Opinion
Le monde en 2030
selon Washington
Eddy
Fougier
Vendredi 4 janvier
2013 Le National
Intelligence Council (NIC), structure
chargée de l’analyse stratégique et de
la prospective dans la communauté du
renseignement aux Etats-Unis, a divulgué
au mois de décembre 2012 son cinquième
rapport prospectif intitulé
Global Trends 2030. Alternative Worlds.
Le NIC publie, en effet, depuis 1996 un
rapport tous les quatre ans. Le rapport
précédent,
Global Trends 2025 : A Transformed World,
avait été ainsi publié en novembre 2008.
Le rapport de 2012 tente de dessiner les
contours du monde en 2030, en prenant
notamment en compte l’effet de la crise
économique depuis 2008-2009 ou
d’événements tels que le printemps
arabe. Ce rapport,
qui a fait l’objet d’un certain nombre
de commentaires dans les
médias, le monde des
think tanks ou des
ONG, présente plusieurs intérêts. Le
premier réside dans le fait que, même
s’il traite de prospective, il est avant
tout le reflet de la vision du monde qui
apparaît dominante au moment de sa
rédaction, la prospective étant alors
une forme d’extrapolation des évolutions
et des interrogations présentes. On a pu
le voir dans les rapports précédents et
le rapport de 2012 ne déroge pas à la
règle, puisqu’il reflète très largement
les idées actuellement les plus
courantes sur l’évolution du système
international. Le
NIC identifie, en effet, des tendances
lourdes, qu’il appelle « mégatendances »
(« Megatrends »), qui devraient
constituer le cadre général du système
international à l’horizon 2030. Même si
les incertitudes sur ce que devrait être
le monde d’ici deux décennies sont très
grandes, ces « mégatendances »
correspondent au contraire à des
tendances structurelles quasi certaines.
Ces mêmes « mégatendances » avaient
également été identifiées par l’Institut
d’études de sécurité (IES) de l’Union
européenne dans le cadre du projet ESPAS
(European Strategy and Policy Analysis
System), dont le NIC est d’ailleurs l’un
des partenaires, en particulier dans un
rapport publié également en 2012,
Citizens in an Interconnected and
Polycentric World.
Or, l’une des « mégatendances » mises en
évidence par le NIC correspond justement
à la thèse dominante du « Global
Shift » et du monde « post-américain
» ou post-occidental. Il s’agit de la
tendance à la diffusion du pouvoir au
sein du système international. Selon le
rapport du NIC, à l’horizon 2030, le
monde devrait être multipolaire en
l’absence de tout acteur hégémonique,
les Etats-Unis, la Chine ou un autre
Etat n’étant plus ou pas en mesure de
jouer un tel rôle. La diffusion du
pouvoir correspond en premier lieu au
déclin de la prédominance occidentale et
au fameux « Global shift ».
L’Asie devrait dépasser l’Amérique du
Nord et l’Europe en termes de pouvoir
global (indice calculé à partir de
quatre critères : le PIB, la population,
les dépenses de défense, et les
investissements technologiques), tandis
que la Chine devrait devenir la première
puissance économique mondiale et les
principales économies en développement
les moteurs de l’économie mondiale.
Au-delà de la Chine, de l’Inde et du
Brésil, le rapport du NIC classe ainsi
la Colombie, l’Indonésie, le Nigeria,
l’Afrique du Sud et la Turquie parmi les
acteurs-clefs de l’économie mondiale,
alors que les économies européennes,
japonaise et russe devraient poursuivre
leur déclin. Ces tendances avaient déjà
été identifiées dans plusieurs rapports
établis récemment par des structures
privées, que ce soient les banques
Goldman Sachs –
The Long-Term Outlook for the BRICs and
N-11 Post-Crisis (Global
Economics Paper N° 192, décembre 2009) –
et HSBC Global Research –
The World in 2050. Quantifying the shift
in the global economy (janvier
2011) – ou une société de conseil comme
PricewaterhouseCoopers –
The World in 2050. The accelerating
shift of global economic power :
challenges and opportunities
(janvier 2011).
