Opinion
L'Iliade du
Sept-Septembre:
le jour Stephen Harper s'habilla en
Agamemnon
Fida
Dakroub
Samedi 22 septembre
2012
Généralités
Ainsi que le confirma Ottawa le 7 de ce
mois, le ministre canadien des Affaires
étrangères, John Baird, vida son cœur
débordant au cours d’un point de presse
tenu à Vladivostok, en Russie, où il
participa au sommet de l’APEC en
compagnie du premier ministre canadien,
Stephen Harper. À vrai dire, M. Baird
tint un discours moins brillant que
jaillissant du plus profond de son cœur,
discours qui rappela saint Paul quand il
dit : « … car celui qui commet
l’injustice recevra selon son injustice,
et il n’y a point d’acception de
personnes [1] ».
Et quel était le héros de ce
discours jaillissant du cœur et
débordant d’amour ? Quel était le sujet
qui inspira tellement M. Baird, dont il
parla avec « inspiration à des inspirés
» ? Qui était le Ménélas [2]de cette
Iliade du Sept-Septembre ?
Personne d’autre que le premier
ministre israélien, Benjamin Netanyahu !
L’Iliade du Sept-Septembre et ce qui
advint aux relations avec Téhéran
M. Baird dressa une longue
liste de reproches contre l’Iran et
annonça la rupture diplomatique avec
Téhéran. L’Iran, dit-il, est « la menace
la plus importante à la paix et à la
sécurité mondiale à l’heure actuelle
[3]». Il repprocha à Téhéran de fournir
une aide militaire au gouvernement Assad,
en Syrie. Il s’inquiéta de la menace que
l’Iran représentait pour l’existence
d’Israël : « Il (le régime iranien)
refuse de se soumettre aux résolutions
des Nations unies en rapport avec son
programme nucléaire. Il menace
régulièrement l’existence de l’État
d’Israël et emploie une rhétorique
raciste et antisémite, incitant au
génocide [4]», lança M. Baird.
Ces paroles monumentales de M.
Baird, cette philanthropie sans
frontière qui fit pleurer même les
crocodiles les plus insensibles de
l’Amazone [5], cette insistance sans
limite à établir paix et justice dans le
monde, ces manifestations divines par
lesquelles le discours fut prononcé,
tout fit écho dans les ruelles de
Jérusalem, où les propos de M. Baird
furent applaudis par les rois de Juda
[6].
Quant à l’ambassadrice d’Israël
à Ottawa, Miriam Ziv, elle déclara, dans
un communiqué diffusé le même jour, que
c’étaient là les mesures qu’il fallait
prendre « pour tracer clairement une
ligne rouge à l’Iran [7]». Pour sa part,
le premier ministre israélien, Benjamin
Netanyahou, félicita d’abord Ottawa : «
je félicite le premier ministre canadien
Stephen Harper d’avoir pris cette
décision courageuse [8]» ; puis il
présenta son éloge : « la décision
morale du premier ministre canadien est
très importante et constitue un exemple
pour la communauté internationale [9] »;
enfin il montra ses muscles : « la
détermination dont fait preuve le Canada
servira à faire comprendre aux Iraniens
qu’ils ne peuvent pas continuer leur
course vers l’arme nucléaire [10]».
Quelques jours auparavant, M.
Netanyahou, s’en prit à Washington à qui
il reprocha sa réticence à envisager
l’avenue militaire : « La communauté
internationale n’a pas défini une ligne
rouge que l’Iran ne doive franchir et
l’Iran ne voit pas la résolution de la
communauté internationale à stopper son
programme nucléaire », déclara-t-il
après la publication d’un rapport de
l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA).
Comment
Netanyahou chevaucha à Ottawa en tant
que Ménélas
À plus forte raison, la
décision d’Ottawa de rompre avec l’Iran
ne s’explique ni par la philanthropie
philanthrope de M. Baird ni par la
bonhomie de M. Harper ; car« si
c’est ici le meilleur des mondes
possibles, que sont donc les autres ?
