La ruée vers le gaz en méditerranée
(1ère partie)
Le bassin du
Levant et Israël
Une nouvelle donne géopolitique ?
F.
William Engdahl

L’exploitation du champ de gaz naturel
de Tamar a commencé.
Il devrait approvisionner Israël à
partir de la fin 2012.
Mardi 29 mai 2012
La découverte
récente d’importants gisements de gaz et
de pétrole en Méditerranée orientale
modifie radicalement l’équation
géopolitique dans la région et même bien
au-delà. En effet, c’est l’occasion pour
Israël de passer de la dépendance à la
souveraineté énergétique, alors que le
Liban revendique avec le soutien de
Washington une partie de ce gaz qui se
trouve dans ses eaux territoriales.
William Engdahl explore les implications
de cette évolution clé, qui est un des
motifs principaux de la déstabilisation
de la Syrie par le Qatar et les
Occidentaux.

Les récentes
découvertes de gisements de pétrole et
de gaz, non pas importants mais
immenses, situées dans une partie
auparavant peu explorée de la mer
Méditerranée (entre la Grèce, la
Turquie, Chypre, Israël, la Syrie et le
Liban), suggèrent que la région pourrait
devenir un « nouveau Golfe persique ».
Comme ce fut le cas pour l’« autre »
Golfe persique, la découverte de ces
richesses en hydrocarbures pourrait bel
et bien devenir synonyme d’une terrible
malédiction géopolitique pour la région.
Les conflits historiques du
Proche-Orient pourraient bientôt êtres
supplantés par de nouvelles batailles
pour l’accès aux ressources pétrolières
et gazières de la Méditerranée
orientale, du bassin du Levant et de la
mer Egée. Nous étudierons dans un
premier temps les conséquences de la
découverte d’un gigantesque gisement
offshore de gaz et de pétrole au large
d’Israël. Dans un second article, nous
verrons les implications des découvertes
de gaz et de pétrole dans la mer Égée,
entre Chypre, la Syrie, la Turquie, la
Grèce et le Liban.
Un léviathan
israélien
Ce qui a tout fait basculer, ce fut
une découverte spectaculaire, dans ce
que les géologues appellent le bassin du
Levant. En octobre 2010, Israël a trouvé
un gigantesque méga-gisement offshore de
gaz naturel dans ce qu’il estime être sa
Zone Économique Exclusive (ZEE).
Cette découverte se situe à 135 km
environ à l’ouest du port de Haïfa et à
5 km de profondeur. Cette poche a été
appelée « Léviathan » en
référence au monstre marin biblique.
Trois compagnies d’énergie israélienne
en coopération avec la compagnie texane
Noble Energy ont annoncé des premières
estimations à auteur de 450 milliards de
mètres cubes — ce qui en fait la plus
importante découverte de gaz en eau
profonde des dix dernières années—,
discréditant un peu plus les théories
malthusiennes autour du « pic pétrolier
» qui prétendent que la planète est sur
le point de connaître de terribles
pénuries structurelles en matière de
pétrole, de gaz et de charbon. Pour se
faire une idée, le gisement de gaz
Léviathan représenterait des réserves
suffisantes pour approvisionner Israël
en gaz pendant un siècle [1].
L’autosuffisance énergétique était
inimaginable pour l’État d’Israël depuis
sa fondation en 1948. D’importantes
explorations pour le pétrole et le gaz
avaient été entreprises à plusieurs
reprises, mais n’avaient pas donné de
résultats. Contrairement à ses voisins
arabes riches en sources d’énergie,
Israël voyait cette chance lui échapper.
Mais en 2009, Noble Energy, le
partenaire d’Israël pour la prospection,
a découvert dans le bassin du Levant le
gisement de Tamar, à quelques 80km à
l’ouest du port de Haïfa, recelant
environ 238 milliards de mètres cubes de
gaz naturel de la plus haute qualité.
Tamar fût la plus grande découverte
mondiale de gaz en 2009.
À l’époque, le total des réserves de
gaz israéliennes était estimé à
seulement 45 milliards de mètres cubes.
Les estimations de Tel-Aviv prévoyaient
que l’exploitation de Yam Tethys, qui
fournit environ 70 % du gaz naturel du
pays, serait épuisée dans les trois ans.
Grâce à Tamar, les perspectives se
sont largement améliorées. Puis, un an
après seulement, Noble Energy a fait sa
plus importante découverte depuis sa
création des dizaines d’années
auparavant avec Léviathan, toujours dans
ce même bassin géologique du Levant [2].
