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Réseau Voltaire
Dick Marty : « Faut-il
combattre la tyrannie avec les instruments des tyrans ? »
Propos recueillis par Silvia Cattori

Dick Marty - Photo Réseau Voltaire
Quand,
en novembre 2005, le quotidien Washington Post a révélé que des
agents de la Central Intelligence Agency (CIA) avaient enlevé des
présumés terroristes musulmans et les avaient internés dans des
centres secrets illégaux, j’étais loin d’imaginer alors ce
qui allait m’arriver dans les mois qui suivraient. Le même
jour, l’ONG américaine Human Rights Watch publiait un rapport
qui donnait une information similaire et, au surplus, précisait
que ces centres de détention se trouvaient en Pologne, en
Roumanie ainsi que dans d’autres pays de l’Europe orientale.
Leurs sources, avons-nous appris par la suite, provenaient, entre
autres, des milieux mêmes de la CIA.
Parallèlement, la chaîne de radio ABC publiait sur son site
Internet une information analogue. Celle-ci n’est restée
qu’une demi-heure en ligne car le propriétaire de cette radio
est intervenu pour interdire sa diffusion. Dès qu’il a eu vent
de cette interdiction, le journaliste s’est empressé de prévenir
ses amis afin qu’ils enregistrent cette nouvelle, pour la postérité,
avant qu’elle ne disparaisse.
Les révélations du Washington Post et de l’ONG Human Rights
Watch n’étaient pas une nouveauté. Le journaliste Stephen
Grey, pour ne citer qu’un exemple, avait déjà publié des
articles qui parlaient des « restitutions extraordinaires »
et de « délocalisation de la torture » mais, à ce
moment-là, l’opinion publique n’en avait pas pris vraiment
conscience.
Tout cela pour dire que, certes il y a eu une presse qui a parlé
des enlèvements de la CIA et de ses prisons secrètes mais,
qu’en même temps, on a pu vite constater que des pressions
intenses s’étaient exercées pour la faire taire. On a découvert
par la suite qu’il y avait eu une réunion à la Maison Blanche,
avec les rédacteurs en chef des principaux journaux, qui avait eu
vraisemblablement pour but de leur indiquer qu’il était mal
venu de diffuser des informations qui avaient trait à la lutte
contre le terrorisme.
Dès l’instant où ces indices sur la présence de prisons secrètes
en Europe ont été connus, le Conseil de l’Europe a immédiatement
réagi : l’Assemblée parlementaire a demandé à ce que
l’on fasse un rapport sur ces enlèvements, dont l’existence,
si avérée, aurait été manifestement contraire à la Convention
européenne des droits de l’Homme.
Je tiens à rappeler qu’il n’y a aucune organisation
intergouvernementale, qui connaît une dimension parlementaire
aussi prononcée et forte qu’au Conseil de l’Europe. L’Assemblée
parlementaire est composée des délégations des différents
parlements des 46 pays membres. Ces délégations représentent
les parlements nationaux, les différents partis, et doivent représenter
les deux sexes et, proportionnellement, toutes les minorités de
leur pays.
Le hasard a voulu que, deux jours après les révélations du
Washington Post et de l’ONG Human Rights Watch, la Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire siégeait à Paris pour, notamment, élire son
nouveau président. J’ai été proposé ; c’est ainsi que je
me suis trouvé à la tête de la Commission.
Le premier objet que j’ai eu à affronter était donc celui des
enlèvements et des prisons secrètes. Je me suis aperçu de ce
que cela pouvait signifier comme charge quelques semaines plus
tard, quand, le 25 novembre 2005, à Bucarest, l’Assemblée
parlementaire devait confirmer le mandat que m’avait confié la
Commission. La conférence de presse qui annonçait ma nomination
comme rapporteur avait failli tourner à l’émeute tellement il
y avait de journalistes. Ce n’est que là que j’ai pleinement
perçu le caractère explosif de cette affaire et que mon travail
a vraiment commencé.
La presse me désigne habituellement comme « l’enquêteur »
du Conseil de l’Europe. En fait, je n’étais et je ne suis pas
un véritable enquêteur. Car un enquêteur a la possibilité de
citer des personnes, de saisir des documents, d’arrêter des
personnes. Pouvoirs que j’avais eus pendant quinze ans comme
procureur mais qui m’ont cruellement manqué dans cette
action-ci ! J’ai alors décidé de me battre sur le même
terrain que ceux que l’on soupçonnait d’avoir entretenu les
prisons secrètes, et d’essayer de faire un travail d’« intelligence ».
