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Opinion
Gros budget
Denis Sieffert
Denis Sieffert
Jeudi 22 juillet 2010
Il paraît qu’un cinéaste travaille déjà à scénariser
l’affaire Woerth-Bettencourt. Sa grande œuvre étant un
OSS 117, on peut craindre, hélas, qu’il passe à
côté de son sujet. C’est une étude de mœurs qu’il nous
faut pour plonger avec jubilation dans cet univers
feutré où les colères sont muettes et les effusions
interdites par les usages. César Birotteau et le baron
de Nucingen ne sont pas loin. Et d’éternels Rastignac
font antichambre. Les témoignages publiés ces jours-ci
de gens de maison et autres majordomes qui, soudain, se
lâchent, après des vies entières de soumission, valent
leur pesant d’impôts [1].
L’un d’entre eux montre du doigt une rivale qui était
« plutôt dans le camp de Madame » avant de se
rapprocher de « Monsieur ». Car certains,
figurez-vous, « ont pu penser que Madame partirait
avant Monsieur » ; il dénonce cet autre « qui
écoutait aux portes » mais que Madame n’a jamais
chassé, parce qu’elle le croyait de son côté. Et tout ce
petit monde en ébullition se complaît à jouer enfin les
premiers rôles. Petite revanche sur le destin ! Humiliés
des décennies durant par l’indifférence de leurs
maîtres, ils se confient maintenant à qui veut les
entendre. Et l’on redécouvre les grandes familles. Les
anti-bling-bling. Cette vieille France dont la devise,
« Pour vivre heureux, vivons cachés », est aux antipodes
de l’exubérance sarkozyenne. Cet univers poussiéreux,
gavé de fric, on ne le connaît qu’à travers les films et
les livres. On sait qu’il existe, mais on ne le
rencontre jamais. Et, au fond, on s’en moque.
Le temps de l’échafaud ayant passé, Dieu merci, ce
petit monde nous laisse froids autant qu’on l’indiffère.
Le scandale qui nous occupe depuis un mois n’aurait
presque qu’un intérêt romanesque si la politique n’y
était mêlée, et de la plus vilaine façon. Avouons-le,
nous nous plaisons à lorgner dans ce trou de serrure que
nous offre l’actualité. Mais c’est sans l’ombre d’une
envie, ni une once de jalousie que nous observons ces
personnages. Comment d’ailleurs se comparer à un monde
qui, pour nous, est irréel ? Ce qui est insupportable,
en revanche, c’est sa porosité avec celui de la
politique. Cela non plus, ce n’est pas nouveau. Cela
aussi, c’est balzacien. Mais, dans cette affaire, il ne
s’agit pas seulement de politiques dévorés par
l’ambition, en quête de mécènes ; il s’agit de l’État.
Au plus haut niveau. Il s’agit de ceux dont la fonction
institutionnelle est arbitrale. De ceux qui ont
officiellement la charge sacrée de l’intérêt général. Et
dont on découvre qu’ils sont pris dans un entrelacs
d’intérêts particuliers qui sont les leurs autant que
ceux de leurs contributeurs. Un jeu de renvoi
d’ascenseur dans lequel ils instrumentalisent pour leur
compte et pour celui de leurs amis tous les leviers de
l’appareil d’État : justice, police, services fiscaux.
Ce qui devrait être neutre est grossièrement approprié.
Si bien que cette affaire a aujourd’hui deux vérités
d’apparences contradictoires. L’une est judiciaire.
Son issue est pour le moins incertaine. Il se murmure
que l’on ira finalement là où le gouvernement voulait
nous emmener depuis le début : vers un classement sans
suite. C’est la prérogative exclusive d’un seul homme,
le procureur Philippe Courroye, pièce maîtresse du
dispositif politique.
On imagine ce qui se dit dans les allées du pouvoir :
ça va tanguer quelques jours, puis, le mois d’août
aidant, ça va passer. Un bref tollé n’est pas de nature
à impressionner des durs à cuire comme Frédéric Lefebvre
ou Xavier Bertrand, pas même le timide François Fillon,
qui sait à présent égaler en effronterie le premier
cercle des hommes du Président. Tout vaut mieux que
d’ouvrir la boîte de Pandore judiciaire, en nommant, par
exemple, un juge d’instruction indépendant. Mais la
deuxième vérité est plus gênante. Elle est politique. Et
même Nicolas Sarkozy n’a plus prise sur elle. Il a perdu
la main au soir de sa calamiteuse prestation télévisée
du 12 juillet. Cette vérité tient en quelques mots,
évidents : les Français ont tout compris. Et ils ne
croient plus rien du discours officiel ânonné par les
ministres avec les mêmes formules, aussi fausses
qu’outragées.
Selon un sondage, 62 % d’entre eux n’ont pas été
convaincus par les arguments de Nicolas Sarkozy.
Peut-être bien que les autres non plus mais, pour
beaucoup, les intérêts bien sentis et les préjugés
idéologiques subjuguent la conscience. Rarement la
réalité d’une politique de classe aura été aussi
spectaculairement mise à nu. Au fond, nous sommes tous
en mesure de proposer un synopsis au monsieur d’OSS 117,
s’il persiste dans son projet. Il se résume ainsi. Un
clan au pouvoir (il s’agit évidemment d’une fiction) est
soutenu par les plus grosses fortunes. En retour,
celles-ci ne seront pas inquiétées par le fisc, et
bénéficieront d’une trouvaille appelée « armure
fiscale ». On ne les tracassera pas non plus avec des
histoires de dettes publiques ou de déficit de la
Sécurité sociale. Les salariés paieront. Tout cela est
simple comme bonjour. Laissons la suite à l’imagination
du cinéaste. Il sait que les Français ont un sentiment
aigu d’injustice et que – comble de la provocation – une
réforme qui symbolise toutes les inégalités est l’œuvre
du ministre le plus grossièrement impliqué dans le
scandale ci-dessus. Le cinéaste a évidemment le choix
entre plusieurs fins. L’une consacre la victoire des
coquins. Elle est immorale mais économique. L’autre,
plus ambitieuse, met en scène la colère du peuple. Mais
il lui faut un gros budget. En ces temps d’austérité…
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l’édito en vidéo
À nos lecteurs.
Cette édition 1112-1114 est notre numéro d’été. Nous
espérons que notre dossier sur « le voyage sans avion »,
nourri d’imaginaire plus que de kérosène, vous
intéressera. Et nous vous donnons rendez-vous le 26 août
pour la reprise. Bonnes vacances à tous.
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