Rubrique
La position
incomprise de la Russie sur le Syrie
Fedor
Loukianov
Fedor
Loukianov - Photo: RIA Novosti
Jeudi 23 février
2012
"Un monde
changeant" par Fedor Loukianov
Pourquoi la Russie soutient-elle des
dictateurs? C’est la question par
laquelle un correspondant français venu
à Moscou comprendre la position de la
Russie à l’égard de la Syrie a commencé
la conversation. Et pourquoi l’Occident
soutient-il les islamistes et les
terroristes qui arrivent au pouvoir dans
les pays des révolutions victorieuses?,
ai-je demandé à mon tour. Après un
échange de politesses, ou plutôt de ces
fameux stéréotypes pratiqués des deux
côtés, nous avons lancé le débat.
De manière inattendue pour elle-même,
la Russie est pratiquement devenue le
principal acteur du conflit syrien. La
position de Moscou ne permet pas de
légitimer via le Conseil de sécurité des
Nations Unies la pression sur Bachar al-Assad,
ce à quoi aspirent les pays arabes et
l’Occident qui les soutient. Et l’épopée
syrienne est étroitement liée au
problème iranien, qui donne des
migraines à la communauté internationale
depuis au moins une quinzaine d’années.
La situation en Syrie était le thème
principal de la conférence "La
transformation dans le monde arabe et
les intérêts de la Russie", qui s’est
tenue à Sotchi à la fin de la semaine
dernière sous l’égide de la session
moyen-orientale du Club international de
discussion Valdaï. Etant donné la liste
des participants en provenance des pays
arabes et du monde entier, les
discussions de Sotchi peuvent être
considérées comme une "photo
instantanée" de l’attitude envers ce
problème aigu.
La première impression est que la
position russe n’est comprise
pratiquement nulle part. Du moins, une
grande majorité de participants arabes,
sur un ton chargé plus ou moins
d'émotion, ont exhorté Moscou à cesser
de soutenir le gouvernement syrien.
Selon l’opinion dominante, le sort du
régime au pouvoir est fixé, il est
condamné, la question est seulement de
savoir dans combien de temps. Par
conséquent, la Russie ne recevra plus
aucun bénéfice, commercial ou politique,
de la défense du clan al-Assad, cette
carte ne peut plus être jouée. Pour
cette raison, il est encore temps, avant
qu’il ne soit trop tard, de se ranger du
"bon côté de l’histoire" et ne pas
s’opposer à la volonté du peuple syrien,
qui, selon la grande majorité des
orateurs arabes, rejette le régime
syrien pratiquement à l’unanimité.
Ceux qui critiquent la position de
Moscou citent divers motifs de son
opiniâtreté qui vont des intérêts
commerciaux, avant tout ceux de
l’industrie de défense, aux "affinités
spirituelles" avec les dictateurs. Et
ils refusent d’entendre les arguments
des représentants russes, cherchant à
persuader que Moscou ne soutient pas le
régime en Syrie mais les principes du
règlement d’un conflit, et que le
renversement rapide de Bachar al-Assad
conduirait à un chaos bien plus grand.
Evidemment, la volonté de conserver
des contrats avantageux et l’héritage de
l’amitié datant de l’époque soviétique a
joué un rôle dans la position de la
Russie. Cependant, tout cela est
aujourd’hui secondaire, car pour Moscou
c’est devenu une affaire de principe. On
ne peut pas s’ingérer délibérément dans
une guerre civile en prenant partie pour
l’un des camps en adaptant aux besoins
de certains pays et organisations
régionales un légitimateur universel tel
que le Conseil de sécurité des Nations
Unies. D’autant plus que le prestige est
également en jeu – la Russie veut que sa
position soit prise en compte, au lieu
d’être ignorée.
Néanmoins, Moscou est violemment
condamné pratiquement par le monde arabe
tout entier (l’Irak est probablement le
seul à se ranger implicitement de son
côté) et par la diplomatie occidentale,
mais il refuse de faire des compromis
dans le cadre du Conseil de sécurité ou
en dehors (comme par exemple, faire
partie du "Groupe des amis de la
Syrie"). La majorité des commentateurs
estiment qu’ainsi la Russie détruit
simplement ses dernières positions dans
le monde arabe sans se préoccuper de
l’avenir.
La politique russe serait-elle
vraiment à courte vue? En ce qui
concerne l’influence au Moyen-Orient,
ses perspectives sont effectivement
floues. La réserve soviétique s’est
épuisée, et on ignore dans quelle mesure
la Russie contemporaine est prête à
jouer à l’échelle de la planète tout
entière. Mais pour le reste, la
politique russe n’est pas aussi absurde.