Mais, là aussi, je me trouvais pratiquement sans moyens :
j’avais à ma disposition le secrétariat de la Commission mais
il était totalement surchargé de travail. J’ai finalement pu
obtenir l’aide d’un jeune collaborateur écossais de 28 ans.
Ensemble, nous avons établi des contacts avec des journalistes
d’investigations indépendants, avec des organisations non
gouvernementales, avec des professionnels de l’« intelligence »
de différents pays. Et nous avons commencé à rechercher et à
assembler les pièces du puzzle.
De son côté, début 2006, le Parlement de l’Union européenne
a également décidé d’ouvrir une enquête parlementaire sur
les vols et les prisons secrètes de la CIA en Europe. La Pologne
étant membre de l’Union européenne et la Roumanie étant
candidate, le Parlement voulait vérifier ce qu’il en était.
Une commission ad hoc de quarante-six députés a été constituée.
Dotée de grands moyens -treize personnes du secrétariat
travaillaient uniquement sur cette affaire- cette commission se réunissait
chaque semaine et procédait surtout à des auditions. Bien que
les auditions de cette commission eussent lieu à huis clos, il
n’était pas possible de leur garantir le moindre secret. Tandis
que, travaillant seul, j’étais, moi, à même de pouvoir
garantir le secret des sources. Nous avions donc une méthodologie
et une approche complètement différentes.
J’ai présenté le premier rapport en janvier 2006 et le rapport
principal début juin 2006. J’ai pu obtenir une aide importante
auprès du Ministère public de Milan. Je connaissais
personnellement ces magistrats qui étaient en train d’enquêter
sur la disparition d’Abou Omar, un ex-Imam de la mosquée de
Milan d’origine égyptienne qui avait obtenu l’asile politique
en Italie depuis plusieurs années. Ces magistrats ont réussi à
prouver qu’Abou Omar avait été enlevé en février 2003 par
des agents des services secrets américains, et que ces derniers
l’avaient transporté dans une camionnette à Aviano, à la base
italienne de l’OTAN. Et d’Aviano ils l’avaient transporté
à Ramstein en survolant la Suisse. Puis, de Ramstein, ils l’ont
transporté au Caire où il fut remis aux autorités égyptiennes
qui l’ont torturé.
Je tiens à souligner ici l’importance de l’indépendance de
la justice ; le Ministère public milanais a agi malgré
l’hostilité manifeste du gouvernement Berlusconi qui a tout
tenté pour saboter cette enquête. C’est grâce à
l’excellent travail des magistrats et de certains services de la
police milanaise -ils ont fait une enquête d’une qualité
absolument remarquable- que vingt-cinq agents de la CIA impliqués
dans le rapt de l’Imam ont été identifiés, et que le Parquet
de Milan a pu émettre un mandat d’arrêt international contre
vingt-deux d’entre eux.
Les magistrats milanais ont mis à ma disposition tous les actes
de l’enquête. Je les ai examinés pendant une semaine. Et là,
j’ai acquis la certitude morale que j’étais sur la bonne
piste, que nous étions en présence d’un système, d’une
logistique sophistiquée, qu’il était impossible que tout cela
puisse se passer sans la collaboration, à un niveau ou l’autre,
des autorités locales, et que le Pentagone et la CIA ne pouvaient
pas être les seuls services impliqués dans ces « restitutions
extraordinaires ».
Que signifie le terme de « restitutions extraordinaires »
employé officiellement par la CIA ?
En pratique, cela consiste à séquestrer des personnes soupçonnées
d’avoir un lien avec le terrorisme, sans que cette accusation
ait pu être vérifiée par l’autorité judiciaire, et à les
transférer aux autorités de leur pays d’origine où elles sont
soumises à des interrogatoires brutaux.
L’objectif de ces « restitutions » secrètes est
d’extorquer, par des actes de torture, des renseignements aux
personnes séquestrées, et d’obtenir d’elles, sous la
pression de menaces, qu’elles collaborent avec les services
secrets et qu’elles agissent pratiquement comme agents infiltrés.
C’est sur la base de ce concept de « restitutions »
que les agents de la CIA ont séquestré probablement plus de cent
personnes. Nous n’avons pas de données précises à ce stade.
