Opinion
Le dernier secret
de Berezovski: sa mort
Dmitri
Kossyrev
Photo: RIA
Novosti - © AFP/ Carl Court
Lundi 25 mars 2013
Source :
RIA Novosti J'ai travaillé
pour Berezovski pendant quelques années,
lorsque le quotidien Nezavissimaïa
gazeta faisait partie de son groupe
médiatique. A vrai dire, je ne l'ai
jamais vu là-bas.
Plus étonnant : je n'ai jamais
entendu dire que cet "investisseur"
avait les moindres desiderata concernant
les problèmes internationaux dont je
m'occupais à Nezavissimaïa gazeta.
Notre service n’a reçu aucune
directive sur le sujet durant toutes ces
années. J'ai déjà entendu ce genre de
réflexions de la part d'innombrables
autres journalistes, par exemple de la
télévision, où la "main de Berezovski"
était perceptible dans chaque cadre.
Admettons que les affaires
internationales soient une catégorie
d’informations à part, qui n'intéresse
pas forcément tout le monde. Mais
combien de fois suis-je passé de l'autre
côté du couloir pour demander à mes
collègues si telle ou telle publication
était l'initiative de Berezovski, comme
le disait le tout-Moscou ? Beaucoup, et
la réponse était toujours non.
De toute évidence, notre
"investisseur" se souvenait de "son"
quotidien à peu près une fois par
trimestre pour "dénoncer" un concurrent
commercial ou politique. Et pourtant
tout le monde pense qu'il dictait chaque
mot dans son empire médiatique et, par
conséquent, dans le pays… Qu'il
influait, orientait, déterminait.
Dans ces circonstances on se demande
forcément qui possède cet empire. En
creusant un peu, il s'agissait souvent
de compagnies ou d'organismes qui
devaient quelque chose à Berezovski ou
voulaient quelque chose de lui et de
cette manière, ils participaient aux
destinées médiatiques nationales. Les
amis, les partenaires commerciaux, les
clients dans plusieurs sens du terme…
Prenons Rupert Murdoch : il est
facile de découvrir quel nombre
d'actions il détient pour contrôler son
empire médiatique et quels sont ses
bénéfices ou pertes.
L'opacité de tout ce qui est associé
à l'argent de Berezovski me semble être
le point le plus important de sa
carrière. Sa fortune était récemment
estimée à 1,3 milliards de dollars mais
comment l’avait-il constituée ? Et
combien, parmi ces millions,
appartenaient réellement à Berezovski ?
Comment gagnait-il de l'argent : à
titre d'agent intermédiaire dans des
transactions ? Ou y avait-il plus de
discussions à propos de son argent que
d'argent-même ?
A la fin de l’année 2012, beaucoup
concluaient que la fortune de Berezovski
était illusoire. L'immobilier, les
voitures de collection ? Tout cela était
prétendument gagé et acheté à crédit.
Dans ce cas, avait-il réellement une
grande fortune ? Ou seulement les
discussions qui l’accompagnaient ?
Peut-être Berezovski a toujours vécu
ainsi – au milieu d’un argent qui ne lui
appartenait pas vraiment.
Bien sûr, c'était un cerveau : il
était membre de l'Académie des sciences
de Russie pour ses travaux en
mathématiques à partir de 1991, bien
avant les magouilles avec les actions
ABBA et autres affaires automobiles. Les
mathématiciens sont de bons financiers.
Mais le génie du "seigneur fantôme" de
Russie en matière d'image spécifique
dépasse les maths.
Par exemple, en 1996, Forbes ne
qualifie pas encore Berezovski d'"homme
derrière le siège du président Eltsine"
: il n'était alors désigné que comme
"homme d'affaires" ayant déjà de
l'influence sur Eltsine. Sous l'intitulé
de l'article, on pouvait lire que cet
individu avait beaucoup de choses à
apprendre aux patrons de la mafia
sicilienne. Connaissant son style
spécifique de travail, je ne serais pas
étonné qu'il ait lui-même demandé aux
auteurs de ce magazine de s'exprimer
précisément de cette manière.
Oui, même d'écrire qu'en Russie à
cette époque on tuait bien plus souvent
qu'à New York. Et que certains
assassinats profitaient étrangement à
Berezovski.
Parce que la clé du succès était un
principe simple : paraître bien plus
grand que tu ne l'es en réalité.
J'ai souvent entendu des gens
occupant des postes importants à
l'époque d'Eltsine dire : ce n'est
qu'une légende, en réalité Berezovski
était loin de décider de tout. Mais il
s'efforçait de faire en sorte que tout
le monde sache qu'aucun canon ne tirera
sans lui, qu’aucun président ne sera
élu, sans parler de la nomination des
ministres.