Cette diffusion du pouvoir se traduit
également selon le rapport du NIC par
une évolution dans la nature même du
pouvoir avec la diffusion de celui-ci
des Etats vers des réseaux. Il estime
par conséquent que ces Etats devront
mettre en place des coalitions pour
pouvoir faire face à ces réseaux de plus
en plus puissants. Le rapport de l’IES
notait également un déplacement du
pouvoir vers l’Asie et une diffusion du
pouvoir vers les réseaux, les acteurs
privés et les villes.
Le second intérêt du rapport du NIC
réside dans la connexion établie entre
des enjeux typiques des relations
internationales – rapports de puissance,
conflits, terrorisme, prolifération,
etc. – et des enjeux tels que la
démographie, la crise alimentaire, l’eau
ou le changement climatique, qui ont et
qui sont de plus en plus appelés à avoir
une influence prépondérante sur le
système international. En effet, les
trois autres « mégatendances »
identifiées par le NIC ne paraissent pas
nécessairement liées au premier abord au
système international et pourtant le
rapport montre à quel point celles-ci
ont d’ores et déjà et auront de plus en
plus à l’avenir un impact notable sur
les relations internationales.
La première de ces « mégatendances » est
la montée du pouvoir des individus (Individual
empowerment). Elle est favorisée par
la réduction de la pauvreté dans le
monde, la croissance spectaculaire de la
classe moyenne globale, l’amélioration
de l’éducation, l’utilisation croissante
des nouvelles technologies de
l’information et de la communication et
les avancées scientifiques dans le
domaine de la santé. D’après le rapport,
cette « mégatendance » serait la plus
importante car, pour la première fois
dans l’histoire de l’humanité, la
majorité de la population mondiale ne
devrait plus être pauvre. Cela devrait
constituer par conséquent le fondement
de la croissance économique mondiale à
venir et du développement rapide des
économies en développement. Mais cela
devrait être également une importante
source d’instabilité pour deux raisons.
La première est que cette montée du
pouvoir des individus, et notamment des
classes moyennes, devrait favoriser un «
paysage idéologique » plus conflictuel
autour d’un clivage central entre
valeurs occidentales et valeurs
nationales/traditionnelles/religieuses
susceptible de se traduire par un
développement des groupes religieux et
du nationalisme, en particulier en Asie
de l’Est. Le rapport mentionne
d’ailleurs parmi les risques importants
pour le système international la
démocratisation de la Chine car une
Chine démocratique est susceptible
d’être davantage nationaliste. Dans
certaines régions, cette conflictualité
idéologique devrait se fonder sur une
aggravation des tensions ethniques et
tribales dans un contexte de raréfaction
des ressources. La seconde source
d’instabilité réside dans la possibilité
pour un nombre croissant d’individus et
de petits groupes d’avoir accès à des
technologies particulièrement
meurtrières, telles que des armes de
destruction massive, qui relevaient
jusqu’alors d’un monopole étatique.
Une autre « mégatendance » a trait aux
évolutions démographiques et plus
précisément à quatre tendances en la
matière : (1) le vieillissement accéléré
de la population des pays riches et d’un
nombre croissant de pays en
développement, (2) un nombre encore
significatif de sociétés où la part de
la population jeune est très importante,
(3) des flux migratoires qui devraient
sans doute augmenter face aux
contraintes démographiques des sociétés
vieillissantes et (4) une urbanisation
croissante dans les pays du Sud. Enfin,
la dernière « mégatendance » devrait
être liée à la raréfaction des
ressources (alimentation, eau, énergie).