Quand ce système de « restitutions extraordinaires »
a été connu de l’opinion, cela a soulevé de vifs débats aux
États-Unis. On a alors tenté de justifier juridiquement ces
« restitutions extraordinaires ». Le juriste qui a
fait la théorie de ce système est l’actuel ministre de la
justice, Roberto Gonzales, qui est aussi, dans le système américain,
le procureur général des États-Unis.
Ces « restitutions », et cela m’avait paru clair dès
le début, supposaient une logistique, donc l’existence de
centres de détention intermédiaires. Il est apparu par la suite
que nombre de ces personnes séquestrés qui n’avaient pas été
remises à leurs pays d’origine avaient été internées dans
des prisons secrètes, soit à Bagram en Afghanistan, soit à Abou
Ghraib à Bagdad, soit à Guantanamo Bay.
Le 5 décembre 2005, Mme Rice -tout en justifiant les « restituions
extraordinaires » et l’existence de Guantanamo- nous a
donné une importante indication quand elle a déclaré que
« les États-Unis n’avaient pas violé la souveraineté
des états européens ». Je pense que Mme Rice disait,
pour une fois, la vérité. Elle révélait, en disant cela, que
ce qui avait été découvert dans divers pays européens au sujet
des prisons secrètes, avait été fait avec la collaboration des
services des États concernés ; par conséquent il n’y avait
pas eu de violation de la souveraineté de la part des États-Unis.
En s’exprimant ainsi, Mme Rice a voulu signifier aux Européens
qui critiquaient les États-Unis: « Ne faites pas les
malins, vous avez vous-mêmes en d’autres temps, employé le
système des restitutions ».
Mme Rice se référait ici au cas du terroriste Carlos, enlevé au
Soudan par les services secrets français. Or, la grande différence
dans ce cas-ci, et qu’elle a ignorée, est le fait que Carlos
avait été remis à la justice française, qu’il avait été
l’objet d’un procès équitable, et qu’il avait pu recourir
à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Il y
a donc ici une différence fondamentale. Ce genre de « restitutions »
est défendable quand les personnes recherchées se trouvent dans
des pays qui ne collaborent pas avec la justice, ou encore, qui ne
sont pas à même d’arrêter et de remettre les personnes
recherchées ; donc quand le but est de remettre les personnes
enlevées de la sorte aux organes de la justice ordinaire.
Quant à nos recherches, c’est surtout en Pologne et en Roumanie
que nous avons été confrontés à de grandes difficultés. Les
gens que nous avons rencontrés étaient absolument terrorisés à
l’idée que, s’ils parlaient, leurs déclarations puissent
compromettre leur pays. En Roumanie surtout, où c’était devenu
une question d’intérêt national de ne rien dire qui puisse
remettre en cause leur demande d’admission à l’Union européenne.
Le rôle de pays comme la Suisse, dans la collaboration avec les
enlèvements de la CIA, s’est avéré marginal, même si cela ne
manque pas de soulever d’importantes questions. Le fait que des
pays comme la Suède sont impliqués est tout à fait inquiétant.
La police suédoise a remis spontanément à des agents de la CIA
deux Egyptiens qui avaient obtenu l’asile. Il y a des témoignages
de police qui disent que les agents de la CIA ont fait subir des
mauvais traitements à ces Egyptiens, déjà à l’aéroport même.
Transportés au Caire, ils ont ensuite subi les mêmes tortures
que l’Imam Abou Omar. Pour cette affaire, la Suède a été
condamnée par la Commission contre la torture de l’ONU.
D’autres pays, comme la Bosnie, ont aussi livré des personnes
spontanément. Lorsqu’on a interrogé les autorités bosniaques,
elles ont admis ces faits et les ont déplorés.
Le Canada a, lui aussi, activement collaboré avec la CIA dans ces
enlèvements illégaux. Ce pays vient du reste de remettre une
indemnité de dix millions de dollars à une personne d’origine
canadienne, détenue plusieurs années à Guantanamo alors qu’il
n’y avait absolument rien à lui reprocher.
Aux États-Unis, les personnes relâchées n’ont reçu aucune
excuse ni indemnité. Actuellement, il y a dans ce pays cinq cents
avocats qui travaillent ensemble et qui se sont chargés de défendre
les intérêts de ces personnes enlevées ; cela conduira à toute
une série d’actions judiciaires contre le gouvernement des États-Unis.
