Tribune
"Loi Magnitski":
la Russie rejette l'ingérence dans ses
affaires intérieures
Fedor
Loukianov
© Fedor Loukianov - Photo: RIA Novosti -
Alexei
Naumov
Jeudi 27 décembre 2012
"Un monde changeant" par Fedor Loukianov
Source:
RIA Novosti Il y a deux semaines,
personne ne pouvait s'imaginer que
l'année en cours s'achèverait sur une
crise aussi aigüe dans les relations
russo-américaines.
Début 2012 déjà, les experts
n'étaient pas optimistes et déclaraient
que le plus important serait de
traverser l'année avec un minimum de
pertes. Les campagnes électorales dans
les deux pays (élections
présidentielles en Russie en mars et aux
Etats-Unis en novembre – ndlr)
n’ont pas favorisé une évolution
positive des relations bilatérales. Des
débordements sont survenus aussi bien en
hiver - alors que Vladimir Poutine
tentait de séduire ses électeurs - qu'en
automne, lorsque Barack Obama affrontait
Mitt Romney.
Toutefois, les passions soulevées par
les élections se sont apaisées et en
novembre dernier, le gouvernement russe
a félicité Barack Obama pour sa victoire
- avec un soulagement non dissimulé. La
tempête s'est produite plus tard, après
que le Congrès américain a adopté, de
façon parfaitement prévisible, la "loi
Magnitski" et que le président américain
l'a signée.
Pourquoi Moscou a réagi aussi
violemment à cette loi, pourtant évoquée
depuis longtemps ? Apparemment, il y a
deux raisons à cela. Apparemment, la
décision de ne pas riposter à cette loi
de manière symétrique, par une loi
identique, comme on s'y était attendu,
mais d'exploiter un thème extrêmement
sensible, jointe à une attaque politique
généralisée contre les Etats-Unis,
s'explique par deux raisons.
Premièrement, la "loi Magnitski",
avec ses formulations très larges
permettant de sanctionner presque tout
le monde au bon vouloir des législateurs
et de l'administration américaine, a
semblé bafouer toutes les limites
possibles et imaginables. La Russie a
depuis longtemps accumulé des griefs
contre l'approche américaine, consistant
à conférer à sa législation nationale
une dimension internationale.
La loi actuelle, avec sa liste
pouvant être élargie à tout moment,
semble avoir été rédigée pour durer
longtemps et a beaucoup de chances de
dépasser, en termes de longévité,
l'amendement Jackson-Vanik. Son adoption
a donc fait déborder le vase.
Deuxièmement, le Kremlin voudrait mettre
à tout jamais une croix sur la
récupération, par Washington, des
problèmes internes russes pour les
replacer dans un contexte international.
Vladimir Poutine a toujours professé
une approche classique des relations
internationales. Le président russe
estime que le principe de souveraineté
étatique ne devrait pas être remis en
cause car, entre autres conséquences
négatives, cela conduirait à l'érosion
du système. En effaçant la limite entre
les affaires intérieures et extérieures,
on saperait la stabilité structurelle du
monde.
Selon le président russe, les
événements du XXIème siècle démontrent
le caractère pernicieux de l'approche
libérale, prônant l'universalité des
droits de l'homme et, partant, le droit
de se mêler des affaires intérieures des
Etats au nom de leur protection.
Les Etats-Unis sont l'incarnation de
cette approche. Grâce à leur philosophie
politique et à leur auto-identification
comme système social idéal, l'Amérique
se pense obligée de juger la situation
des autres pays, de prononcer un verdict
et parfois de le mettre à exécution manu
militari.
Comme les Etats-Unis sont une
superpuissance dotée d'un large éventail
d'intérêts nationaux, leur autorité
idéologique et morale devient un outil
de promotion de ces intérêts, les deux
éléments étant inséparables. Cela a
toujours été ainsi et cette situation
perdurera aussi longtemps que les
Etats-Unis bénéficieront de leur statut
et des ressources leur permettant
d’imposer au niveau international leur
vision d'un comportement correct.
La Russie des années 2010 refuse de
percevoir les Etats-Unis comme un Etat
ayant la moindre raison de se
positionner comme un exemple à suivre.
Sa riposte ferme à la "loi Magnitski"
lui sert à montrer que la sphère de la
politique intérieure d'un Etat devrait
être intégralement placée en dehors des
dialogues interétatiques.
Vladimir Poutine trouve le monde très
dangereux et imprévisible. La
mondialisation et l'ouverture des
communications effacent les membranes
qui protégeaient auparavant les Etats
d'une influence extérieure. Tous les
processus négatifs entrent en résonance
et s'amplifient. Ils ne peuvent pas être
entièrement évités et le président russe
se rend compte que la stratégie
isolationniste appartient au passé.
