Opinion
Comment Areva
laisse mourir ses travailleurs au Niger
Emmanuel Haddad
Dimanche 13 octobre 2013
Les Français s’éclairent et se
chauffent grâce à leur travail : ces
centaines de mineurs nigériens qui
ont passé 20 ou 30 années de leur
vie à extraire de l’uranium pour
Areva. De l’uranium qui, importé en
France, alimente ensuite nos 58
réacteurs nucléaires. Souvent
victimes des effets des radiations,
ils souffrent et meurent aujourd’hui
dans l’indifférence. Pas question de
reconnaître leurs maladies
professionnelles. Combien de temps
le leader français du nucléaire
continuera-t-il à les mépriser ?
L’extraction minière d’uranium
au Niger serait-elle l’une des
activités les plus sûres au monde ?
Areva y exploite deux mines depuis
le début des années 1970 [1], et
emploie aujourd’hui 2 600 personnes.
Or, en un demi-siècle, seuls sept
dossiers de maladies
professionnelles d’employés
travaillant dans les mines d’uranium
d’Arlit et Akokan, dans le
Nord-Niger [2], ont été validés par
la sécurité sociale nigérienne. Et
sur les sept travailleurs victimes
de pathologies professionnelles,
cinq sont des expatriés français,
indique Ousmane Zakary, du Centre de
sécurité sociale de Niamey. Seuls
deux mineurs nigériens sont
concernés, alors que le personnel
nigérien constitue 98% des employés
d’Areva sur place. Une performance
sanitaire !
L’extraction d’uranium ne
serait-elle pas plus dangereuses
pour la santé des travailleurs que
la culture d’oignon ou de mil ? Les
Français, dont une large part de
l’électricité est produite grâce au
minerai nigérien – qui alimente un
tiers des 58 réacteurs nucléaires –
doivent-ils se réjouir de
l’attention portée par Areva à la
santé de ses salariés ?« Les mineurs
d’uranium sont exposés à des
radiations ionisantes tant par
irradiation externe qu’interne. Ils
sont exposés dans les carrières
d’uranium, les mines souterraines,
les usines d’extraction de
l’uranium, mais aussi à leur
domicile et en ville », décrit
pourtant Bruno Chareyron, directeur
du laboratoire de la Commission
d’information et de recherche
indépendantes sur la radioactivité (Criirad).
L’organisme a réalisé de nombreuses
analyses sur la présence de gaz
radioactifs dans l’air, l’eau et
l’alimentation à Arlit. Dans cette
zone, 35 millions de tonnes de
déchets radioactifs sont empilés à
l’air libre depuis le début de
l’exploitation. Au gré du vent, du
gaz radon et ses dérivés s’en
échappent. Des substances « classées
cancérigènes pour l’homme par l’IARC
[Centre international de recherche
sur le cancer] dès 1988 », précise
l’ingénieur en physique nucléaire.
Pas de suivi médical pour les
anciens mineurs
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de
maladies professionnelles
déclarées ? Soit Areva est
effectivement exemplaire, soit ces
maladies professionnelles sont
dissimulées, écartées des études et
des statistiques. Au Centre de
sécurité sociale de Niamey, la
capitale nigérienne, Ousmane Zakary
esquisse une réponse. C’est le
médecin des filiales d’Areva en
charge de l’extraction (la Somaïr et
la Cominak) qui doit alerter la
sécurité sociale de l’existence
d’une maladie professionnelle au
sein de son personnel. Puis un
médecin du travail mène une
contre-expertise. Or « de nombreux
ouvriers se plaignent que le médecin
de la Cominak leur pose des
problèmes pour déclarer leur maladie
professionnelle. On essaye de leur
cacher leur situation de santé »,
témoigne Ousmane.
Pire : seuls les mineurs en activité
peuvent recevoir une prise en charge
sanitaire de l’État nigérien. « Il
n’y a pas de suivi médical pour les
anciens mineurs. Pourtant les
maladies liées à la radiation se
déclarent souvent des années plus
tard, décrit Ousmane. « Il y a
quatre ans, le directeur adjoint d’Areva
au Niger et son DRH sont venus pour
en savoir plus sur la situation des
anciens mineurs ». Cette visite n’a
rien changé : les anciens
travailleurs des mines d’uranium du
Niger ne sont toujours pas couverts
par leur ancienne entreprise ou par
l’État.