Ce panorama de faits appelle quelques réflexions.
L’administration des États-Unis a fait des choix qui se fondent
en fait sur les considérations suivantes : le terrorisme
constitue une menace tellement grave que notre pays doit se considérer
en guerre. Dans cette guerre, notre système judiciaire n’est
absolument pas apte à combattre le terrorisme. Donc pas de
justice, donc Guantanamo, donc les prisons secrètes, donc pas de
procès, rien du tout, il nous faut obtenir des renseignements à
tout prix.
Mais, dès que l’on dit « guerre », on dit aussi nécessairement
droit de la guerre ; si on dit droit de la guerre, on dit
Conventions de Genève ; si on dit Conventions de Genève, cela
signifie qu’il faut annoncer les noms de tous les prisonniers au
Comité international de la Croix-Rouge et autoriser les visites
de ses délégués.
Mais voilà, ici aussi les États-Unis ont estimé que les
Conventions de Genève ne sont pas un instrument adéquat pour
faire face au terrorisme. Ils ont ainsi choisi une troisième
voie, celle de l’arbitraire –pas de justice, pas de droit
international- une voie, toutefois, qui n’est pas applicable sur
le territoire des États-Unis et pas valable à l’encontre des
citoyens américains. On a donc mis ainsi en place une espèce de
système d’apartheid juridique. Un modèle, bien entendu, tout
à fait étranger à notre sensibilité et à notre tradition
juridique. Et pourtant, les États européens ont implicitement
accepté ce système.
Les faits sont en train de nous donner lentement raison. La
plupart des gouvernements européens ont, à un niveau ou
l’autre, collaboré activement avec les États-Unis pour la mise
en place de cette doctrine de « restitutions extraordinaires »,
participé à sa mise en exécution avec tout ce que cela
impliquait. Soit ils ont toléré, soit ils ont su et ils n’ont
pas protesté. Il y a eu, oui, quelques protestations plus ou
moins polies au sujet de Guantanamo. Mais au sujet des « restitutions
extraordinaires », des détentions secrètes et de
l’emploi de la torture, ils ont fait semblant de ne rien savoir.
Lorsque j’ai pris connaissance des actes de l’enquête
italienne, j’ai pris contact avec mon ancien collègue Armando
Spataro, le procureur adjoint de Milan chargé de l’enquête sur
le rapt d’Abou Omar. Je lui ai exprimé ma conviction :
tout cela n’avait pas pu se passer sans la participation, soit
de la police, soit des services de renseignements italiens. Et
c’était bien son avis.
Au même moment, à Bruxelles, devant la Commission parlementaire
d’enquête du Parlement européen, le chef des services secrets
militaires italiens, Monsieur Nicola Pollari, faisait une déposition
où il démentait toute implication dans cette affaire, où il
disait qu’il n’avait jamais rien su et qu’il n’avait
absolument pas collaboré à ce genre d’activités.
Sachez qu’aujourd’hui Monsieur Pollari a été limogé par le
nouveau gouvernement et qu’il comparait devant le tribunal de
Milan parce qu’il a été prouvé que les services secrets
italiens, qu’il dirigeait, avaient étroitement collaboré avec
les agents secrets de la CIA dans l’enlèvement d’Abou Omar.
Les faits sont maintenant établis : la première personne
qui s’est approchée d’Abou Omar pour lui signifier « police »
et « présentez vos documents » était un agent du
service de renseignement italien selon ses propres aveux ;
quelques secondes après, Omar était embarqué dans une
camionnette et remis aux agents de la CIA.
La collaboration avec les agissements des services secrets de la
CIA a été très active, comme on a pu le constater aussi dans
d’autres pays.
Ce qui m’a impressionné au cours de cette enquête -peut-être
que j’étais et je suis toujours trop naïf- c’est à quel
point les gouvernements européens ont menti et continuent à
mentir, activement ou par omission. Ils mentent ou, en tout cas,
refusent de dire la vérité, en se donnant une très bonne
conscience avec des justifications du genre : c’est dans
l’intérêt supérieur de l’Etat, il y a un secret d’Etat et
donc, on peut, on doit mentir !
Hier, le Parquet de Munich a, à son tour, émis treize mandats
d’arrêt contre des agents secrets de la CIA qui sont accusés
d’avoir enlevé Khaled El-Masri, un citoyen allemand d’origine
libanaise.
