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Opinion
L'après victoire de
la Révolution
Fadwa Nassar
Vendredi 18 février 2011
Nombreuses sont les questions qui se posent aujourd’hui, à
propos de la révolution égyptienne en cours. A peine Moubarak
renversé, vendredi dernier, que les analystes et commentateurs
se sont précipités pour lancer, souvent à la hâte, leurs points
de vue, en vue d’expliquer, d’analyser ou de commenter la chute
de Moubarak, mais aussi de prévoir les conséquences de cette
révolution sur la région.
A présent, la coalition qui s’était constituée au cours de la
révolution du 25 janvier a désigné un « conseil des garants de
la révolution » en vue de représenter la révolution, au cours de
la phase transitoire actuelle. Ce dernier est chargé de suivre
et d’insister auprès du conseil supérieur des forces armées, qui
a pris les choses en main, dès avant même la chute de Moubarak,
pour poursuivre l’application des revendications
révolutionnaires.
Le « conseil des garants de la révolution » a noté que jusqu’à
présent, deux principales revendications populaires n’ont pas
encore été appliquées, celle de la levée de l’état d’urgence et
la libération de tous les prisonniers politiques, non seulement
ceux qui ont été arrêtés au cours de la révolution, mais
également tous les prisonniers détenus par le pouvoir du
président déchu. Il est vrai que le conseil supérieur des forces
armées a commencé par la dissolution des deux assemblées
législatives, pensant ainsi satisfaire le peuple, comme première
mesure, tout comme il a annulé la constitution et nommé une
commission qui devrait y apporter des amendements dans les dix
jours prochains.
Cependant, cette dernière mesure est critiquée à plus d’un
niveau, et notamment par le conseil des garants, qui regroupe
plusieurs personnalités connues et moins connues, mais que la
coalition des révolutionnaires du 25 janvier a considéré probes
et capables. Certains pensent qu’il aurait mieux valu lever
l’état d’urgence avant de procéder à la modification de la
constitution, car cela aurait permis d’assurer un large climat
de libertés publiques où les gens pourraient discuter librement
des modifications. Pour d’autres, les dix jours restent
insuffisants pour modifier la constitution, à moins de s’arrêter
juste à quelques articles, que le pouvoir de Moubarak avait
auparavant modifiés pour renforcer son propre pouvoir et celui
de son équipe.
Dans un pays en ébullition, plusieurs mouvements se déroulent
encore au moment où l’administration égyptienne tente de se
libérer des figures représentatives de l’ancien régime, sous les
prétextes divers, que ce soit la corruption, l’accumulation
illégale des richesses, le pouvoir étendu grâce aux liens avec
l’équipe de Moubarak, etc… Des protestations se déroulent dans
les médias, mettant en cause leur direction et leur inféodation
au pouvoir: dans plusieurs journaux, des changements
interviennent ou sont sur le point d’aboutir, dans la
télévision, outil essentiel du pouvoir de Moubarak, les
protestations et les dénonciations de la direction risquent de
modifier prochainement le visage des médias égyptiens. Des
grèves et protestations agitent plusieurs secteurs industriels
en plus d’un lieu en Egypte, où les ouvriers et employés
souhaitent obtenir quelques-unes de leurs revendications
salariales dans l’immédiat.
De son côté, l’administration égyptienne a commencé à épurer le
paysage, en commençant par geler des avoirs de plusieurs
personnalités politiques et économiques (les deux vont ensemble,
d’ailleurs) mais sans toutefois toucher aux avoirs de la famille
Moubarak, d’après les informations publiées. Cependant,
plusieurs juristes se sont constitués en commission et
travaillent d’arrache-pied, avec des comités arabes situés à
l’étranger, en Suisse notamment, pour obtenir le gel des avoirs
de la famille Moubarak et de ses proches.
Ce ne sont que quelques exemples des mouvements en profondeur
qui se déroulent actuellement en Egypte, après le 25 janvier et
le 11 février, date de la chute de Moubarak. Mais il est vrai
que sur le terrain, et dans un pays aussi vaste que l’Egypte,
les choses ne sont pas toujours claires à cause précisément de
ce mouvement populaire déclenché par une nébuleuse de groupes de
jeunes, avant d’être rejoint par le peuple en entier.
Qui sont ces jeunes dont le
rassemblement du 25 janvier a déclenché la révolution? Qu’en
est-il de la participation des Frères musulmans, devenus la
phobie de l’Occident en quelques jours?