« Ils sont tous morts ! »
Pourtant, les témoignages de malades
ou de familles d’anciens mineurs
décédés affluent.« Mon mari faisait
partie des premiers agents de la
Somaïr. Tous ses collègues sont
morts, de cancers, de problèmes de
reins, de foie… Parmi ceux qui sont
restés, beaucoup sont malades ou
paralysés.
Mais
on ne peut pas dire que c’est lié
directement à l’irradiation, il
aurait fallu faire des études ! »,
se désole Hamsatou Adamou,
sage-femme, responsable de la
maternité du centre médical d’Arlit,
puis de la Cominak.
Elle
participe chaque semaine à la
réunion de l’Association des anciens
travailleurs du secteur minier et
leur famille (ATMSF), créée en 2009
par Boureima Hamidou. Cet ancien
échantillonneur de la Cominak,
victime de ce qu’il considère comme
un licenciement abusif, cinq ans
avant sa retraite, a décidé de se
mobiliser pour les mineurs. Dans le
local exiguë de l’association, des
sexagénaires patientent, tous
atteints de paralysie, souffrant
d’insuffisance rénale ou de troubles
pulmonaires. Des survivants. La
plupart des mineurs d’Arlit et
Akokan qui ont travaillé entre les
années 1970 et 1990 pour le compte
d’Areva ne sont plus là pour
témoigner. « Ceux qui ont pris leur
retraite début 1990 n’ont pas tenu
deux ans. Ils sont tous morts !
C’était comme une épidémie ! »,
décrit Cissé Amadou, qui a travaillé
vingt ans comme cadre pour la Somaïr
à Arlit.
De l’uranium à pleines mains
Ancien ouvrier de la Cominak, Mamane
Sani fait partie de ces chanceux qui
ont survécu. Mais à quel prix… C’est
l’heure de la prière. Le frêle homme
vêtu de son boubou ne parvient pas à
laver son pied gauche, selon le
rituel musulman des ablutions.
Depuis 1992, il est paralysé du côté
gauche. Une maladie qui s’est
déclarée « trop tard » pour être
reconnue. La Cominak n’a pris en
charge aucun frais de santé, malgré
25 ans passés à travailler pour la
société minière. Dans son travail,
Mamane était au contact direct avec
le « yellowcake », un concentré
d’uranium qui, une fois enrichi,
permet de produire de l’énergie
nucléaire.
Plusieurs anciens mineurs pointent
l’absence de protection : « Je
maniais directement l’uranium. Au
début, les gants, on ne savait même
pas ce que c’était. Il n’y avait pas
non plus de masques. Tout ça est
venu après », raconte Islam
Mounkaïla, président de l’ATMSF, et
opérateur de fabrication dans
l’usine de transformation de la
Cominak pendant 20 ans. Des
témoignages assez éloignés des
déclarations d’Areva, premier
employeur privé du pays, qui affirme
avoir « intégré la sécurité comme
une composante de son métier et
[mettre] en place une politique de
prévention depuis le début de son
implantation au Niger. »
Areva condamnée pour « faute
inexcusable »
Areva a bien créé un comité de santé
et sécurité au travail… En 1999, 45
ans après l’ouverture de sa première
mine. Le port de gants et de masques
de protection est aujourd’hui
obligatoire pour tous les
travailleurs miniers, souligne
Boureima Hamidou, qui dénonce
cependant le manque de formation
chez les employés. Un progrès bien
tardif. « Pour une maladie
professionnelle reconnue chez un
salarié français ayant travaillé au
Niger, combien de morts et de
malades dus à la radioactivité –
rendus invisibles par les choix
d’organisation du travail – chez les
travailleurs du Niger et dans la
population riveraine des mines et
des usines d’uranium dans ce
pays ? » s’interroge Philippe
Billard, de l’association Santé
sous-traitance du nucléaire-chimie.
