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Opinion
De Sidi Ifni à Sidi Bouzid:
la révolte logique des Bac + contre la dictature des Bac -
FG - Basta!
Vendredi 31 décembre 2010
Démocratie Le drapeau va au paysage
immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution.
Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus
monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous
aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science,
roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va.
C'est la vraie marche. En avant, route !
Arthur Rimbaud, Illuminations.
17 décembre : Mohamed
Bouazizi, 26 ans, s’immole par le feu. 22 décembre : Hocine
Neji, 24 ans, s’électrocute sur un poteau électrique. 26
décembre : Lotfi Kadiri, 34 ans, se jette au fond d’un
puits.
Ces trois actes de désespoir de jeunes diplômés chômeurs et
précaires ont alimenté la révolte qui secoue la Tunisie
depuis le 18 décembre 2010. Une révolte qui a pris d’emblée
une tournure politique au vrai sens du terme, loin du
Karakouz* de la politicaillerie. Les manifestants qui ont
déferlé dans les rues de dizaines de villes et de villages
s’en prennent tous à la corruption du régime et au manque de
perspectives. Le "contrat social" établi par le régime du
général Ben Ali - la dictature en échange de la prospérité
économique - ne marche plus : l’époque des vaches grasses a
pris fin et le général est nu. Il y a plusieurs raisons à
cela :
- dans la concurrence mondiale entre les pays à bas coûts
de main d’œuvre et à haute productivité, la Tunisie est
détrônée par la Turquie, la Pologne et la Roumanie – pour ce
qui est de la productivité – et par la Chine, l’Inde,
l’Indonésie et le Bangla desh – pour ce qui est des coûts de
main d’œuvre.
- les emplois proposés privilégient la main d’œuvre non
qualifiée, laissant de côté les diplômés chômeurs.
- ’économie de prédation et le système mafieux mis en
place par le clan familial au pouvoir découragent
l’investissement dans des activités productrices, les
détenteurs de capitaux préférant mettre leur argent dans la
spéculation, en premier lieu immobilière, qui ne crée pas
d’emplois.
-
les seuls diplômés assurés de trouver un
emploi sont les ingénieurs. Or, moins de 10% des diplômés
tunisiens ont fait des études d’ingénieur, la plupart des
bacheliers préférant choisir les sciences humaines, le droit
ou l’enseignement.
-
la corruption érigée en système administratif
fait que les incapables semi-analphabètes ont la priorité
sur les diplômés surqualifiés.
- Chaque famille tunisienne compte au moins un un dplômé
de 25-30 ans, bardé de diplômés allant du Bac + 3 au Bac +
8, qui est obligé de rester vivre chez ses parents et qui
n’a pas le choix : soit il se contente de "garder les murs"
- c’est alors un hittiste -, soit il tente de faire du
"bisness" dans le secteur informel – le seul qui
connaisse une forte expansion -, soit il "brûle " et choisit
d’affronter la traversée de la Méditerranée dans une
embarcation précaire pour tenter sa chance en
Europe, devenant ainsi un "harraga".
Mohamed, Hocine et Lotfi : ce sont les "étranges soldats" de
la guerre sociale du XXIème siècle dans ce petit pays, la
Tunisie, qui est l’emblème et le symbole des effets
ravageurs de la globalisation capitaliste. Un pays
étroitement dépendant de l’Union européenne, auquel il est
"associé" par un accord qui a entraîné la fermeture d’au
moins un tiers des entreprises tunisiennes. 76% des
exportations de la Tunisie se font vers l’UE, qui assure 83%
des revenus du tourisme et d’où proviennent 90% des
transferts d’argent.
Ils sont des centaines de milliers de Mohamed, Hocine et
Lotfi, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Égypte. Selon
une estimation prudente, les diplômés chômeurs seraient
entre 400 et 500 000 au Maroc, autant en Tunisie, entre 600
et 700 000 en Algérie, et…2, 5 millions en Égypte !
Ils se battent depuis des années, avec l’énergie du
désespoir. La révolte déclenchée à Sidi Bouzid le 18
décembre s’inscrit dans un cycle de luttes déclenché au
printemps 2008, simultanément au Maroc, en Algérie et en
Tunisie.
Au Maroc, ce sont les jeunes de Sidi Ifni qui ont bloqué
l’accès au port de pêche d’où partent les sardines mises en
boîte par les entreprises espagnoles installées à Agadir. À
l’aube du samedi 7 juin 2008, les forces de prépression ont
déclenché une "opération éradication" d’une violence inouïe
contre le sit-in sous la tente des jeunes diplômés chômeurs.
Au même moment, la jeunesse de Redeyef et Gafsa, en Tunisie,
se soulevait, entraînant pratiquement toute la population
dans sa révolte. Ici aussi, la réponse fut une répression
impitoyable, qui fit des morts, des blessés et jeta en
prison un certain nombre de révoltés.
Auparavant, c’était les jeunes de Gdyel, dans la banlieue
autrefois rurale d’Oran, en Algérie, qui s’était révoltés,
mettant le feu aux bâtiments du pouvoir. Dans les trois cas,
la cause immédiate des révoltes était la même : les jeunes
diplômés chômeurs en avaient assez de ne pas
obtenir de réponse à leurs revendications, de voir les
concours d’embauche privilégier des parents et des proches
des gens du pouvoir, souvent étrangers à la région et peu
qualifiés, et d’être réprimés dans leurs tentatives de s’en
sortir.
