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Ha'aretz
Bingo
dans le village des martyrs
Gideon
Lévy
Haaretz, 6
avril 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=846070
Version
anglaise : Village
of the Martyrs
www.haaretz.com/hasen/spages/847895.html
Un enfant de 15 ans se sauvait
en courant de sa maison vers celle de son oncle. Une balle d’un
tireur d’élite l’a atteint au cou et il a perdu son sang, une
heure durant, puis est mort. Les soldats ont même tiré sur ceux
qui venaient à son secours. Pour le porte-parole de l’armée
israélienne : « Celui qui a été tué était un
terroriste armé, portant une longue arme ».
Dans
le carré de cyprès, reposent les martyrs. 48 tombes pas du tout
récentes : celles de Qassam Abbas, Awad Jawad, Arif A’akal
et une longue série de soldats anonymes, de sans-nom, qui
reposent sous leurs vieilles stèles en pierre, au milieu des
marguerites. Le cimetière des soldats du deuxième bataillon de
l’armée irakienne, tués en 1948. Quelque part dans l’Irak
ensanglanté, on se souvient encore d’eux, certainement leurs
proches. Jusqu’à l’établissement de l’Autorité
Palestinienne, se trouvait encore un char irakien qui avait fait
une incursion jusqu’ici. En 1993, Israël s’est empressé d’évacuer
le char, de crainte que les Palestiniens n’en récupèrent les
pièces métalliques.
A
flanc de colline, au-dessus de ce cimetière militaire, s’est
installé en 1948 le village des martyrs, Al-Shuhada, un village
de réfugiés bédouins, au sud de Jénine. Environ 2000 enfants
de réfugiés vivent ici aujourd’hui. A peu près un tiers des
adultes se rendent encore chaque jour en Israël pour travailler
dans les champs de la vallée d’Emek Hefer et alentours, juste
à l’endroit où se trouvaient les villages de leurs pères. A
la fin de la semaine passée, une nouvelle tombe a été creusée
dans le village des martyrs, non loin du cimetière irakien.
Ahmed
Asasa a été inhumé dans la terre de son village. Alors qu’il
cherchait à se sauver – exactement comme cet élève
représenté sur une
puissante peinture murale que nous avons vue la semaine dernière
à l’école de Karwat Beni-Zayad – cet enfant, Ahmed, a été
touché d’une balle dans le cou tirée à distance par un tireur
d’élite israélien. Deux de ses amis qui ont tenté de le tirer
de là alors qu’il perdait tout son sang, ont eux aussi été la
cible des tireurs d’élite et ont été blessés. Ahmed Asasa
avait 15 ans et était en classe de 10e à l’école
moyenne du village. Le dernier martyr n’est pas le seul à
s’appeler Ahmed Asasa. Un de ceux qui ont tenté de le dégager
et qui a été blessé, et un des témoins visuels de son
assassinat s’appellent aussi Ahmed Asasa. Tous des Ahmed Asasa,
du village des martyrs.
Celui
qui doit nous accompagner au village hésite à entrer à bord de
sa voiture dans le camp de réfugiés de Jénine où nous
l’attendons. Le capitaine Saoud, capitaine au sein de la sécurité
nationale palestinienne, natif du village des martyrs, armé et
portant une chemise à la mode des forces spéciales de l’armée
américaine, à en juger par ce qui y est brodé, sait que le camp
constitue une ligne rouge pour les membres de l’Autorité. A
l’extérieur du camp, ceux-ci ont coutume de se mettre en
embuscade et d’attendre les gens de la ville ou du camp roulant
à bord de voitures volées, pour les confisquer et les détruire
immédiatement, ce qui échauffe fortement les esprits dans le
camp. « L’Autorité a mis fin à l’occupation, résolu
le problème des réfugiés et il ne lui reste plus maintenant
qu’à confisquer des voitures volées en Israël », dit-on
dans le camp, avec amertume.
L’hôpital
gouvernemental de la ville, à la limite du camp, est de nouveau
paralysé par une grève, en raison du non paiement des salaires.
Les deux blessés que nous avons rencontrés par la suite, n’ont
reçu que les premiers soins dans cet hôpital et ont été renvoyés
chez eux, blessés. L’hôpital est désert. Oh, le boycott
international. Dans la ville de Jénine et dans son camp de réfugiés,
les gens sont des morts vivants.