En effet, la demande de nourriture,
d’eau et de ressources énergétiques
devrait exploser dans les décennies à
venir en raison de l’augmentation de la
population mondiale et du mode de
consommation d’une classe moyenne
croissante dans un contexte où les
effets du changement climatique, comme
l’aggravation des phénomènes
climatiques, pourraient conduire à une
accélération de la raréfaction de ces
ressources. A l’évidence, l’évolution
démographique et les pressions exercées
sur les ressources devraient avoir un
impact crucial sur la stabilité du
système international. Le rapport
mentionne notamment à ce propos
l’existence d’un « arc démographique
d’instabilité » de l’Amérique centrale
jusqu’à l’Asie centrale et du Sud en
passant par l’Afrique subsaharienne et
le Moyen-Orient, qui correspond aux pays
connaissant une croissance démographique
rapide et où la part de la population
jeune est particulièrement élevée, ce
qui constitue une source d’instabilité
politique. Or, c’est aussi dans cet arc
que l’on peut trouver les principales
zones de conflits et de tensions dans le
monde. Enfin, ce
rapport présente aussi un intérêt en
mettant en évidence un certain nombre de
scénarios. Le NIC indique, en effet, que
la période à venir est pleine
d’incertitudes. Il parle même à ce
propos d’une ère qui n’est pas sans
rappeler les périodes de transition qui
ont suivi les tournants majeurs de 1815,
de 1919, de 1945 ou de 1989. Si les «
mégatendances » sont des tendances
lourdes quasi inévitables, il existe en
revanche des tendances cruciales qui
peuvent basculer dans un sens ou dans un
autre, que le rapport appelle «
Game-changer ». Ces tendances sont
l’instabilité de l’économie mondiale,
les enjeux de la gouvernance,
l’évolution des conflits, l’instabilité
régionale, l’impact des nouvelles
technologies et le rôle des Etats-Unis.
Le NIC identifie également des sources
de risque potentiel, qu’il appelle «
Black Swans » : une pandémie grave,
un changement climatique plus rapide que
prévu, un effondrement de l’UE et/ou de
l’euro, une Chine démocratique, mais
plus nationaliste, un conflit nucléaire,
une attaque à l’aide d’armes de
destruction massive ou un désengagement
américain des affaires mondiales. Les
dangers identifiés par le rapport sont
donc multiples. Ce sont des risques
classiques de guerre, d’instabilité
régionale, de crise économique majeure,
de pandémie grave, d’accélération des
effets du changement climatique, etc.
Sur ces bases, le NIC a imaginé quatre
scénarios, ce qu’il appelle des «
Alternatives Worlds » : (1) le
scénario le plus pessimiste de la
démondialisation et du désordre
international (« Stalled engines
»), (2) le scénario le plus optimiste de
la coopération internationale pour faire
face aux défis globaux (« Fusion
»), (3) le scénario de l’explosion des
inégalités et des conflits (« Gini
out of the bottle »), et (4) le
scénario du leadership des acteurs
non-étatiques pour faire face aux défis
globaux (« Non-State world »)
Le rapport tend ainsi à montrer que les
idées déterministes de grande
convergence autour des idéaux et des
valeurs occidentales (« fin de
l’histoire » de Francis Fukuyama) ou de
divergence inexorable des grandes
régions (« choc des civilisations » de
Samuel Huntington) ne permettent plus de
comprendre le monde. La lecture du
rapport du NIC incite plutôt à penser
que le monde d’ici 2030 devrait être le
résultat d’une tension entre forces
unificatrices et forces de
fragmentation, entre logique de
coopération et logique de compétition,
et entre acteurs étatiques et acteurs
non étatiques. En effet, le facteur-clef
pour déterminer quel sera l’avenir du
système international semble être la
façon dont ses acteurs vont être en
mesure de gérer l’impact de ces «
mégatendances » et notamment d’une «
mégatendance » implicite dans le
rapport, celle de la mondialisation. Le
feront-ils de façon coopérative ou bien
de façon conflictuelle ? Qui seront les
acteurs concernés : les Etats et/ou des
acteurs non-étatiques ? Parviendront-ils
à juguler l’effet de fragmentation de la
mondialisation : explosion des
inégalités internes et multiplication
des conflits internes qui en découlent ?
Cela montre également que le leadership
politique devrait jouer un rôle
essentiel dans les décennies à venir en
vue de résoudre les immenses défis
auxquels le système international va
devoir faire face.
Eddy Fougier,
politologue et chercheur associé à
l’Iris
Tous les droits des auteurs des
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communiquées sur le site de l'IRIS, sont réservés.
Publié le 8 janvier 2013 avec l'aimable
autorisation de l'IRIS.
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