Il s'agit donc de minimiser cette
influence et d'utiliser ces membranes en
tant que filtres. Selon Vladimir
Poutine, la politique des grandes
puissances et surtout des Etats-Unis -
qui aggravent l'imprévisibilité du monde
par leur désir de se mêler de toutes les
affaires - est soit malintentionnée,
soit insensée. Et pour les ramener à la
réalité, il faut les remettre
brutalement à leur place.
Cette perception est favorisée par
les changements que traversent les
Etats-Unis. Les Américains réalisent de
plus en plus clairement que leur pays
n'est plus en mesure de porter le
fardeau lié à son hégémonie mondiale. On
a d’abord eu l'impression que ce
sentiment était un trait caractéristique
de Barack Obama, homme atypique pour
l'establishment de Washington.
Toutefois, il semblerait que cette
idée se répande progressivement, tout
comme l'impression selon laquelle les
Etats-Unis devraient partager le fardeau
de la gestion avec ceux qui pourraient
en assumer une partie. Il ne s'agit pas
de favoriser une concurrence avec
l'Amérique mais une coopération avec
elle.
Néanmoins, les pays qui partagent les
valeurs et les principes américains,
c'est-à-dire les alliés traditionnels,
sont largement inutiles d'un point de
vue pratique - l'Europe a abandonné ses
ambitions pour se consacrer à la lutte
contre la grave crise économique. Il
faudra donc s'appuyer avant tout sur
ceux qui seraient capables d'apporter
leur contribution, au lieu de ceux qui
ont une mentalité similaire. La Russie,
quoi que l'on puisse en dire, bénéficie
d'une situation qui rend sa coopération
(ou du moins son absence d’opposition)
pratiquement indispensable pour résoudre
les problèmes des Etats-Unis.
Vladimir Poutine est conscient des
changements à l’œuvre aux Etats-Unis et
espère les utiliser pour transformer le
modèle des relations entre les deux
pays. La Russie se montre prête à
coopérer - mais d'égal à égal et sans
que les étrangers fassent la moindre
tentative pour influencer les affaires
intérieures russes. C'est pourquoi le
transit de marchandises militaires de
l'Otan vers l'Afghanistan via le
territoire russe reste intangible,
malgré les récriminations des
communistes et des patriotes russes -
alors que tout ce qui a trait aux
affaires purement russes est défendu bec
et ongles.
Vladimir Poutine n'a pas entièrement
tort dans son évaluation de la situation
aux Etats-Unis et dans le monde.
Malheureusement, il a très mal choisi
son thème pour riposter aux Américains.
L'image d'un pays qui exerce une
vengeance politique en lésant ses
propres orphelins est pire que
l'étiquette d'agresseur dont on
affublait autrefois la Russie. La
récupération de ce sujet sensible et
délicat à des fins politiques a provoqué
un rejet, même parmi les représentants
influents de l'establishment russe. Les
mensonges utilisés dans la rhétorique
publique ont dépassé les limites de
l’admissible dans la lutte politique.
La réputation de la Russie comme pays
respectant les accords signés est remise
en question : celui sur les adoptions
entre la Russie et les Etats-Unis a été
ratifié par cette même Douma (chambre
basse du parlement russe) et n'est entré
en vigueur que le 1er novembre dernier.
Par ailleurs, la riposte russe à la "loi
Magnitski" ne semble pas efficace : les
tracas causés aux familles américaines
qui adoptent des enfants russes
n'affectent pas les Etats-Unis.
Paradoxalement, les relations
russo-américaines se présentent plutôt
bien d’un point de vue pratique. Les
frictions concernant la crise syrienne
et, plus globalement, les événements au
Proche-Orient, les contradictions en
matière de défense antimissile (ABM),
les échanges apathiques d'imprécations à
l'occasion du fameux élargissement de
l'Otan : aucun de ces sujets ne peut
être qualifié de contradiction majeure.
Là où les relations bilatérales
concernent un sujet réellement important
pour l'un des partenaires, comme le
transit afghan par exemple, Washington
et Moscou mettent des gants et cherchent
à arrondir les angles. Même dans le
cadre du sempiternel sujet de la
démocratie et des droits de l'homme,
l'administration Obama se montre plus
réservée qu'une administration
américaine typique. Même la "loi
Magnitski" n'a pas été adoptée
facilement, comme ses initiateurs
l'avaient prévu, mais en échange de
l'annulation du ridicule amendement
Jackson-Vanik.
On a beaucoup espéré que le second
mandat de Barack Obama, qui coïncide
avec le mandat prolongé (de six ans) de
Vladimir Poutine, permettrait aux deux
parties de faire abstraction de la
conjoncture courante et des émotions
électorales afin de se consacrer à
l'édification de nouvelles relations. Il
semble qu'il n'en soit toujours pas
question.
© 2012
RIA Novosti
Publié le 27 décembre 2012
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