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Une tribune d’Esther Benbassa
publiée sur Rue89 le 1er juin
Israël. Un pas de
plus vers le pire
Nous, juifs de la diaspora, disons non à l'égarement
d'Israël
Esther Benbassa
Copyright © 2009
Esther Benbassa. All Rights Reserved
Mardi 1er juin 2010 L'historienne Esther Benbassa, auteur
en 2006 d'« Etre juif après Gaza », réagit ici à l'assaut
meurtrier donné, lundi au large de Gaza, par un commando
israélien sur une flottille humanitaire pro-palestinienne. Celle
qui a signé « l'Appel à la raison » du collectif J-Call condamne
« le pas de plus d'Israël vers le pire ».
Les commandos de la marine israélienne ont donné l'assaut
lundi contre six bâtiments de la « flottille humanitaire pour
Gaza » à bord de laquelle se trouvaient des militants
pro-palestiniens et du matériel de construction et de santé.
Cette flottille naviguait dans les eaux internationales. On
compte des dizaines de blessés et entre dix et dix-neuf morts
selon un bilan provisoire.
Même si cette flottille avait peu de chances d'atteindre son
objectif, à supposer même qu'elle ait provoqué les commandos
israéliens et qu'elle ait, comme le suggérerait une source
officielle israélienne, manifesté une « violente résistance
physique », Israël s'est attaqué à un symbole, à un symbole
« humanitaire ».
Son image, déjà dramatiquement entamée par l'offensive contre
Gaza en décembre 2008 et janvier 2009, ne pourra que se
détériorer davantage, et comme il est d'usage, suivra une
hostilité accrue des opinions publiques à son endroit.
D'autant plus que le symbole visé est celui de l'aide
apportée à des civils palestiniens étouffés par le blocus
israélo-égyptien, décimés par l'offensive contre Gaza, réduits à
la misère et vivant au milieu des ruines. Ce sont ceux-là même
qui convoyaient cette aide qui ont perdu leur vie en raison de
leur engagement humanitaire.
Quelle qu'ait pu être leur éventuelle « résistance » à des
militaires israéliens les attaquant hors des eaux territoriales
d'Israël, aucune rhétorique ne saura fournir des arguments pour
justifier cette barbarie, ni bien sûr aucune propagande
pro-israélienne.
Ni la menace terroriste ni le fantôme régulièrement invoqué
du méchant Iran travaillant à l'élimination d'Israël ne pourront
justifier l'arrogance de ce dernier, qui tire honteusement parti
de l'immunité que lui confère la Shoah.
Du Struma à l'Exodus, Israël perd de
vue son histoire
Israël a oublié ce passé même qu'il rappelle pourtant sans
cesse au monde pour couvrir ses propres méfaits. Rappelons-nous
ces bateaux remplis de juifs fuyant l'Europe meurtrière qui
tentaient d'accoster ici ou là pour échapper au massacre, et qui
étaient refusés, repoussés ou torpillés comme le
Struma en Mer Noire en 1942.
Même si ce qui s'est passé ce 31 mai à l'aube avec la
« flottille humanitaire pour Gaza » n'a pas de points communs
avec ces précédents tragiques, l'image du bateau, cible de
violences, à l'approche des côtes israélo-palestiniennes,
l'image, elle, est prégnante.
Qui ne se souvient encore de l'Exodus,
qui transportait en 1947 des juifs émigrant clandestinement
d'Europe vers la Palestine, à l'époque sous mandat britannique ?
Un grand nombre d'entre eux étaient des réfugiés ayant survécu à
l'Holocauste. La marine britannique s'empare du navire, et la
Grande-Bretagne décide de renvoyer ses passagers en France et
finalement jusqu'en Allemagne. Cet épisode, témoignage de la
dureté de la répression britannique, donnera un coup de pouce à
la création de l'État d'Israël.
Il est à espérer que ce qui s'est passé ce 31 mai précipitera
les pourparlers israélo-palestiniens et la fondation d'un État
palestinien. Mais quand bien même cette issue se confirmait (ce
dont on peut tout de même douter dans l'immédiat), l'histoire
d'Israël aura été une fois de plus terriblement entachée.
À qui oublie son histoire, il n'est pas d'avenir possible.