J’ai rencontré Khaled El-Masri quand, en Allemagne, personne ne
le croyait. Il a été enlevé en Macédoine, emmené à Kaboul où
il a été soumis à des actes de torture pendant plusieurs mois.
Il a été ensuite ramené en Europe, libéré quelque part en
Albanie et, finalement, après une lutte acharnée, il a été
possible de démontrer que Khaled El-Masri avait dit la vérité,
qu’il avait bel et bien été enlevé par des agents secrets de
la CIA, très certainement avec la collaboration d’agents
allemands.
Lorsque j’avais rencontré le procureur allemand, je lui avais
transmis les informations que nous avions recueillies en Macédoine.
Hier, dans un communiqué, le Parquet de Munich a indiqué avoir réussi
à remonter la piste des treize agents de la CIA, grâce à la
coopération et aux informations collectées par la police
espagnole, par le Parquet de Milan, ainsi que par le rapporteur du
Conseil de l’Europe, Dick Marty.
Si je dis ça, ce n’est pas pour me lancer des fleurs, mais
simplement pour démontrer que, si une personne travaillant avec
un unique collaborateur a pu arriver à ce résultat, nous aurions
pu aller infiniment plus loin dans la recherche de la vérité
s’il y avait eu la moindre volonté des gouvernements européens,
Suisse inclus.
Ma conviction –je ne peux pas encore le prouver- c’est que les
gouvernements européens ont signé des accords secrets avec les
États-Unis, vraisemblablement à la suite de la grande émotion
suscitée par les événements du 11 septembre 2001. Cela
expliquerait, sans toutefois l’excuser, leur silence.
La Suisse n’échappe pas à la critique. Les avions appartenant
à l’administration des États-Unis sont au bénéfice d’un
permis annuel de vol. Ces avions de la CIA sillonnent toute
l’Europe. La plupart de ces vols servent à transporter le matériel
logistique de la CIA qui possède de nombreux bureaux un peu
partout dans le monde. La Confédération a renouvelé cette
concession de vol alors même qu’elle savait que des avions de
la CIA avaient manifestement abusé de cette concession en
transportant Abou Omar, enlevé à Milan, à travers l'espace aérien
helvétique ; ce qui constitue un acte criminel qui établit également
la compétence des autorités pénales de notre pays à rechercher
et à punir les coupables.
Lorsqu’on a demandé au Conseil fédéral combien de vols et
d’atterrissages les appareils de la CIA avaient effectué en
Suisse, nos autorités nous ont répondu : trois vols. Une
heure après cet aveu, Amnesty International faisait état de
quatre vols. Aujourd’hui, nous savons qu’il y aurait eu au
moins quarante-huit vols. Nous aurions apprécié que, sur le
nombre de ces vols, le Conseil fédéral fût plus précis dans
ses réponses !
Comme je viens de le relever, le survol d’avions qui
transportent des personnes enlevées est un crime qui relève de
la compétence de l’autorité pénale suisse. Il a fallu énormément
de temps avant que le Ministère public de la Confédération ne
se décide à ouvrir une enquête. Alors même que le dossier des
magistrats italiens apportait la preuve écrasante que l’avion
qui avait survolé la Suisse transportait Abou Omar. Lorsqu’on a
demandé à l’Office fédéral de l’aviation civile :
« Est-ce que tel et tel avion a survolé la Suisse le 13
février 2003 ? », on nous a promptement répondu :
« Oui Monsieur, deux fois ; le matin en provenance de
Ramstein vers Aviano, l’après-midi d’Aviano vers Ramstein ».
C’était la même destination et les mêmes horaires que dans le
dossier de la police italienne.
Donc, nous pensons qu’il y a eu, quasi certainement, des accords
secrets ; mais aussi une politique, des intérêts, qui prévalaient
sur les valeurs et les principes politiques. Je suis parfaitement
conscient que le rôle du gouvernement est de préserver les intérêts
du pays. Qu’il peut y avoir des situations de conflits.
Cependant, j’aurais personnellement préféré que, plutôt que
de mentir, on nous dise franchement : nous avons tellement
d’intérêts en jeu avec les États-Unis que l’on ne peut pas
se brouiller avec eux.
Tout cela démontre qu’il y a eu, de la part des autorités
suisses, une absence de volonté politique de rechercher la vérité.