La nature même de ces groupes de jeunes qui ont
constitué, plusieurs jours après le début du mouvement, avec
d’autres forces, la « coalition de la révolution du 25 janvier »
reste difficile à cerner, parce que précisément ils
n’appartiennent pas à des formations connues et aux contours
précis.
D’après le chercheur Ahmad Tahami Abdel Hayy, plusieurs groupes
de jeunes furent à l’initiative du rassemblement du 25 janvier.
A cause de la nature policière et répressive du régime, ces
jeunes avaient constitué des groupes de discussion et de
mobilisation sur Facebook, notamment, à partir de faits sociaux
graves qui se passaient dans le pays, notamment après les
dernières élections législatives, où Moubarak avait encore plus
réduit la vie politique à sa propre personne. Ces groupes,
ouverts à toute discussion, ont la particularité de n’avoir
aucun fondement idéologique. De plus, les jeunes qui y
participent se déplacent d’un groupe à l’autre, en fonction de
la nature de la mobilisation et des revendications mises en
avant. C’est pourquoi des jeunes, appartenant à des mouvements
politiques, se sont retrouvés, aux côtés d’autres, qui ne
l’étaient pas, dans des mouvements de protestation ayant précédé
le 25 janvier, unis autour des revendications immédiates :
soutien aux ouvriers du textile en lutte à Mahalla, par exemple,
ou dénonçant l’assassinat de Khaled Sa’ïd, jeune d’Alexandrie
assassiné par la police parce qu’il avait dévoilé les
accointances de la police avec les revendeurs de drogue.
En 2005 – 2006, par exemple, ces jeunes avaient gonflé les rangs
de Kifaya et du Ghad, avant d’être attirés par des mouvements,
comme celui du 6 avril ou par la campagne populaire de soutien à
Mohammad Baradei.
Donc, la facilité avec laquelle les jeunes passent d’un groupe à
l’autre et l’absence d’une idéologie marquée des groupes les ont
rendus insaisissables et confus à la fois. Ce fut aussi leur
point de force pour échapper au système policier de Moubarak.
Les groupes constitués sur Facebook sont: « Nous sommes tous
Khaled Sa’id », auquel appartient Wael Ghnaym, le jeune ayant
été enlevé par la police au troisième jour des manifestations,
celui de la jeunesse du mouvement des Frères musulmans, les
jeunes de « Ensemble, nous changerons » (groupe de soutien au dr.
Mohammad Baradei, ancien chef de l’agence internationale pour
l’énergie), les jeunes en faveur de la justice et de la liberté,
les jeunes des partis du front démocratique et de « al-Ghad
(demain) » (parti fondé par l’opposant Ayman Nour).
Au cours du rassemblement sur la place Tahrir, ces groupes
furent rejoints par des jeunes appartenant à des partis de
l’opposition, dont les membres avaient souvent participé à des
actions menées par de nouvelles formations (Kifaya, par
exemple): l’union des jeunes du Tajammu’ (rassemblement), les
jeunes nassériens, le mouvement populaire démocratique pour le
changement (Hashd), les jeunes des partis ‘Amal (l’action,
islamiste), Wafd (le plus ancien parti contemporain) et le front
des jeunes coptes.
Les contours des mouvements nés dans les années 2000 n’étant pas
clairement définis, il nous suffit de donner une brève
description de certains, pour comprendre qu’il s’agit surtout
d’une nébuleuse de formations ayant accumulé, tout au long de
ces années, une expérience de lutte à partir de revendications
qui semblent très hétérogènes.
Le mouvement du 6 avril se décrit comme « un groupe de jeunes
Egyptiens qui n’appartiennent à aucun courant politique, mais
qui visent à provoquer des changements politiques ». Il est né
en 2008, sur les pages du Facebook, en rassemblant plus de
75.000 jeunes. Il avait appelé à organiser une grève, le 6 avril
2008, lorsque les ouvriers d’al-Mahalla avaient manifesté, avec
leurs familles, et que des affrontements les ont opposés aux
forces de la police. Ce mouvement avait rassemblé des jeunes
appartenant à des organisations, comme Kifaya, ou l’union des
jeunes de Ghad, ou des nassériens ou des jeunes du parti ‘Amal.
Kifaya, formé en 2005, est une coalition de plusieurs groupes de
l’opposition, un réseau lâche qui regroupe nassériens,
islamistes et gauchistes. Mais les jeunes qui s’y sont
rassemblés ont pensé former un cadre les représentant à
l’intérieur du mouvement: les jeunes pour le changement. Kifaya
fait partie des mouvements qui ont appelé à participer au
mouvement déclenché le 25 janvier, affirmant son engagement
envers les revendications populaires.
