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Al-Ahram Hebdo
La nouvelle «
République de la liberté »
Doaa Khalifa
Photo: Al-Ahram
Mercredi 9 février 2011
Place Tahrir.
Des milliers de manifestants, de toutes les couches sociales,
ont transformé les lieux en une oasis de liberté. Une radio
locale, des vendeurs ambulants, et surtout de vraies discussions
sur l’avenir du pays. Reportage.
« Vous êtes les bienvenus dans l’endroit le plus honnête et le
plus sécurisé d’Egypte ». C’est par ces mots que les jeunes de
la place Tahrir accueillent tous les participants ou visiteurs.
Après un contrôle minutieux effectué par les jeunes devant les
nombreux accès à partir des différentes rues de Ramsès, de
Talaat Harb, de Bab Al-Louq ou de Qasr Al-Aïni, ils accueillent
les gens le sourire aux lèvres. L’ambiance est euphorique, digne
d’une Egypte qui a brisé son silence à jamais et a entamé une
période de changement, comme l’affirment les jeunes du 25
Janvier. Des chants patriotiques fusent de la radio locale créée
par le peuple de la « République indépendante de Tahrir », comme
ils la surnomment. Des chansons qui rappellent des moments
glorieux d’une Egypte qui a toujours été la soupape de sécurité
pour le monde arabe et le Moyen-Orient. Des chants, des appels à
des citoyens disparus, des discours de jeunes diffusant des
nouvelles de la place et de l’extérieur, et des conseils pour
démentir les rumeurs qui déforment l’image des manifestants
ainsi que ce mouvement de révolution. Des jeunes s’occupent du
nettoyage, ne laissant aucun papier par terre, d’autres vendent
des drapeaux. Des médecins et des pharmaciens montent sur pied
des hôpitaux pour traiter les blessés et les malades. Des
vendeurs ambulants ont trouvé dans ce monde exceptionnel leur
gagne-pain, perdu dans leurs quartiers. C’est une patrie idéale
que les manifestants ont créée avec ses codes, ses propres
mesures de sécurité, ses disciplines, ses médias et aussi ses
moyens de vivre. C’est l’Egypte à laquelle ils rêvent. Tous les
gens sont là, riches et pauvres, jeunes et âgés, musulmans et
chrétiens, des gauchistes et des Frères musulmans et beaucoup
d’autres qui n’appartiennent pas à des partis politiques. Des
milliers et parfois des millions réclament plus de liberté,
d’égalité, de dignité et de démocratie même s’ils sont divisés
encore sur les moyens d’application. Après deux semaines de la
révolution du 25 Janvier, des banderoles portant des slogans
très humoristiques sont hissées : « Va t’en, j’ai mal au bras »,
« Dégage, j’aimerais prendre une douche », « Dehors, ma fiancée
me manque », des slogans qui demandent au président Moubarak de
quitter le pouvoir. Chaque jour, la place, devenue épicentre des
événements, témoigne des scènes exceptionnelles : un nouveau
couple vient y célébrer son mariage, des familles ordinaires
accompagnent leurs enfants pour qu’ils soient témoins de scènes
importantes de l’histoire de l’Egypte. Une messe du dimanche
rassemble des chrétiens protégés par des musulmans en présence
de cheikhs, des prières de l’absent pour commémorer les martyrs
de la révolution en présence de leurs familles. Des martyrs que
les membres de la révolution à Tahrir considèrent négligés par
le président de la République qui ne les a cités dans aucun de
ses discours. « Nous n’avons pas confiance en un président qui a
passé sous silence la mort de nos enfants », dit un homme âgé à
Tahrir.
Réclamer mon droit à la vie
Et les histoires qui ont mené ces
manifestants à la place n’en finissent pas, chacun tient à
raconter la sienne. Mohamad Abdel-Aziz, chauffeur, raconte : «
Je n’arrivais ni à travailler ni à vivre à cause des pots-de-vin
que je devais payer chaque jour aux agents de police pour me
laisser travailler. Je suis venu ici pour réclamer mon droit à
la vie ». Ahmad Chams, plombier, poursuit : « J’ai essayé
plusieurs fois d’avoir un crédit du Fonds social pour le
développement, mais ils me demandaient toujours beaucoup de
garanties, tandis que le régime laisse les grands s’enfuir avec
des sommes énormes ». Amir, jeune comptable, 32 ans, se plaint :
« Je n’arrive pas à me marier à cause du régime de Moubarak.
Nous voulons avoir notre part dans les revenus du Canal de Suez,
du tourisme et du gaz naturel ». Ossama Abdel-Moneim, avocat,
affirme : « J’ai essayé de me présenter comme candidat dans les
élections législatives en 2005 devant le ministre du Logement
Ibrahim Solimane. Je détenais des documents prouvant sa
corruption. J’ai été menacé et les résultats ont été falsifiés.
J’ai fait un appel à la Cour de cassation qui n’a pas donné son
verdict jusqu’à nos jours ». « Je suis l’imam d’une mosquée au
Caire dépendant du ministère des Waqfs, et en même temps, je
suis obligé de vendre du foul pour arrondir les fins de mois et
subvenir aux besoins de ma famille », dit Amr de sa part.
Des droits au travail, au
mariage, à une bonne éducation, à un traitement médical … à une
vie plus humaine, comme le répète tout le monde.