La
Subaru blanche, portant le mot « hope » (espoir) écrit
en anglais à l’avant, est là, aplatie, dans la rue principale
de Al-Shuhada. Le bulldozer de l’armée israélienne l’a écrasée.
Nous avons rangé notre voiture dans la cour de la maison de Rabia
Asasa – le « bingo », l’homme recherché du
village. Pour l’attraper, les soldats ont lancé un raid, jeudi
passé, à l’aube ; pour l’attraper, ils ont tué le
jeune Ahmed. Rabia a réussi à s’échapper.
Nous
montons à pied vers la maison du martyr, dont la porte métallique
bleue a été arrachée par la jeep qui est entrée dans la cour.
Les maisons son bâties sur la pente rocheuse et nous grimpons en
parcourant un terrain rocailleux et en traversant l’enclos à chèvres,
pour nous rendre à la maison d’Ahmed. Les champs de Kabatiyah,
tapis de brun et de vert, sont visibles en bas dans la vallée –
un peu l’aspect de notre vallée d’Izraël.
A
flanc de colline, entre les maisons, sur le sol rocailleux, un
monument improvisé, en pierres. C’est ici qu’est tombé
Ahmed, dont la photo est posée entre les pierres. Le sniper,
racontent les habitants, se tenait à la fenêtre rose de la
maison qui est dans la pente, sous l’antenne satellite, à plus
de 100 mètres du monument. Le sniper a visé le cou, il a tiré
et Ahmed est tombé.
Il
était tôt matin et, dans le village, la plupart des habitants
dormaient encore. Seuls les ouvriers partant travailler en Israël
étaient déjà réveillés. Le bruit des coups de feu et des
grenades détonantes s’est fait entendre, venant des collines,
et tout le village s’est réveillé dans la panique. Ahmed
s’est lui aussi réveillé, dans sa maison située en haut de la
colline. Les femmes et les enfants se sont dépêchés de fuir la
maison en descendant la pente, par crainte que les soldats
n’envahissent le village par le haut. Ils ne savaient pas que
les soldats s’étaient déjà répandus dans tout le village, se
tenant sur le toit des maisons et à leurs fenêtres, y compris
dans la pente vers laquelle ils tentaient de fuir. Seul le père
de la famille, le vieux Ibrahim Asasa, est resté à la maison.
Âgé
de 69 ans, père de 11 enfants, il avait eu tard son fils Ahmed.
Trois jours après la tragédie, les signes du choc et du deuil
sont visibles chez cet homme mince, portant le keffieh. Natif du
village de Qazaza sur les ruines duquel s’est bâti le moshav de
Beit Eliezer, et dont seuls des vestiges du cimetière se trouvent
encore quelque part sur les terres du moshav d’Akhitov, il se
rend dans des localités de la région pour travailler dans les
champs, entre Kfar Monash, Beit Lid et Netanya. La semaine dernière
encore, il a travaillé pour la société productrice d’agrumes
« Colombia », à Hadera. Il craint qu’Israël ne
l’empêche de se rendre en Israël pour travailler, maintenant
que le voilà devenu un père ayant perdu un fils. Il semble que
tous les hommes du village se soient maintenant rassemblés autour
de lui, dans la chambre d’amis, pour le réconforter, tout en
sirotant un café amer et en mangeant des dates séchées, comme
il est d’usage dans les jours de deuil.
Ibrahim
s’était levé à cinq heures, il s’était préparé à partir
travailler en Israël, puis avait entendu les coups de feu venant
des collines qui dominent la maison. Les membres de la famille se
sont réveillés et se sont enfuis. Ahmed a fui le premier, en
prenant la direction de la maison de son oncle située dans la
pente. Son père, Ibrahim, est resté, collé à la porte métallique.
Quelques minutes plus tard, on lui a appris que son fils était
tombé et qu’il gisait, blessé, dans la pente. Ensuite on lui a
dit qu’il avait été emmené à l’hôpital et enfin, on lui a
dit qu’il était mort. Avant qu’il n’arrive à l’hôpital,
il n’y avait déjà plus à voir que le cadavre de son fils, un
trou béant dans le cou.