Contrairement à ce que pensent beaucoup d’analystes, le
mouvement des Frères musulmans a participé, dès le début, au
mouvement du 25 janvier, par le biais de son organisation de
jeunesse, tout comme ces jeunes étaient présents dans les
groupes Facebook et les groupes d’étudiants ayant appelé au
rassemblement du 25 janvier.
Dans les universités, les jeunes avaient commencé, il y a
quelques années, à se regrouper hors des unions inféodées au
pouvoir, sous diverses appelations « apolitiques ». Y
participent les étudiants des Frères musulmans aux côtés des
autres étudiants rattachés à des mouvements contestataires, nés
au cours de la dernière décennie. L’Union libre des étudiants a
été un cadre de collaboration avec les autres groupes qui
existent sur le Facebook ou le mouvement du 6 avril. Les groupes
parallèles se multiplient, créant un réseau qui rassemble des
étudiants de toutes tendances, notamment les socialistes
révolutionnaires, la gauche, le mouvement Kifaya et Ghad. En
2005, il existe plusieurs unions libres d’étudiants dans 7
universités, et en 2006, elle parvient à s’installer dans toutes
les universités publiques égyptiennes.
Dans les analyses faites sur la révolution égyptienne,
certains, et surtout en occident, insistent soit sur l’absence,
soit sur la présence des Frères musulmans, afin de transmettre
un message précis. Pour les laïcistes forcenés, il s’agit de
démontrer le caractère démocratique de mouvements dépourvus
d’islamistes, mais populaires, que ce soit en Tunisie ou en
Egypte, alors que pour les milieux ouvertement sionistes, il
s’agit d’insister sur le danger représenté par ces révolutions,
dirigées en sous-main par les islamistes, dont les Frères
musulmans qui refuseraient la présence de l’Etat sioniste et qui
constitueraient une menace pour la « paix » mondiale.
Comme il est devenu important, pour d’autres, d’insister sur les
revendications sociales, en insistant sur la misère du peuple
qui réclame « du pain », ou sur les revendications mises en
avant par les médias américains, la corruption des élites
dirigeantes, ou encore sur les libertés démocratiques qui furent
bafouées tout au long de ces décennies.
Pour Mounir Shafiq, théoricien engagé dans le combat pour la
Palestine et le monde
arabo-islamique, il est important d’ordonner les priorités des
causes de la révolution égyptienne en cours. Il refuse les
différentes explications qui mettent sur le même plan toutes les
revendications, justes toutefois, qui sont à la fois sociales,
démocratiques et contre la corruption. Il ajoute cependant une
dimension essentielle, qui fonde à la fois la corruption, la
suppression des libertés et l’inégalité sociale criante, celle
de la soumission aux puissances étrangères et la signature
d’accords humiliants avec les Etats-Unis et l’ennemi sioniste.
C’est pour maintenir cette soumission que le régime de Moubarak,
devenu le dictateur par excellence, a progressivement supprimé
toutes les libertés et qu’il a concentré tous les pouvoirs
autour de lui, et qu’il s’est entouré de corrompus et
corrupteurs, ayant de solides liens avec les grandes firmes
internationales, qui ont dilapidé les ressources du pays, le gaz
en premier lieu, vendu aux sionistes. La dilapidation des
ressources naturelles, livrées aux puissances étrangères à des
prix dérisoires et la destruction du patrimoine national
industriel et agricole, au bénéfice d’un secteur favorisé par
l’étranger, le tourisme et les services, ont privé le peuple
égyptien, dans son ensemble, des bienfaits d’un soi-disant
développement à l’occidentale.
C’est d’ailleurs à cause de cette mainmise étrangère,
occidentale et américaine surtout, sur la politique et la vie du
pays, que les interventions étrangères se font de plus en plus
pressantes et que des graves menaces se profilent contre le
peuple égyptien, qui cherche à se libérer de toute ingérence.
Avec ses forces vives, et notamment ses jeunes, le peuple
égyptien tente d’avancer avec prudence, en évitant de tenter le
diable. Mais ce qui est certain, c’est que la démocratisation de
la société, à tous les niveaux, et la généralisation de la
liberté d’expression ne peuvent qu’entraîner la remise en cause
de cette soumission humiliante, car c’est le peuple d’Egypte, un
peuple qui, malgré les 35 ans des accords de Camp David, n’a pas
normalisé ses relations avec l’Etat sioniste.
Article publié sur Résistance islamique au Liban
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