J’ai aujourd’hui l’intime conviction, je le répète,
qu’il y a eu des accords secrets, formels ou informels, entre
les États-Unis et la Suisse, comme il y en a eu avec d’autres
pays européens. Et si ces accords avaient été conclus
uniquement au niveau des services de renseignements, ce serait
encore plus inquiétant.
Ces derniers jours, nous avons appris par la presse que le Ministère
public de la Confédération, directement ou par l’intermédiaire
de la police, a fait des actes d’enquêtes à Guantanamo. Les
autorités suisses ont donc transmis aux autorités des États-Unis
des listes de noms et des photos de musulmans détenus en Suisse
pour obtenir, des détenus de Guantanamo, des renseignements sur
eux. Ce qui revient à accepter que l’on puisse extorquer des
renseignements sous la torture. Je considère cela tout simplement
scandaleux. Car, d’un côté, notre ministre des affaires étrangères,
Mme Calmy-Rey, dit gentiment à Mme Condoleeza Rice que la prison
de Guantanamo n’est pas acceptable, qu’il faudrait la fermer,
que cette prison contrevient à l’ordre juridique international.
Et, d’un autre côté, nos autorités fédérales légitiment ce
genre de structures et les tortures qu’elles impliquent en
faisant des actes d’enquêtes à Guantanamo, alors même quelles
savent pertinemment que les preuves éventuelles obtenues sous la
torture ou dans des prisons secrètes ne pourraient être acceptées
par aucun tribunal en Europe.
Durant toute cette période d’enquête, je me suis senti souvent
très seul. Mais, ironie du sort, je puis aujourd’hui remercier
le Président Bush de m’avoir indirectement apporté un appui
important quand, le 6 septembre 2006, il a enfin reconnu
l’existence de ces prisons secrètes. Dès lors, mon rapport sur
les enlèvements et les vols de la CIA a pris une importance tout
à fait particulière.
Autre élément encourageant est ce qui vient de se passer en
Allemagne où les treize agents du service d’espionnage américain
qui ont enlevé Khaled El-Masri sont poursuivis. A cela il
convient d’ajouter le procès de Milan, ainsi que les démarches
de la justice espagnole qui réclame l’accès à tous les
documents des services secrets espagnols sur les avions de la CIA.
Bref, je crois qu’une dynamique de la vérité s’est enclenchée.
J’ai également été agréablement surpris par la qualité de
certaines ONG aux États-Unis ainsi que par le dynamisme manifesté
par certains milieux de la société civile. Si certains faits ont
fini par émerger, c’est en partie grâce à ces ONG.
Avoir une presse indépendante est d’une importance primordiale.
On a vu à quel point la presse est conditionnée par le pouvoir.
Il y a eu un autre exemple encore plus édifiant : celui du
conditionnement de l’opinion à travers la presse en faveur de
la guerre en Irak. Il ne peut y avoir une véritable démocratie
sans une presse vraiment indépendante, aussi bien du pouvoir
politique que du pouvoir économique.
Un élément tout à fait fondamental est l’indépendance de la
justice. Et quand je dis justice, je pense aussi et surtout au
Ministère public. Si, dans cette affaire, l’Italie a pu établir
la vérité, c’est grâce à l’indépendance du Procureur qui
a pu agir malgré l’hostilité du pouvoir politique. Selon le
système italien, le Ministère public est considéré comme une
autorité judiciaire indépendante à tous égards, et la police
qui travaille avec le Ministère public est soumise à la même
indépendance.
J’insiste sur ce point car, en Suisse, l’actuel chef du département
de justice et police voudrait exercer seul la surveillance sur le
Ministère public de la Confédération. Cela est en train de se
passer au milieu de l’apathie totale de la classe politique qui
donne l’impression de ne pas s’intéresser aux problèmes de
la justice. Je trouve que cela est très dangereux et qu’il
faudrait absolument réagir.
Est-ce que la lutte contre le terrorisme justifie ces pratiques ?
Je rencontre tous les jours des gens qui disent : « Ah
le terrorisme est tellement dangereux, il nous faut accepter la
torture car cela peut sauver des vies ». Je trouve ce
genre de considérations fausses, et extrêmement dangereuses.