En matière de gaz, Israël est passé de
la disette à l’opulence en l’espace de
quelques mois.
Avec les découvertes de Tamar, puis
de Léviathan, Israël commença à se
demander comment il pourrait devenir une
nation de premier plan en matière
d’exportation de gaz naturel et aussi
comment récolter des taxes sur les
revenus des produits pétroliers et
gaziers afin de constituer un fond
souverain qui investirait à long terme
dans l’économie nationale comme le font
la Chine et de nombreux pays arabes de
l’OPEP [3].
« La zone du bassin du Levant est
à l’image des grandes régions
d’exploitation à travers le monde »,
a souligné un porte-parole du Programme
ressources énergétiques de l’Institut
d’études géologiques des États-Unis (US
Geological Survey ou USGS), « ses
ressources en gaz sont plus importantes
que tout ce que nous avons connu aux
États-Unis » [4].
Pressentant peut-être que ces
découvertes majeures d’hydrocarbures
pouvaient bouleverser les équilibres
géopolitiques de toute la région, l’USGS
a initié une première estimation des
réserves de pétrole et de gaz de la
région Méditerranée orientale
(comprenant le bassin égéen au large des
côtes grecques, turques et chypriotes,
le bassin du Levant au large des côtes
du Liban, d’Israël et de la Syrie, et le
bassin du Nil au large des côtes
égyptiennes). Dire que leurs conclusions
furent impressionnante tient de
l’euphémisme.
L’USGS, en s’appuyant sur les données
des forages antérieurs et des études
géologiques dans la région a conclu que
« les ressources pétrolières et
gazières du bassin du Levant étaient
estimées à 1,68 milliards de barils de
pétrole, et 3 450 milliards de mètres
cubes de gaz ». En outre, selon ses
estimations, « les ressources non
découvertes de pétrole et de gaz de la
province du bassin du Nil (délimité par
le cône du Nil à l’ouest, par Strabon,
au nord, par les failles de Pytheus et
de Chypre à l’est et par le bassin du
Levant au sud) sont estimés à environ
1,76 milliards de barils de pétrole et 6
850 milliards de mètres cubes de gaz
naturel » [5].
L’USGS a évalué le total pour la
Méditerranée orientale, dans son
ensemble, à 9 700 milliards de mètres
cubes de gaz et à 3,4 milliards de
barils de pétrole. Soudainement, la
région est confrontée à de tous nouveaux
conflits potentiels et défis
géopolitiques.
Pour mettre ces chiffres en
perspective, l’USGS estime que le bassin
de Sibérie occidentale - le plus grand
bassin de gaz connu - recèle 18 200
milliards de mètres cubes de gaz. En
outre, le Proche-Orient et l’Afrique du
Nord possèdent plusieurs régions riches
en gaz naturel, comprenant le bassin du
Rub Al-Khali (12 062 milliards de mètres
cubes de gaz) dans le Sud-Ouest de
l’Arabie saoudite et le Yémen du Nord ;
autours de Ghawar (Great Ghawar Uplift)
dans l’Est de l’Arabie saoudite (6 427
milliards de mètres cubes) et dans la
chaine plissée du Zagros (6 003
milliards de mètres cubes) le long du
Golfe persique en Irak et en Iran [6].
Quelques mois auparavant, la priorité
pour la sécurité nationale d’Israël
était de garantir ses approvisionnements
étrangers, du fait de la diminution
inquiétante de sa production de gaz
domestique. À cette crise énergétique
s’ajoutait les manifestations du
soit-disant « printemps arabe », qui ont
secoué l’Égypte et la Libye début 2011.
Elles ont conduit au renversement du
président Moubarak, dont le régime
fournissait environ 40 % du gaz naturel
israélien. Ceci conjugué à la levée de
l’interdiction sur les partis islamiques
en Égypte, notamment les Frères
musulmans et le parti salafiste radical
Al-Nour, ajouté au fait que le gazoduc
livrant le gaz égyptien à Israël a été
la cible de sabotages répétés et de
perturbations — la plus récente ayant eu
lieu en février de cette année dans le
nord Sinaï— ne pouvait aure rendre
Israël nerveux à propos de sa future
sécurité énergétique [7].
La réaction
Libanaise alimente de nouvelles tensions

La découverte de Léviathan par Israël
au large de ses côtes a immédiatement
déclenché un nouveau conflit
géopolitique, le Liban faisant valoir
qu’une partie du champ gazier réside
dans les eaux territoriales de sa propre
Zone Économique Exclusive. Le Liban a
envoyé sa réclamation à l’ONU, cartes à
l’appui, ce à quoi le ministre israélien
des Affaires étrangères Lieberman a
répliqué : « Nous ne céderons pas
d’un pouce ».
