Tribune
La Russie a son
nouveau Concept de politique étrangère
Fedor
Loukianov
© Fedor Loukianov
- Photo: RIA Novosti -
Alexei Naumov
Samedi 1er mars
2013 "Un monde
changeant" par Fedor Loukianov
Source:
RIA Novosti
Le nouveau Concept de politique
étrangère de la Fédération de Russie
était attendu avec impatience - son
annonce avait pris du retard. Aucune
révolution, finalement, mais le document
décrit clairement la manière dont le
gouvernement russe voit le monde qui
l'entoure.
C'est la première fois que la Guerre
froide n’est pas mentionnée dans un
document de ce genre et de ce niveau.
Jusqu’à maintenant, on évoquait toujours
le dépassement des vestiges de cette
époque, notamment pour justifier les
problèmes du présent par l'héritage du
passé. Une telle démarche était alors
justifiée mais avec le temps, cela
ressemblait de plus en plus à une
excuse, une volonté de trouver une
explication simple et acceptable pour
tous. Aujourd'hui, plus de 20 ans après
la fin de la Guerre froide, on sait déjà
que les difficultés actuelles sont dues
à des contradictions qui ne sont que
partiellement liées à cette période de
l’histoire.
Le nouveau Concept mentionne donc la
"réduction du risque de grande guerre, y
compris nucléaire". C'est un constat
important car la conscience politique
russe a beaucoup de mal à se débarrasser
des réflexions dans l'esprit des grandes
guerres du XXème siècle. La
reconnaissance du fait que les risques
et les dangers d’aujourd’hui sont très
différents de ceux qui ont déterminé la
mentalité russe pendant des siècles
(présence de risques extérieurs clairs
et concrets) est remarquable. Elle
signifie la nécessité d'adopter une
autre approche, non seulement de
l'organisation de la défense mais aussi
de la construction de relations avec
d'autres pays.
Le document indique que "dans les
conditions de turbulence mondiale et
d’interdépendance croissante des Etats
et des peuples, les tentatives de
construire des "oasis de paix et de
sécurité" n'ont plus de perspectives. La
seule assurance contre des troubles
éventuelles est le respect du principe
universel d'une sécurité équitable et
indivisible dans l'espace
euro-atlantique, eurasiatique et en
Asie-Pacifique". C'est la réponse au
vecteur de pensée, populaire en Russie,
selon lequel le renfermement sur
soi-même et la prise de distance peuvent
assurer des conditions favorables au
pays. Dans le monde d’aujourd’hui, c'est
tout simplement impossible.
Une partie importante du Concept est
consacrée au "changement civilisationnel"
de la concurrence mondiale et à
"l'adversité de valeurs et de modèles de
développement dans le cadre des
principes universels de la démocratie et
de l'économie de marché". Les textes
officiels portant sur la politique
étrangère en parlaient déjà auparavant
mais aujourd'hui, cela prend une
dimension supplémentaire. L'époque du
pragmatisme pur prend fin pour céder la
place à la recherche d'une base
idéologique et axiologique. Le besoin de
fondations reposant sur des valeurs est
reconnu et c'est une chose positive. Les
auteurs du Concept constatent que "la
prise d'importance du facteur d'identité
civilisationnelle devient un revers de
la mondialisation".
Curieusement, les événements du
printemps arabe sont interprétés, dans
le Concept, comme une "volonté de
revenir aux racines civilisationnelles",
"un renouvellement politique et
économique de la société se déroulant
souvent sous l'affirmation des valeurs
islamiques". Alors que la conviction est
répandue, en Russie, que les événements
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
sont le fruit d'un complot américain,
une telle interprétation paraît
courageuse et adéquate.
Pour la première fois, le Concept
russe intègre la notion de "soft power"
ou puissance douce – jusqu'à présent la
diplomatie russe ignorait ce phénomène
populaire en Occident depuis le début
des années 1990. Elle avait été lancée
par Vladimir Poutine dans un article de
campagne il y a un an et depuis, le
président a souligné à plusieurs
reprises son importance. Toutefois,
l'interprétation russe met
principalement l'accent sur la
contre-propagande tandis que l'Europe et
les USA entendent par "soft power" une
véritable attractivité du modèle
sociopolitique, qui peut être diffusé à
l'extérieur. Mais le fait même d'avoir
remarqué à Moscou le "soft power" en
tant que tel va déjà dans la bonne
direction. Jusqu'à présent, la Russie
préférait s'appuyer sur la force
traditionnelle, rigide, en épuisant son
arsenal. Après Poutine, le Concept parle
d'un "soft power" illégitime – cette
description fait référence à l'activité
des ONG occidentales, que le président
considère comme un canal permettant à
l'instabilité extérieure de pénétrer à
l'intérieur du pays.
Parmi les nouveautés du Concept, on
note l'apparition de la "sécurité
médiatique". La Russie n'y accordait pas
d'importance mais aujourd'hui le vent a
tourné et apparaît l'exigence d'élargir
le "cadre juridique de la coopération
internationale afin d'améliorer la
protection des droits et des intérêts
légaux des enfants russes qui vivent à
l'étranger". Ou encore la volonté de
normaliser les relations avec la Géorgie
dans les "secteurs où ce pays est prêt à
le faire compte tenu des réalités dans
le Caucase". En d'autres termes,
l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud sont
intouchables. La liste des pays
européens prioritaires est composée de
l'Allemagne, la France, l'Italie, les
Pays-Bas, ainsi que la mention d'Albion:
"La Russie voudrait utiliser le
potentiel de la coopération avec le
Royaume-Uni". Le texte parle pour la
première fois de l'Antarctide – nouvel
intérêt du dirigeant russe.
Curieusement, rien n'a changé dans la
hiérarchie des priorités. L'espace
postsoviétique arrive toujours en
première position mais cette fois, on a
identifié son outil: l'Union économique
eurasiatique. Tandis que l'Asie, dont on
parle beaucoup ces derniers temps, reste
derrière la CEI, l'Europe et l’Amérique.
Le contenu de la politique asiatique
reste inchangé par rapport aux documents
précédents alors qu'elle semble
représenter un axe bien plus stratégique
aujourd'hui.
Dans l'ensemble, le Concept de
politique étrangère de la Fédération de
Russie de 2013 est un moulage de l'idée
que la classe dirigeante se fait du
monde. Il ne revendique pas une
stratégie profonde, ce qui est logique,
car il est inutile de faire des plans
avec beaucoup d'avance dans la situation
internationale actuelle.
L’opinion de l’auteur ne coïncide
pas forcément avec la position de la
rédaction de RIA Novosti.
La Russie est-elle imprévisible?
Peut-être, mais n'exagérons rien: il
arrive souvent qu'un chaos apparent
obéisse à une logique rigoureuse.
D'ailleurs, le reste du monde est-t-il
prévisible? Les deux dernières décennies
ont montré qu'il n'en était rien. Elles
nous ont appris à ne pas anticiper
l'avenir et à être prêts à tout
changement. Cette rubrique est consacrée
aux défis auxquels les peuples et les
Etats font face en ces temps
d'incertitude mondiale.
Fedor Loukianov, rédacteur en
chef du magazine Russia in Global
Affairs.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 3 mars 2013
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