L’ancien « nomade du nucléaire »
réagissait à la mise en accusation
d’Areva, devant le tribunal des
Affaires sociales de Melun,
concernant le décès de Serge Venel,
cadre de la Cominak de 1978 à 1985,
mort d’un cancer. Areva a été jugée
coupable de « faute inexcusable »
par la justice française.
L’entreprise s’est empressée de
faire appel.
Vers une action juridique
d’envergure ?
Islam Mounkaïla, le président de
l’ATSMF, se souvient bien de Serge
Venel : « C’était mon chef
opérateur. Nous étions beaucoup plus
exposés que lui : en tant que
mécanicien, il n’intervenait qu’en
cas de panne ou d’incident, tandis
que nous étions en permanence en
contact avec le minerai »,
explique-t-il, entre deux crises de
toux.
Si
les anciens mineurs nigériens ont
souffert des mêmes pathologies que
celle qui a emporté Serge Venel, une
action juridique d’envergure serait
envisageable pour obtenir
réparation.
« S’ils dédommagent la veuve de
Serge Venel, nous sommes des
milliers de personnes au Niger à
partager son sort, en pire »,
avertit Boureima, qui attend avec
impatience le résultat du procès en
appel, qui aura lieu le 4 Juillet
2013 à la Cour d’appel de Paris.
Ce
procès servira-t-il la cause des
travailleurs nigériens ? « La
jurisprudence du Tribunal des
Affaires de sécurité sociale de
Melun pourrait parfaitement être
transposée (…). Dans ce cas, la
juridiction compétente serait le
Conseil de Prud’hommes, en
considérant, comme l’a fait le
tribunal de Melun, que la société
Areva était leur co-employeur. Cette
demande pourrait être présentée par
les travailleurs eux-mêmes ou par
leur famille en cas de décès »,
explique l’avocat Jean-Paul
Teissonnière, spécialisé sur ces
questions.
Toujours aucune trace de maladie
liée à l’uranium
Une
véritable bombe à retardement qu’Areva
s’est empressé de désamorcer en
créant en décembre 2010
l’Observatoire de Santé de la région
d’Agadez (OSRA), en réponse aux
revendications croissantes de la
société civile d’Arlit, de Médecins
du Monde et de l’association Sherpa.
Ces ONG dénoncent depuis 2003 les
atteintes à l’environnement et à la
santé des travailleurs des mines d’Areva
au Gabon et au Niger. L’objectif :
offrir « un suivi post-professionnel
des anciens collaborateurs exposés à
l’uranium », décrit Areva sur son
site internet. Avec une consultation
médicale – examen clinique,
radiographie pulmonaire pour ceux
exposés au minerai, analyse sanguine
– tous les 2 ans. L’OSRA doit
également assurer un suivi sanitaire
des populations de la zone minière,
avec une analyse des données
indépendantes et scientifiques
(registres médicaux des maladies
constatées, rapports des hôpitaux,
études de cas…) disponibles. Et doit
conduire « une étude sur la
mortalité des mineurs de 1968 à 2005
afin d’assurer une totale
transparence sur l’impact sanitaire
de l’activité minière actuelle et
passée ».
Transparence, donc. Mais après un an
de consultations médicales, toujours
aucune trace de maladie liée à
l’uranium ! « Nous avons relevé
quatre dossiers problématiques, dont
deux révélant des anomalies. Après
analyse, le comité médical de l’OSRA
a indiqué qu’il n’y avait pas de
lien avec l’exposition à l’uranium,
mais nous avons souhaité les prendre
en charge tout de même. Et là, on
entre dans l’action de santé
publique, car on leur un offre un
suivi médical, même s’il s’avère
qu’ils n’ont pas de maladie
professionnelle », se félicite Alain
Acker, directeur médical d’Areva.
Le sable, plus dangereux que
l’uranium...
Dans
un rapport [3], Greenpeace met
pourtant en évidence une pollution
radioactive dans l’air, dans l’eau
et dans les nappes phréatiques, et
un manque de sensibilisation de la
population à Arlit, où « le taux de
mortalité des maladies respiratoires
(16%) est deux fois plus élevé que
la moyenne nationale (8,5%) ». Areva
réagit en publiant son propre
rapport, Areva et le Niger, un
partenariat durable. On y apprend
que « la communication de Greenpeace
repose essentiellement sur les peurs
du public et la désinformation »,
tandis que les affections
allergiques sont dues « aux actions
agressives du sable pour les yeux et
les poumons et non à l’activité
minière comme le laisse supposer
Greenpeace » !