Ce qui cloche dans le paysage
énergétique méditerranéen est le fait
qu’Israël, comme les États-Unis, n’a
jamais ratifié la Convention des Nations
Unies de 1982 sur le Droit de la mer
attribuant les droits mondiaux sur les
ressources sous-marines. Les puits
d’extraction israéliens du gaz de
Léviathan sont clairement dans le
territoire israélien, ce que ne conteste
pas le Liban, mais il estime que le
gisement s’étend aussi sous ses propres
eaux territoriales. Le Hezbollah affirme
que le champ de gaz Tamar, qui devrait
commencer à fournir du gaz d’ici la fin
de l’année, appartient au Liban.
Washington n’a pas perdu de temps
pour jouer sa propre carte de politique
énergétique autours du différend sur le
gaz naturel entre le Liban et Israël. En
juillet 2011, alors qu’Israël
s’apprêtait à soumettre sa propre
proposition à l’ONU relative à la ligne
de démarcation maritime entre le Liban
et Israël, Frédéric Hof, diplomate
états-unien chargé de la Syrie et du
Liban, a déclaré que son administration
appuyait le document libanais, ajoutant
aux tensions croissantes existantes
depuis le début du « printemps arabe
» entre le Premier ministre israélien
Benjamin Netanyahu et le président Obama
[8].

Sheldon
Adelson a été requis par Benjamin
Netanyahu pour financer les républicains
et faire barrage à un second mandat de
Barack Obama.
M. Netanyahou aurait récemment
exhorté la huitième personne la plus
riche des États-Unis, son proche ami et
milliardaire des casino de Las Vegas
Sheldon Adelson, d’injecter directement
des millions de dollars dans les
campagnes électorales des républicains,
y compris Newt Gingrich et Mitt Romney.
Cela représente une intervention
israélienne sans précédent dans la
campagne présidentielles états-unienne,
tout cela pour essayer d’empêcher un
second mandat d’Obama [9].
Les nouvelles questions liées au
contrôle des vastes réserves d’énergie
découvertes au large d’Israël et du
Liban, ainsi que des rives chypriotes,
grecques et turques, vont jouer un rôle
croissant dans une région qui est déjà
l’une des plus compliquées du globe au
plan politique.
(À suivre...)
[1]
«
Big Gas Find
Sparks a Frenzy in Israel
», par Charles Levinson et Guy Chazan,
The Wall
Street Journal,
30 décembre 2010.
[2]
«
Israël : Leviathan
détient plus de gaz que précédemment
estimé
» Offshore
Energy Today,
19 décembre 2011.
[3]
«
Israël a assez de
gaz pour devenir exportateur
», AFP,
29 décembre 2010.
[4]
US Department of the Interior, «
Assessment of
Undiscovered Oil and Gas Resources of
the Levant Basin Province, Eastern
Mediterranean
», US Department of the Interior,
U.S. Geological
Survey Fact Sheet 2010–3014,
mars-avril 2010.
[5]
Ibid.
[6]
Ibid.
[7]
«
Forecast Blackout
Israel is about to run out of natural
gas : Shortage expected to last at least
until next year, when the Tamar gas
field starts production
», par Avi Bar-Eli et Itai Trilnick,
Haaretz,
2 février 2012 . Voir aussi
Reuters,
«
Blast Hits Gas
Pipeline Between Egypt, Jordan, Israel
», 4 février 2012.
[8]
«
US Backs Lebanon
on Maritime Border Dispute with Israel
», par Barak Ravid,
Haaretz,
10 juillet 2011.
[9]
«
Sheldon Adelson
Probe : Donations From Casino Owner
Could Embarrass Republican Candidates
», Reuters,
8 février 2012. Pour plus d’informations
sur les liens Adelson-Gingrich-Romney-Netanyahu
voir «
The Bibi
Connection
», par Max Blumenthal,
Al-Akhbar.com,
12 janvier 2012.
F. William
Engdahl, Journaliste
états-unien, spécialiste des questions
énergétiques et géopolitiques. Dernier
ouvrage paru en français :
OGM : semences de destruction - L’arme
de la faim (Jean-Cyrille
Godefroy éd., 2008). Dernier ouvrage en
anglais :
Gods of Money : Wall Street and the
Death of the American Century
(2010).
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