[11] ».Au contraire, la décision
d’Ottawa se voit dans le contexte de la
détérioration graduelle des relations de
l’administration Obama avec la coalition
actuelle à Tel-Aviv, d’un côté, et dans
celui de la grandissime admiration du
gouvernement Harper pour cette
coalition, de l’autre côté. Les
convergences se font jour entre ce que
nous disons ici et la visite de M.
Netanyahou à Ottawa, le 2 mars, sans
passer d’abord par Washington. Lors de
cette visite, M. Netanyahou sollicita
l’appui de son « meilleur ami », M.
Harper, pour des actions futures contre
l’Iran, à un moment où le président
américain, Barack Obama, s’éloignait de
lui, et croyait encore à l’utilité des
sanctions et des pressions économiques,
sans rejeter, certainement, l’option
militaire : « toutes les options restent
sur la table, et les États-Unis
n’accepteraient jamais un Iran nucléaire
[12]»,confirma Obama.
Comment
Harper le reçut en tant qu’Agamemnon, et
Baird en tant qu’Achille
Lorsque Netanyahou arriva à
Ottawa, le 2 mars, s’habillant en
Ménélas, après avoir traversé les
sept mers [13], son « meilleur ami
», Stephen Harper, se fut déjà habillé
en Agamemnon [14], et John Baird eut
déjà appris par cœur les paroles
d’Achille aux pieds rapides [15].
Sur la Colline du Parlement,
les trois héros se retrouvèrent, et une
voix fut entendue dans le ciel :
Certes, vieillard, tu
surpasses dans l’agora tous les fils des
Akhaiens. Ô Père Zeus ! Athènè ! Apollôn
! Si j’avais dix conseillers tels que
toi parmi les Akhaiens, la ville du roi
Priamos tomberait bientôt, emportée et
saccagée par nos mains ! [16]
Quelle mouche piqua alors M.
Harper au point de rompre les relations
diplomatiques avec l’Iran ? Quel
événement fût venu s’ajouter au tableau
pour justifier une démarche aussi
extrême ? Aucun élément, aucune mouche !
À proprement parler, la justification du
gouvernement, présentée dans un
communiqué officiel du ministère des
Affaires étrangères, n’offrit rien de
précis ; autre que l’annonce vague et
mal soutenue de M. Baird, rien ne fut
ajouté. Au contraire, les arguments de
M. Baird eussent été calqués sur ceux de
George Bush II et de l’Imperator
[17]Ronald Ramsfield, à la veille
de l’invasion de l’Irak. Parmi ces
arguments qui eussent justifié la
rupture avec l’Iran, le gouvernement
Harper évoqua son programme nucléaire,
son appui au terrorisme et son
antisémitisme. Les allégations invoquées
furent les suivantes :
premièrement, « le Canada
considère le gouvernement de l’Iran
comme étant la menace la plus importante
à la paix et à la sécurité mondiales à
l’heure actuelle » ;
deuxièmement, «le régime
iranien fournit une aide militaire
croissante au régime Assad »;
troisièmement, «il refuse de se
conformer aux résolutions des Nations
unies concernant son programme nucléaire
» ;
quatrièmement, «il menace
régulièrement l’existence d’Israël et
tient des propos antisémites racistes en
plus d’inciter au génocide » ;
cinquièmement, «il compte parmi
les pires violateurs des droits de la
personne dans le monde » ;
sixièmement, «il abrite des
groupes terroristes auxquels il fournit
une aide matérielle ».
M. Baird, après avoir appris
par cœur les paroles d’Achille aux pieds
rapides, donna aussi une longue liste de
motifs, dont le soutien de l’Iran au
régime du président Bachar el-Assad en
Syrie. En effet, les déclarations de M.
Baird, concernant la rupture des
relations diplomatiques avec l’Iran,
surprirent tout le monde, car aucun
élément nouveau ne fut venu s’ajouter au
tableau, pour justifier une telle
démarche. Tout le monde ? Pas
nécessairement, car ceux qui suivaient
de près les déclarations du gouvernement
Harper sur le conflit au Moyen-Orient
n’attendaient pas moins qu’une nouvelle
Iliade, non contre Troie, mais cette
fois-ci contre l’Iran, évidemment.