Quand le journaliste Dominique
Hennequin revient du Niger et du
Gabon avec un reportage à charge,
Uranium, l’héritage empoisonné,
diffusé sur la chaîne Public Sénat,
il est rappelé à l’ordre par le
porte-parole d’Areva pour avoir osé
affirmer que l’accueil organisé par
la société minière lui rappelait la
Corée du Nord… Mais comment parler
de transparence, quand l’OSRA est
financé à 100 % par Areva ? « Moins
d’un tiers des anciens travailleurs
des mines a été recensé : 472 à
Arlit et 39 à Agadez. Sur ce tiers,
seule une centaine a reçu une visite
médicale, décrit Cissé Amadou,
l’ancien cadre de la Somaïr.
Opération de communication
« Le
pire, c’est que les visites ont été
supervisées par le docteur Barazé,
médecin de la Cominak pendant des
années.
Comment un docteur qui n’a jamais
relevé de pathologie liée à
l’irradiation chez des ouvriers, qui
ont tous trépassé deux ans après
leur départ de la mine, pourrait
revenir sur son diagnostic
aujourd’hui ? », poursuit Cissé
Amadou. Après trois ans de
partenariat avec l’OSRA,
l’association Sherpa a annoncé le 18
décembre 2012 son retrait.
Pour
l’ONG, la nouvelle direction d’Areva
a « réduit pour l’essentiel
l’exécution des accords à une
opération de communication, sinon
d’affichage. ». L’avenir de ce
« dialogue exemplaire et sans
précédent entre des Autorités
nationales, les organisations non
gouvernementales (ONG) et un
partenaire industriel responsable »,
selon les mots d’Alain Acker,
directeur médical d’Areva, semble
bien compromis.
Pour
Bruno Chareyron, de la Criirad, le
suivi post-professionnel de
l’Observatoire de santé est de toute
manière biaisé, Areva ne prenant en
compte qu’une « liste périmée et
incomplète » de maladies
professionnelles induites par la
radioactivité, estime l’ingénieur.
« Les connaissances actuelles sur
les effets des expositions
chroniques à de faibles doses de
rayonnement montrent que les
atteintes à la santé concernent de
nombreux types de cancers et
l’ensemble des fonctions vitales. Il
peut s’agir d’atteintes
cardiovasculaires, de maladies
rénales ou d’affections
neurologiques, et pas seulement de
cancer broncho-pulmonaire, de
sarcome osseux ou de leucémie. »
Autant de mots posés sur les maux
d’Islam, qui souffre de « lourdeur
dans la joue, la main et le genou
droit », de Mamane, à moitié
paralysé, d’Aboubacar Ilitimine,
foreur à la Somaïr depuis 1976, qui
souffre d’insuffisance rénale… Comme
de nombreux anciens travailleurs
miniers nigériens.
Ces
anciens travailleurs pourraient
aussi faire jouer leur « préjudice
d’anxiété », pour obtenir des
dommages et intérêts, comme ceux
reconnus [4] pour les salariés non
malades exposés à l’inhalation de
poussières d’amiante. « Dans
l’hypothèse où le lien de causalité
serait trop difficile à établir,
nous pourrions envisager devant le
Conseil de Prud’hommes des demandes
au titre du préjudice d’anxiété lié
à une exposition fautive à la
radioactivité, dans des conditions
de danger que l’employeur, en
l’occurrence Areva, ne pouvait
ignorer », expose Jean-Paul
Teissonnière. L’avocat, spécialisé
sur les questions sanitaires vient
d’obtenir entre 5.000 et 30.000
euros de dommages et intérêts pour
les salariés de la société Eternit
non malades exposés à l’amiante.
Qu’elle soit juridique ou politique,
la solution qui permettra aux
anciens travailleurs miniers
nigériens d’obtenir une prise en
charge médicale doit être trouvée au
plus vite.
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