de son organisation, avant d’être autorisé
à entrer à l’hôpital. C’est seulement après qu’il eût téléphoné
à plusieurs organisations de droits de l’homme que les soldats
ont autorisé son entrée à l’hôpital ainsi que celle des 11
habitants blessés dans l’opération. Chaque ambulance qui
approchait de l’hôpital était retenue et les soldats
demandaient à tous ses occupants de sortir pour être contrôlés.
Les volontaires du « Medical Relief » ont également
essayé de faire passer des provisions et des médicaments dans la
casbah sous couvre-feu. Un des volontaires a été arrêté et
emmené pour interrogatoire à Hawara.
« C’est
ainsi qu’ils se comportent avec les équipes médicales »,
dit le Dr Hamdan, pendant qu’un enquêteur de l’association
« Médecins pour les Droits de l’Homme », Salah Haj
Yihia, enregistre ses paroles. Le Dr Hamdan dit encore avoir essayé,
sans succès, de dégager un vieil homme de 83 ans dont la maison
voisine de la sienne avait été détruite. Le vieillard a survécu
bien qu’on n’ait pas réussi à le dégager de chez lui.
« Les
Israéliens disent que c’était une opération de routine »,
ajoute le Dr Hamadan, « Je ne sais pas si c’étaient des
manœuvres ou si l’armée israélienne voulait se rappeler à
notre bon souvenir. C’était juste après la rencontre à Charm
al-Cheikh. Peut-être avaient-ils décidé de nous dire que toutes
ces négociations n’intéressaient pas l’armée israélienne.
C’était aussi le jour de la dernière épreuve du bac et nous
avons été forcés de dégager 15 étudiants du quartier de
Yasmina, dans la vieille ville, pour qu’ils puissent se rendre
à leurs examens. Ils attaquent la ville toutes les nuits.
Personnellement, je ne comprends pas leur stratégie. Ils ne
veulent pas de négociations avec Abou Mazen ? Ils veulent à
nouveau seulement l’affaiblir ? Ils ne veulent pas de négociations,
j’en suis convaincu. »
Le
Dr Hamdan a aussi tenté d’entrer chez les Adalay emprisonnés.
Les voisins avaient appelé une assistance médicale pour la
grand-mère de 60 ans, Kawtar, qui souffre du diabète et qui a
besoin d’insuline. Le Dr Hamdan s’est rendu chez eux dans son
ambulance, avec les médicaments nécessaires. Il s’est adressé
aux soldats par le haut-parleur de l’ambulance mais personne
n’a répondu. Il a téléphoné à l’organisation de la
Croix-Rouge pour qu’elle intervienne afin qu’il puisse entrer
dans la maison. L’autorisation ne lui a, selon lui, été donnée
que deux heures plus tard.
Le
Dr Hamdan a essayé de convaincre les soldats qui étaient à
l’intérieur de la maison, de libérer Kawtar et de lui
permettre, au vu de son état, d’aller dans une chambre moins
bondée. « C’est moi qui décide et pas toi », lui a
dit le soldat, « Ne reviens pas ici ». C’est
seulement plus tard que les soldats ont autorisé Kawtar et une de
ses belles-filles à monter dans un autre appartement de
l’immeuble.
On
avançait dans l’après-midi et la chaleur augmentait. Rafat
Adalay, son épouse et leurs cinq enfants ; Ra’af Adalay,
son épouse et leurs quatre enfants ; Nafez Adalay, son épouse
et leurs deux enfants ; Rafa Adalay, son épouse et leurs
deux enfants ; Ramez Adalay, son épouse et leur enfant ;
Ala Adalay, son épouse et leur enfant ; et Kawtar Adalay.
Des bouteilles de gaz se trouvent dans la pièce assiégée – la
famille dirige une entreprise de fourniture de gaz. Un des frères
est enseignant, un autre livre des bouteilles de gaz, le troisième
est ingénieur, le quatrième est chauffeur de taxi, le cinquième
est ouvrier et le sixième travaille dans l’entreprise
familiale. Grâce au gaz, la famille Adalay est une famille connue
dans la ville.
Pour
ce qui est des repas : le matin, ils ont essayé de réchauffer
des pitas sorties du surgélateur, mais les soldats leur ont pris
le réchaud qui se trouvait dans la chambre. A midi, ils ont dit
aux soldats qu’ils avaient faim. Aux dires des membres de la
famille, la négociation a duré une heure. Les soldats ont
finalement autorisé deux des femmes, Amira et Mountaha, à se
rendre dans la cuisine. Sous escorte, bien sûr.
Les
deux femmes ont cuisiné, sous le regard des soldats qui, depuis
la porte, veillaient à ce qu’elles ne brûlent pas la
casserole. Qu’ont-elles préparé ? Ce qu’il y avait dans
le réfrigérateur. Elles ont fait frire des légumes et préparé
à manger pour tout le monde. Les adultes disent n’avoir rien
mangé. Dans l’après-midi, ils ont demandé à pouvoir déménager
vers un endroit plus spacieux de la maison, leur surnombre
devenant de plus en plus lourd, mais les soldats n’ont pas
accepté. « Tout ira bien », leur a dit un des
soldats, avec un accent russe.
Le
poste de télévision, dans le couloir menant à la chambre à
coucher, est resté éteint. Interdiction de l’allumer.
Pourquoi, en fait ? Les soldats ont rassemblé les bouteilles
d’eau de tous les réfrigérateurs de tous les appartements pour
les amener dans la chambre assiégée. Un des soldats leur a
ordonné de ne pas trop boire, afin qu’ils ne doivent pas
« aller trop souvent aux toilettes ». Une des mères
est allée chercher des langes, plus haut, dans son appartement.
Les langes utilisés et malodorants s’accumulaient dans un coin
de la chambre. Une des enfants avait la diarrhée. Islam, un
enfant de neuf ans avec sur la tête une casquette de base-ball
portée à l’envers, revient sur sa confusion et, faisant
tourner sa casquette entre ses doigts : « J’ai eu très
peur des soldats... Je suis sorti une fois avec papa pour aller
aux toilettes et une fois avec mon oncle et une fois, ils m’ont
permis d’aller seul ». Sa cousine, la fille de Rafat, dort
depuis lors avec ses parents, dans leur chambre. Elle a peur.
Le
porte-parole de l’armée israélienne a expliqué, cette
semaine, en réponse à nos questions, que « dans le cadre
de son opération visant à combattre le terrorisme et à protéger
les citoyens d’Israël, l’armée israélienne a suivi des
voies différentes, notamment en se saisissant de bâtiments pour
des besoins opérationnels. L’armée israélienne veille à préserver
les biens des habitants et à limiter les atteintes à leur cadre
de vie ».
A
onze heures du soir, dans la nuit de jeudi à vendredi, presque
une journée entière après que les soldats aient envahi la
maison, le bruit d’un véhicule est tout à coup venu de la rue.
Les soldats avaient déposé les cartes d’identité, en tas, à
côté de l’entrée de la chambre et les téléphones portables,
qu’ils avaient confisqués, dans un des appartements, et ils
avaient quitté la maison à la hâte. « Même au revoir,
ils n’ont pas dit », se plaignent les Adalay.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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