L’admiration qu’avait Harper pour
Netanyahou et ce qui advint de notre
icône sur la scène internationale
À plus forte raison, la
décision d’Ottawa à rompre avec Téhéran
trouva sa justification dans les paroles
d’admiration que tenait le gouvernement
Harper pour la coalition politique à
Tel-Aviv.
Que l’on relise dans les
archives comment, tout en jouant la lyre
d’Orphée [18], M. Harper décrit son
admiration pour Tel-Aviv ; comment, le
jour où la soldatesque israélienne eut
brûlé à cendre le Liban en 2006, le
gouvernement Harper prit clairement
position en faveur de l’État d’Israël,
en affirmant que ce pays « avait le
droit de se défendre [19] »; comment ce
gouvernement prit, encore une fois, une
position très décevante, cette fois-ci
pendant la guerre contre Gaza en 2008 –
2009, lorsque monsieur Lawrence Cannon,
alors ministre des Affaires étrangères,
répéta le même refrain, indiquant que
l’État hébreu avait « parfaitement le
droit de se défendre [20]» ; comment
enfin l’assaut de l’armée israélienne
contre la flottille humanitaire qui se
dirigeait vers la bande de Gaza, le 31
mai 2010, eut provoqua l’indignation
partout dans le monde, sauf sur la
Colline du Parlement, car le
gouvernement Harper résista encore et
toujours à « l’opinion commune ou au
simple bon sens (…) aucune condamnation,
aucune demande d’enquête ne se fit
entendre alors même que Benjamin
Netanyahou était devant lui au moment
des événements [21]». Il fallait
lire tout ce lyrisme ainsi que les
innombrables fioritures poétiques qui
l’accompagnèrent, pour sentir ce que
signifia un « inspiré parlant à des
inspirés ».
D’ailleurs, toute cette Iliade
du Sept-Septembre servit au gouvernement
Harper de pousser le Canada pour faire
varier son orbite historique, pour
redessiner son portrait pacifique en
tant qu’agent de la paix, pour redéfinir
son rôle sur la scène internationale,
pour hurler enfin avec les loups par
volonté d’affirmer un changement
d’identité : « nous ne sommes plus
des agents de la paix, mais des acteurs
crédibles des rapports de force entre
les puissances internationales [22]
», comme le démontra bien Christian
Nadeau.
Hélas ! Nous nous posâmes
ainsi, sur la scène internationale,
comme la nation destinée à attirer sur
elle toute la colère de Hadès [23], nous
nous mîmes devant Cerbère [24]comme un
bouclier, et nous détournâmes sur nous
tous les périls et tous les dangers du
Tartare [25].
Quel compliment pour l’Iliade
du Sept-Septembre ! Quel compliment pour
la rupture d’Ottawa avec Téhéran ! Sans
la déclaration de M. Baird, la paix
mondiale se fût échappée des pieds de
Hadès. Certes, si M. Baird eut parlé
avec moins d’« inspiration à des
inspirés », si M. Harper eut été moins
riche d’amour et d’admiration à son «
meilleur ami », Netanyahou, ou bien si,
et seulement si, il eut considéré la
position d’une grande partie des
Canadiens, cela eût mieux valu pour
notre pays. Hélas ! C’est ce qui fut
arrivé le jour du Sept-Septembre.
En ce qui concerne les six
points présentés par la déclaration de
M. Baird, justifiant la rupture
diplomatique avec Téhéran, nous les
reprendrons en analyse et en critique,
un par un, dans la deuxième partie de
cette Iliade du Sept-Septembre. Rester
avec nous !
Fida Dakroub, Ph.D
Communiquer avec l’auteur :
www.fidadakroub.net
Notes
[1]
Saint-Paul, «
Epître aux
Colossiens
»(3 :25).
[2]
Dans la mythologie grecque,
Ménélas est un roi de Sparte.
Mari d’Hélène et frère
d’Agamemnon, il est l’un des
héros achéens de la guerre de
Troie.
[5] Le
« Caïman noir » est l’un des
plus grands reptiles. C’est la
deuxième plus grande espèce de
crocodiliens, après le «
Crocodile de mer », et le plus
grand prédateur dans le bassin
de l’Amazone.