Dans quel but ? Pour créer une
affluence de gens et d'argent dans son
cabinet : on peut faire travailler
l'argent des autres sans investir un
seul centime.
Même chose pour les affaires. Quelle
est cette forme particulière de
propriété via des personnes interposées
"sur parole d'honneur" ? Par exemple,
l’entreprise Sibneft appartenait-elle à
Berezovski ? Et la chaîne ORT ? Le
procès l'opposant à Roman Abramovitch,
qui s'est terminé l'année dernière à
Londres, a montré parfaitement comment
on pouvait être considéré comme
propriétaire de journaux et de bateaux
sachant que sur le papier, ils
appartenaient à d'autres. Alors pourquoi
devrait-on prendre Berezovski pour un
"véritable" propriétaire ?
Les années 1990, en Russie, étaient
intéressantes pour cette multitude de
personnages fantômes dont l'influence
était basée sur une réputation
minutieusement créée. Simplement,
Berezovski était le plus connu et donc
le plus important d'entre eux.
D'ailleurs, les chroniques de nombreux
pays et civilisations sont pleines de
telles personnalités. Celles de la
Russie du début du XXème siècle, de la
France du milieu du XVIIIème…
Seule différence : à l'époque ces
personnages cherchaient à se faire
passer pour des magiciens ou des
voyants. Dans la Russie des années 1990,
il y en avait presque à chaque coin de
rue...
Berezovski, lui, opérait à un niveau
supérieur et créait bien d'autres
illusions. Pas de doute : il a réussi à
faire beaucoup de choses mais sa
réputation était largement surestimée
par rapport à la réalité.
Sa vie à Londres a montré que même un
génie des mathématiques ne pouvait pas
faire l'impossible.
Reprenons l'exemple de Nezavissimaïa
gazeta : soudain, au printemps 2001, on
apprenait que Berezovski avait décidé de
transformer le quotidien en tribune
d'opposition. Et qu'a-t-il réussi au
final ? Avant, les hommes sérieux
commençaient leur journée par la lecture
de ce quotidien.
Pas après le printemps 2001. On
appelle cela balancer son argent par les
fenêtres. L'argent de qui ? Je ne serais
pas étonné que ce ne soit pas celui de
Berezovski.
Même un enfant sait que ces 12
dernières années, il était la figure
centrale de toute activité d'opposition
contre Moscou. Berezovski serait ainsi
le principal provocateur de la guerre en
Tchétchénie, de l'arrivée au pouvoir de
Mikhaïl Saakachvili en Géorgie…
Et sans l'ombre d'un doute, il
faisait et participait à beaucoup de
choses. La mortalité élevée parmi
l'entourage de Berezovski - non
seulement à Moscou mais aussi à Londres
(Litvinenko est l'exemple le plus connu)
- est un autre fait à prendre en compte.
Mais est-ce que Berezovski était
réellement une figure toute-puissante et
centrale dans ces affaires ? Pourrait-on
supposer qu'à Londres, la même méthode a
été utilisée qu'à Moscou à une époque :
créer autour de sa personne un torrent
d'activité générant de l'argent ? Cela
permettrait d'en prendre une partie à
partir de rien.
Puis la méthode a cessé de
fonctionné… Apparemment, la mort sera le
dernier secret de Berezovski. A-t-il mis
fin à ses jours à cause de ses dettes ?
Est-il simplement décédé – comme cela
peut arriver à 67 ans ?
Dommage que nous n'ayons pas pu être
spectateur du dernier acte de ce drame –
Berezovski revenant à la maison.
Apparemment il demandait à Vladimir
Poutine l'autorisation de revenir et
reconnaissait avoir commis des erreurs.
Plus tôt, il avait envoyé un message
public sur Facebook. Le dimanche du
Pardon. En disant qu'il était avide et
avait commis beaucoup d'erreurs, y
compris en opprimant la liberté
d'expression - sur la chaîne ORT et pas
seulement. Il avait promis de tout
réparer, y compris l'arrivée au pouvoir
de Vladimir Poutine à laquelle il avait
contribué – c'est-à-dire le renverser.
Apparemment, il tentait de faire quelque
chose dans ce sens mais on connaît les
résultats de l'année tumultueuse de
2012. Par conséquent, il ne lui restait
plus qu'à écrire une lettre à Poutine…
Mais dans l'ensemble il a présenté
ses excuses à tout le monde. Et c'est
ainsi que l'histoire se termine.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 25 mars 2013
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