Les Israéliens ont oublié leur histoire et poussent les
diasporas juives à faire de même au nom de l'amour
inconditionnel qu'Israël exige d'elles.
Le raid est un signal d'alarme pour
l'Europe et les Etats-Unis
La « flottille humanitaire pour Gaza », hélas dans le sang,
est un signal d'alarme non seulement pour Israël mais aussi pour
l'Europe et les États-Unis. Le premier cédant aux démons d'une
droite intransigeante. Les seconds, dans leur légèreté et leur
tolérance excessive, se révélant incapables de mettre le premier
au pied du mur. Cette fois, le moment est venu.
Au premier anniversaire de l'offensive contre Gaza, c'est à
peine si les médias ont évoqué le souvenir de cette catastrophe.
Le
rapport de Richard Goldstone, accusant Israël et le Hamas de
crimes de guerre, a été enterré. Et comme pour récompenser
Israël (mais de quoi ? ),
on lui a ouvert les portes de l'OCDE.
Un Etat palestinien dans les plus brefs délais, par
l'intervention directe et autoritaire de l'Europe et des
États-Unis, voilà ce qu'il faut désormais.
Et ce non seulement pour que les Palestiniens sortent de leur
cauchemar, mais pour éviter aussi à Israël de poursuivre une
politique suicidaire qui risque de le mener à court terme vers
la disparition.
La Turquie, victime collatérale de la
politique suicidaire d'Israël
N'oublions pas que le
syndrome de Massada est inhérent à Israël. Dans l'Antiquité,
à Massada, des Judéens assiégés préférèrent se suicider plutôt
que de négocier avec l'ennemi d'alors, les Romains.
Après l'affaire de la flottille rouge du 31 mai 2010, Israël,
s'il n'en est pas empêché par des tiers, pourrait bien se
refermer davantage sur lui-même, essuyant de manière autiste les
retombées internationales, et continuant de rationaliser à ses
propres yeux et dans sa propre prison jusqu'aux actions les plus
inhumaines.
Songe-t-on seulement aux juifs de la diaspora qui pâtiront
eux aussi des retombées de cette affaire ? Le ressentiment
contre Israël se confondra un peu plus avec un antisémitisme de
moins en moins rampant.
À ce propos, a-t-on suffisamment relevé que la plupart des
victimes sont turques ? La
Turquie, dans les
années 1930, est aussi le pays qui a accueilli nombre
d'intellectuels juifs allemands persécutés, qui, pendant les
années noires, a autorisé le passage de militants sionistes
fuyant l'Europe pour la Palestine, et qui a été longtemps le
seul Etat musulman à reconnaître Israël. Osons espérer que
nulles « représailles » ne viendront toucher, désormais, les 20
000 juifs qui y vivent encore.
Le J-Call saura-t-il condamner
l'égarement d'Israël ?
Ce 31 mai est une épreuve test pour le collectif
« J-Call », ce mouvement né d'un « Appel à la raison » lancé
il y a peu par des juifs européens qui, bien qu'attachés à
Israël, entendent exercer leur droit de libre critique de la
politique de ses gouvernants. J-Call saura-t-il se démarquer
clairement et courageusement des positions radicales
d'institutions juives comme le Conseil représentatif des
instituions juives de France (CRIF), attachées à Israël de façon
nombriliste et prêtes à tout admettre de lui, y compris le
pire ?
Certains d'entre nous
ont signé cet appel, malgré leurs réserves. J-Call
tiendra-t-il ses promesses ? Agira-t-il sans délai ?
Condamnera-t-il, sans réserve, lui, ce qui est arrivé ?
Exigera-t-il l'ouverture immédiate d'une enquête internationale
indépendante ?
L'heure est grave pour toutes les organisations juives de la
diaspora. Au nom des morts de la flottille, victimes de
l'impunité israélienne, au nom de l'histoire que nous portons,
nous, juifs de la diaspora et d'Israël, pour que les souffrances
des Palestiniens puissent prendre fin, et qu'un Etat palestinien
puisse enfin voir le jour, recouvrons notre simple humanité et
disons non à l'égarement d'Israël.
Esther Benbassa a récemment publié « Etre
juif après Gaza » (CNRS Editions, 2009) et « Dictionnaire des
racismes, de l'exclusion et des discriminations » (Larousse,
2010).
Publié le 2 juin 2010
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