[6] Le
royaume de Juda est un royaume
du Proche-Orient ancien. Selon
la tradition, il aurait existé à
partir de 931 av. È.C. Sa
disparition intervient en 587
av. È.C. lors d’une campagne
menée par Nabuchodonosor II
contre Jérusalem.
[11]
Dans «
Candide ou
l’Optimisme
» de Voltaire, chapitre sixième.
[13]
Les
sept mers
est une expression courante au
Moyen Âge et dans la littérature
de langue arabe. L’expression
est attestée dans plusieurs
livres de l’antiquité dont la
traduction par Marie de Jars de
l’ « Énéide » de Virgile, Livre
VI.
[14]
Agamemnon est le roi d’Argos et
de Mycènes, fils d’Atrée. Chef
des Grecs pendant la guerre de
Troie, retenu avec sa flotte par
des vents contraires, il dut
sacrifier sa fille Iphigénie à
Artémis. Après la victoire, il
rentra à Mycènes avec la
princesse troyenne Cassandre.
[15]
Achille est un héros légendaire
de la guerre de Troie, fils de
Pélée, roi de Phthie en
Thessalie, et de Thétis, une
Néréide (nymphe marine). Sa mère
le plonge dans le Styx, l’un des
fleuves des Enfers, pour que son
corps devienne invulnérable ;
son talon, par lequel le tient
Thétis, n’est pas trempé dans le
fleuve et reste celui d’un
mortel. Lors de la dixième année
du conflit, une querelle avec
Agamemnon le pousse à quitter le
combat : c’est la « colère
d’Achille » chantée par
l’Iliade. La mort de Patrocle le
pousse à reprendre les armes
pour affronter Hector, le
meilleur des Troyens. Achille
trouve la mort peu après l’avoir
tué, atteint à la cheville par
une flèche de Pâris guidée par
le dieu Apollon.
[16]
L’Iliade
d’Homère,
traduction de Leconte de Lisle
(1818-1894), Chant II.
[17]
Imperator
: général victorieux. Titre
accordé par acclamations par
l’armée romaine à son chef.
[18]
La légende d’Orphée, une des
plus singulières de la
mythologie grecque, est liée à
la religion des mystères ainsi
qu’à une littérature sacrée.
Aède mythique de Thrace, fils du
roi Œagre et de la muse
Calliope, il savait par les
accents de sa lyre charmer les
animaux sauvages et parvenait à
émouvoir les êtres inanimés. Il
fut comblé de dons multiples par
Apollon, et on raconte qu’il
ajouta deux cordes à la
traditionnelle lyre à sept
cordes que lui donna le dieu, en
hommage aux neuf muses,
auxquelles appartenait sa mère.
[23]
Dans la mythologie grecque,
Hadès est une divinité
chthonienne, frère de Zeus et de
Poséidon. Comme Zeus gouverne le
Ciel et Poséidon la Mer, Hadès
règne sous la Terre et est pour
cette raison souvent considéré
comme le «maître des Enfers ».
Il est marié à Perséphone. Il
correspond au Sarapis
ptolémaïque et au Pluton romain.
Dans « Les Perses » d’Eschyle,
le nom d’Hadès est invoqué en
même temps que celui d’Hermès et
Gaïa pour faire revenir sur
terre l’âme de Darius.
[24]
Cerbère était le fils d’Échidna,
au corps de serpent et au visage
de femme, et de Typhon,
considéré parfois comme un
monstre cracheur de flammes qui
serait craint des dieux
olympiens même. La description
courante de Cerbère dans la
mythologie grecque et l’art veut
qu’il ait trois têtes, une
crinière de serpents similaire
aux cheveux de Méduse et une
queue de serpent.
[25]
Dans la mythologie grecque, le
Tartare est la région la plus
profonde des Enfers. C’est aussi
la prison des dieux déchus comme
les Titans et des Géants, et
tous les anciens dieux qui
s’étaient opposés aux Olympiens.
Docteur en Études
françaises (UWO, 2010),
Fida Dakroub est
écrivain et chercheur, membre du
« Groupe de recherche et
d’études sur les littératures et
cultures de l’espace francophone
» (GRELCEF) à l’Université
Western Ontario. Elle est
militante pour la paix et les
droits civiques.
Publié sur
Mondialisation.ca
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