Ahmed
Asasa, le voisin, s’était réveillé lui aussi au bruit des
coups de feu et très vite, il a vu par la fenêtre l’autre
Ahmed Asasa étendu non loin de la maison, blessé, le sang
coulant à flot de son cou. Cet Ahmed Asasa-là n’a pas osé
sortir de chez lui, à cause des tirs. Un autre Ahmed Asasa
encore, un voisin de 18 ans, a décidé de risquer sa vie et de
tenter de dégager le blessé, son cousin Ahmed Asasa. Déjà,
plusieurs femmes avaient essayé de traîner l’adolescent blessé
mais très vite, elles avaient fui, en hâte, à cause des coups
de feu. Cet Ahmed Asasa pensait qu’avec sa petite taille, il réussirait
à sortir de là Ahmed qui perdait mortellement son sang. Il a tiré
son cousin sur le sol rocailleux mais a été tout de suite touché
par des éclats, à la tête et à la taille – en voilà les
cicatrices. Il dit qu’en s’approchant du blessé, il a vu
qu’Ahmed bougeaient encore les membres et qu’il avait les yeux
ouverts.
Ahmed
Asasa, le sauveur, est tombé et a perdu connaissance, à côté
d’Ahmed Asasa qui agonisait. Il s’est réveillé à l’hôpital
et n’a aucune idée du temps qui s’est écoulé. Les autres
voisins racontent que le Ahmed blessé au cou est resté étendu
près d’une heure dans les pierres. Ahmed Asasa, le survivant,
se déplace encore avec difficulté.
Un
autre voisin avait rejoint le blessé entre temps : Shauki
Asasa, 24 ans et soldat de l’Autorité Palestinienne auprès du
capitaine Saoud. Il est maintenant assis chez lui, blessé, une
balle des snipers lui ayant traversé l’épaule pour ressortir
dans le haut du dos. Il avait entendu les cris des femmes disant
qu’il y avait un blessé et il s’était précipité. Après
avoir été blessé, il a réussi à se traîner un bout de
chemin, pour tomber lui aussi sur le sol rocailleux, exactement
comme les deux Ahmed Asasa. Un de ses officiers dans la Sécurité
nationale raconte avoir tenté de convaincre un des officiers de
l’armée israélienne de les laisser porter secours aux blessés,
mais que l’officier lui a dit : « Ne te mêle pas de
ça ». D’après le père de Shauki, le blessé, « ils
ne veulent pas que le monde nous aide, et ils ne veulent pas que
nous nous entraidions. Un enfant est étendu, blessé, et on ne
nous laisse pas lui porter assistance ». Lorsque le premier
Ahmed Asasa est arrivé à l’hôpital, après que l’ambulance
eût été empêchée d’approcher et qu’il eût fallu
l’emmener à bord d’une voiture privée, il était déjà
mort. Le second Ahmed Asasa a été sauvé.
Le
porte-parole de l’armée israélienne, cette semaine :
« Le 29 mars, les forces de l’armée israélienne ont opéré
à Mutlat Shuhada, au sud de Jénine. Au cours de l’opération,
nos forces ont, à plusieurs reprises, essuyé des tirs. A 4h47,
les forces ont repéré, sur le toit d’un bâtiment, un
terroriste armé, portant une arme allongée, elles ont ouvert le
feu et constaté un coup au but. A 5h24, les forces ont repéré
deux autres terroristes armés sur le toit d’un bâtiment proche
et ont tiré dans leur direction. Après quoi, un violent désordre
s’est développé dans le village, avec lancers de charges
explosives, tirs et jets de pierres. Au cours de l’opération,
des Palestiniens ont bloqué les routes avec des blocs de pierre,
empêchant le corps médical de se rendre sur place. Les forces de
l’armée israélienne n’ont pas empêché des ambulances
d’entrer dans le village. Comme il a été dit, les tirs de
l’armée israélienne n’ont visé que des terroristes armés. »
Les
amis racontent qu’Ahmed aimait le football et que c’était un
bon élève. Il apparaît sur sa dernière photo, tenant le
certificat d’excellence de son école. Il leur vient un petit
rire en entendant rapporter l’idée qu’il était armé et son
père rappelle qu’à la distance où il était du sniper, dans
sa fuite, il ne mettait de toute façon personne en danger. Avant
lui, six autres habitants du village ont été tués, ces dernières
années, dont Houssam Asasa, qui était invalide et handicapé
mental, et Fadi Asasa, un enfant, écrasé par la voiture de
soldats opérant déguisés en Arabes. Tous les élèves de l’école
sont venus aux funérailles de leur camarade Ahmed Asasa, organisées
dans le cimetière du village des martyrs, non loin du cimetière
irakien, à l’ombre des cyprès.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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