À Gdyel, les policiers avaient pris l’habitude de répandre
du détergent sur les étals de poissons mis en place par les
jeunes précaires, étals "sauvages" puisqu’ils n’avaient pas
accès aux étals officiels du Souk El Fellah (marché) local.
À Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, diplômé de l’Institut
supérieur d’informatique de Mahdia, s’était mis à vendre des
fruits et légumes sans autorisation. Les policiers lui
avaient confisqué ses produits, ce qui a provoqué son geste
de protestation.
Toutes ces révoltes ont des caractéristiques communes :
- Sous leur apparence spontanée, elles sont organisées.
Les jeunes diplômés chômeurs se connaissent tous, se voient
tous les jours, dans les mêmes rues, dans les mêmes
cyber-boutiques. Ils ont tout le temps pour mettre au point
leurs actions de résistance.
-
Ils ont une méfiance absolue dans tout ce qui se
présente comme "politique" – officielle ou opposante – et ne
font confiance qu’à ceux qu’ils connaissent eux-mêmes, leurs
pairs d’âge, les membres de leurs familles élargies, leurs
enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur.
-
Ils constituent une nouvelle classe, le
cognitariat, équivalent du XXIème siècle du prolétariat
du XIXème et du XXème siècle. Les prolétaires étaent ceux
dont l’unique richesse était leur
proles – leur
progéniture en latin. Les cognitaires sont ceux dont la
connaissance - cognitio en latin – est l’unique
richesse. Ils savent tout de ce qui se passe dans le monde
et aucune des barrières électroniques dressées par le régime
– il y a en Tunisie un bon millier de policiers uniquement
chargés d’Internet – ne les empêche d’accéder aux
informations disponible sur la Toile dans toutes les langues
du monde. Les pages créées sur Facebook par les jeunes de
Sidi Bouzid comptent désormais des milliers d’inscrits.
- Les deux armes principales de ces jeunes sont donc le
téléphone portable et Internet. À Sidi Bouzid, comme à Sidi
Ifni, les images filmées sur des portables ont connu une
diffusion mondiale, grâce à Facebook, Youtube et le relais
des chaînes satellitaires arabes, en premier lieu Al Jazeera.
Et la réaction du régime tunisien a été la même que celle du
makhzen marocain : il s’en est pris à Al Jazeera, devenue
l’incarnation de la fameuse " main invisible de l’étranger "
à laquelle de tout temps, les dictatures ont attribué les
révoltes logiques. Ce qui fait rigoler tout le monde.
Cette intelligence collective à l’œuvre dans les révoltes se
heurte à la stupidité, à la veulerie, à l’impudence, bref au
caractère totalement amoral du régime en place, qui n’est
qu’une bande de profiteurs faisant étalage de leur richesse
d’une manière qui ne peut que susciter la haine. Que peuvent
penser les petites gens des palais des gens de la Famille
régnante, de leurs jets privés, de leurs allers-retours
entre Hammamet, Saint-Tropez et les Maldives ? Comment les
jeunes en cage ne pourraient-ils pas s’identifier à "Pacha",
le tigre que Sakher El Materi et Nesrine Ben Ali nourrissent
dans leur palais de Hammamet ? Un tigre en cage
restera tranquille et dépressif tant qu’il sera bien
nourri. Mais il suffira qu’un jour, il n’ait pas sa ration
de viande et là, il risque de manger la main qui ne le
nourrit plus. Et le bras avec.
La jeunesse tunisienne est en train renverser le proverbe
ottoman "Baise la main que tu ne peux mordre" : "Mords la
main que tu ne veux plus baiser". Les Bac+ ont entamé une
marche qui ne pourra conduire qu’à la chute lamentable de
celui que le peuple appelle "Bac - 12", et
dont l’ambassadeur US lui-même, Robert F. Codec, écrivait en
2009 qu’il n’y avait plus rien à attendre. Il aura beau
pérorer, gesticuler et prendre des mesurettes, il ne pourra
pas endiguer le tsunami qui l’emportera, lui et sa smala.
Mektoub – c’est écrit.
*Karakouz : du turc Karagöz (Œil Noir), un des deux
personnages traditionnels du théâtre de marionnettes
ottoman. Karagöz est un homme du peuple illettré proche du
public tandis que Hacivat appartient à la classe éduquée et
s'exprime en turc ottoman en utilisant des tournures
littéraires et des termes poétiques. En Tunisie, le terme
Karakouz désigne la politique politicienne, que l’on peut
résumer ainsi : d’un côté le RCD d'UBUenali et ses 5
appendices béni oui-oui, le MDSPUPUDUPSLPVP ; de l’autre les 4 ou 5 groupuscules de l'opposition
extra-parlementaire, aussi appelés "l'Hôtel Majestic" (du
nom d'un hôtel de Tunis où leurs chefs aiment se retrouver),
qui pourraient tenir leur congrès d'unification dans une
cyber-boutique et dont les leaders passent plus de temps à
Paris qu'à Tunis. Congrès d'unification qui ne risque jamais
d'avoir lieu tant ces mêmes leaders, tous plus
"charismatiques" et imbus d'eux-mêmes les uns que les autres
tiennent à avoir chacun son propre joujou.
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