Moscou fait comprendre qu’aucune mesure
légitime n’est possible en le
contournant, mais seulement arbitraire,
à l’instar de l’invasion de l’Irak en
2003, reconnue aujourd’hui comme une
erreur par tout le monde. Soit il faut
trouver un terrain d’entente avec la
Russie, en adoptant une position neutre
dans le conflit syrien, soit agir à ses
risques et périls, chose que nul ne
semble être prêt à faire. Evidemment, le
problème du statut de la Russie sur la
scène internationale se retrouve sous le
feu des projecteurs, mais il est
également question de se laisser
certaines portes ouvertes à des
alternatives. Dans le cas contraire,
tout le monde se retrouvera dans le
tunnel militaro-politique, dont la
sortie débouchera forcément sur une
guerre assortie d’une ingérence
internationale.
Il convient de noter que ces derniers
temps, la position de l’Occident
(contrairement aux Arabes) change, et
les débats à Sotchi l’ont confirmé.
Selon l'impression générale, il est
impossible de stopper le cours des
événements, mais quelque chose va de
travers et une implication active est
dangereuse. On prend mieux conscience
des éventuelles conséquences du
renversement d’al-Assad. La composition
et les intentions de l’opposition sont
floues, une ingérence étrangère ouverte
est évidente, les intérêts des
monarchies sunnites sont très clairs, le
sort des minorités (les Alaouites, les
chrétiens, les Kurdes, et en regardant
dans les pays voisins – les Coptes)
pourrait être déplorable en cas de
changements, et la perspective
d’implication dans un conflit
interethnique violent effraye.
D’ailleurs, selon les estimations des
spécialistes russes énoncées lors de la
conférence, les dispositions en Syrie
créent des conditions "parfaites" pour
une longue guerre civile à grande
échelle. Jusqu’à 20% de la population
soutiennent fermement al-Assad, et
encore 40% estiment qu’il serait
préférable de conserver le régime actuel
au lieu de le remplacer, jusqu’à 10%
sont des opposants radicaux, et près
d’un tiers voudraient voir des
changements. C’est-à-dire, une division
classique.
La reproduction en Syrie du scénario
libyen ne semble inspirer personne. De
même que le scénario irakien en
contournant le Conseil de sécurité des
Nations Unies. Ce qui explique la
volonté d’impliquer Moscou afin de
garantir la légitimité et partager la
responsabilité. Voici l’une des
propositions qui ont été faites: la
Russie pourrait devenir le garant des
intérêts et de la sécurité des minorités
en Syrie, au Liban et en Egypte. Ils
craignent tous l’effondrement du régime
d’al-Assad (il représente une minorité
ouvertement privilégiée) et la vengeance
de la majorité sunnite. Dans ce cas,
Moscou pourrait adopter une position
moralement juste et à la fois
prometteuse sur le plan politique.
En résumant l’impression de la
discussion, on pourrait tirer la
conclusion suivante. En dépit des
critiques actives, Moscou a pris la
bonne décision en refusant
(contrairement au cas de la Libye) de se
joindre à la tendance générale, faisant
ainsi monter les paris. Il s’est avéré
qu’il était risqué de faire quoi que ce
soit sans la Russie, et malgré tout le
mal qu’on pense de son approche, il est
impossible de l’ignorer. Cependant, il
est désormais temps de la changer.
Camper sur ses positions n’apportera
plus rien, à l’exception de l’escalade
de la guerre civile. Tous les
participants ont reconnu que la Russie
était capable de jouer un rôle clé en
réussissant à pousser Damas vers un
compromis de transition.
Toutefois, il ne faut pas surestimer
le niveau d’influence de Moscou sur al-Assad,
d’autant plus que la cohérence du
gouvernement syrien suscite des doutes.
Cependant, même les représentants
arabes, tout en critiquant la politique
russe, reconnaissent que depuis
l’effondrement de l’URSS et la
disparation de l’équilibre de
l’influence au Moyen-Orient, les
possibilités de régler les problèmes se
sont réduites. Ainsi, si la Russie
pouvait réellement jouer un rôle
équilibrant, elle serait très demandée.
Toutefois, hormis la défense de sa
position, cela nécessite de la
souplesse, une approche créative et une
volonté politique. Pour l’instant, tout
cela semble faire défaut.
L’opinion de l’auteur ne coïncide
pas forcément avec la position de la
rédaction
Fedor Loukianov,
rédacteur en chef du magazine Russia in
Global Affairs.
La Russie est-elle imprévisible?
Peut-être, mais n'exagérons rien: il
arrive souvent qu'un chaos apparent
obéisse à une logique rigoureuse.
D'ailleurs, le reste du monde est-t-il
prévisible? Les deux dernières décennies
ont montré qu'il n'en était rien. Elles
nous ont appris à ne pas anticiper
l'avenir et à être prêts à tout
changement. Cette rubrique est consacrée
aux défis auxquels les peuples et les
Etats font face en ces temps
d'incertitude mondiale.
© 2012
RIA Novosti
Publié le 24 février 2012
Le
dossier Syrie
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