Khaled, Mohab, Amr et Tareq, de
jeunes étudiants dans des écoles et des universités américaines
et britanniques au Caire, expliquent qu’ils sont là afin de
participer à la révolution bien qu’ils soient issus des classes
qui profitent de la présence du régime. « Nous sommes riches. Je
n’ai jamais mis les pieds dans un commissariat ou une
administration. Je suis venu pour revendiquer la justice
sociale, la liberté et la démocratie à tous les Egyptiens », dit
le jeune, qui n’a jamais participé à la vie politique, une
activité soumise à la loi de l’argent, des intérêts, du pouvoir
et des baltaguis (hommes de main) dont ils refusent de faire
part. « La dignité est beaucoup plus importante que la
nourriture », dit Réda Moussa, homme d’affaires qui, malgré sa
vie aisée, exprime sa rancœur et sa colère à l’égard du régime
de Moubarak comme il le dit. « Nous avons passé deux semaines
sans enregistrer un seul cas d’harcèlement ou d’attaque contre
une église, ce qui prouve que c’est le régime qui créait ces
genres de problèmes », assure-t-il.
Avoir de vrais changements
Des manifestants qui sont
déterminés à rester à Tahrir jusqu’à ce que leurs revendications
soient réalisées. Certains pensent qu’il faut que le président
s’en aille, d’autres pensent qu’il faut avoir de vrais
changements, pas seulement des visages qui changent. « Il n’a
pas annulé la loi d’urgence, n’a pas dissout le Parlement », dit
Walid, comptable le matin et vendeur de kochari le soir. Il
ajoute que le président pense que la population va se lasser
avec le temps, mais ce n’est pas le cas. « Nous sommes ici en
permanence, et chaque jour, nous gagnons plus de citoyens dans
la République de Tahrir. Nous allons le matin au travail puis
nous venons à la place Tahrir après les heures de travail ».
Un avis partagé par Ibrahim, 10
ans, qui fait le tour de la place avec ses verres de thé pour
les vendre aux manifestants. « Nous ne quitterons la place que
lorsque lui quittera le pouvoir », dit le chérubin qui y a
trouvé un gagne-pain au lieu de risquer sa vie sur les bateaux
où il travaillait avant le 25 janvier. Du thé, des pâtes et des
desserts, du kochari, des cigarettes et aussi des bagues, tout
se vend sur la place. Au milieu, des gens ont installé des
tentes de fortune, des draps sont mis par terre en guise de
matelas. Des volontaires ramènent des couvertures pour défier le
froid de l’hiver le soir et surtout pour ceux qui y passent la
nuit. « Le régime a usé de toutes les cartes mais nous
n’allons pas partir. Il fait chaque jour des concessions. Notre
présence ici leur coûte beaucoup de pertes, surtout sur le plan
mondial. Le prix du pétrole s’est élevé de 30 % et les pertes se
succéderont », assure Mohamad Al-Sayed, travaillant dans le
secteur pétrolier. Il ajoute que chaque heure passée à la place
Tahrir est positive pour l’Egypte, négative pour son régime. «
Il faut que les gens comprennent que les pertes d’aujourd’hui
seront des bénéfices à l’avenir », dit le jeune qui, comme
beaucoup d’autres, essaye de remonter le moral de ses camarades
dans la semaine de la résistance à la place Tahrir. D’autres
expliquent que le problème aurait pu être résolu après le
discours de Moubarak, mais avec le complot des nervis qui ont
attaqué les manifestants et qui ont fait des morts et des
blessés, les manifestants sont retournés à la case départ. «
Nous avons perdu la confiance en un régime qui nous donne
quelques acquis d’une main et nous les reprend de l’autre »,
explique un jeune, en racontant que certains baltaguis blessés
et détenus par les manifestants ont cité les noms des gens du
régime comme Fathi Sourour, le président de l’Assemblée du
peuple. « Nous avons arrêté aussi des agents de police parmi les
attaquants », dit un des jeunes, qui essaye de résister pas
seulement à la fatigue, mais aux rumeurs qui disent qu’ils sont
motivés par des étrangers et payés pour renverser le régime
contre des repas de chez KFC et 100 euros. Des rumeurs que les
habitants de la République de Tahrir ne cessent d’échanger comme
dernières blagues. « Voilà notre Kentucky », disent-ils, en
montrant des galettes de pain et des macaronis. « Est-ce que
quelqu’un veut changer des euros ? », appelle un manifestant âgé
en faisant le tour de la place. Des gens qui sont là depuis deux
semaines, d’autres sont venus depuis quelques jours. Des jeunes
et des vieux, des gens simples et des intellectuels affluent
vers la place pour rejoindre les manifestants ou même pour
découvrir ce monde exceptionnel. Tout le monde discute de
l’avenir du pays. Des propos concernant la Constitution ou les
noms des figures comme Amr Moussa ou ElBaradei sont échangés par
de petites gens qui ne pensaient jamais avoir le droit un jour
de discuter de leur sort. D’autres ont bien étudié la situation
politique et constitutionnelle et essayent de faire de la
sensibilisation. Un monde où chacun se sent important, positif
et actif. « Un état d’âme créé à la place Tahrir et que nous
devons exploiter les jours à venir, même si les vrais
changements ne se feront pas du jour au lendemain », dit le
psychiatre Ahmad Abdallah, qui conseille à tous ses patients
d’aller rejoindre la place Tahrir pour dépasser leur dépression.
Mohamad, enseignant, 32 ans, conclut : « La plus belle semaine
de ma vie est celle que j’ai passée à la place Tahrir.
Ici,
nous respirons
la liberté ».
Droits de
reproduction et de diffusion réservés. ©
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Publié le 9 février 2011 avec l'aimable autorisation de
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