Les terroristes sont certainement des gens dangereux car leur but
est de démolir, par n’importe quel moyen, notre système de démocratie
et de valeurs occidentales ; mais c’est quand même choquant
que, pour combattre ces terroristes, nous renoncions nous-mêmes
à des institutions fondamentales de notre système démocratique,
que nous renoncions au principe essentiel qui est celui des droits
de l’homme et de la garantie des procès équitables, au système
judiciaire. Ce faisant, nous donnons une légitimation indirecte
à tous ces gens qui, en présence de ces violations, ont
aujourd’hui acquis la conviction de combattre un système qui
est brutal, qui est illégal, qui emploie la torture. Et, surtout,
ces actes illégaux peuvent créer un mouvement de sympathie
envers ces auteurs d’actes de terrorisme.
Lorsque j’avais collaboré avec le grand chef de l’antiterrorisme
italien, le général Carlo Alberto dalla Chiesa, il m’avait dit :
« Les terroristes ce sont des fous furieux, mais ils ne
sont pas si nombreux ; ils deviennent vraiment dangereux
lorsqu’il y a autour d’eux un courant de sympathie ; cela les
encourage, les motive, les survolte ». Il avait illustré
son propos par cette image : « La sympathie est au
terrorisme ce que l’oxygène est au feu ». Je suis
persuadé que cela correspond à la vérité.
Ce qui m’a également choqué, tout au long de mon travail, a été
de constater qu’il y a une absence totale de stratégie dans le
cadre de cette guerre contre le terrorisme.
Les États-Unis ont dit : pas de justice, pas de convention
de Genève, on donne aux services secrets et au Pentagone toute
latitude d’agir.
Il n’y a jamais eu de débat, entre les États-Unis et l’Europe,
sur la manière de mener la lutte contre le terrorisme. Il n’y a
jamais eu non plus, à l’intérieur de l’Europe, un véritable
débat sur la stratégie à mettre en œuvre.
D’ailleurs, à ma connaissance, il n’y a pas de définition
juridique internationale sur le terrorisme. Il y a des Conventions
qui parlent de terrorisme mais il n’y a pas une véritable définition
du terrorisme.
Je pense qu’il faudrait vraisemblablement modifier, adapter
certains mécanismes du système actuel de poursuite policière et
judicaire. Mais je prétends que la démocratie et l’appareil
judiciaire ont les moyens de faire face à la menace que représente
le terrorisme.
Cela dit, je crois qu’il y a d’autres menaces qui sont tout
aussi dangereuses que le terrorisme. Je pense à la corruption,
pour ne donner qu’un exemple, qui est un mal qui est en train de
causer des désastres immenses partout sur la planète.
Le véritable instrument de lutte contre le terrorisme est au
niveau politique. Je suis intimement persuadé que, tant que
l’on ne résoudra pas le problème de la Palestine, tant qu’on
n’offrira pas une solution politique et une espérance de vie
dans la dignité à ces centaines de milliers de palestiniens qui
sont nés, qui ont grandi, qui ont vu leurs parents mourir enfermés
à l’intérieur des camps de réfugiés -et qui ont perdu tout
espoir- il continuera malheureusement à y avoir des personnes qui
se feront exploser, comme on l’a vu tout récemment avec cette
grand-mère de Gaza.
Aussi, comment imaginer qu’il n’y ait pas de terroristes tant
qu’il y aura des guerres fondées sur des mensonges ?
Ce qui m’inquiète au fond, et qui m’a profondément choqué
dans toute cette histoire, c’est l’indifférence. Combien de
personnes m’ont dit : « Pourquoi fais-tu tout
cela, ce sont des terroristes ! Les Américains ont raison. ».
Et d’ajouter : « Ce ne sont que des musulmans »
Quelle aberration ! Je pense que nous sommes en train de
commettre une erreur historique en criminalisant l’Islam. Nous
poussons toute une mouvance modérée de l’Islam vers l’extrémisme
; une erreur, je le crains, que nous allons payer très cher.
« Faut-il combattre la tyrannie avec les instruments des
tyrans ? » est le titre que j’ai voulu donner à
cette conférence et ce sera ma conclusion. Cette phrase n’est
pas de moi. Je l’ai trouvée dans un jugement de la Cour suprême
des États-Unis dans un cas de terrorisme, prononcée par la juge
Sandra Day O’Connor : « Si notre pays veut rester
fidèle aux valeurs symbolisées par notre drapeau, nous ne
pouvons pas combattre la tyrannie avec les instruments du tyran ».
L’enregistrement et la récriture de cet exposé ont
été réalisés par Silvia Cattori, en accord avec M. Dick Marty.

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