|
Opinion
Les nouvelles
obligations d'Obama
Denis Sieffert
Denis Sieffert
Jeudi 5 mai 2011
Pied de nez de l’histoire, ce n’est pas George
W. Bush qui a eu la peau d’Oussama Ben Laden, mais
un président américain qui, un jour de juin 2009,
au Caire, a su trouver les mots justes pour
s’adresser aux musulmans du monde entier.
L’élimination de Ben Laden ne pourra donc être
interprétée comme un épisode du choc des
civilisations. Elle n’ira pas enrichir le tableau de
chasse de ces néoconservateurs qui avaient fait des
attentats du 11 septembre 2001 un effet d’aubaine,
et qui représentaient en réalité l’autre face de la
même idéologie. Intervenue sous la mandature de
George Bush, la capture du fondateur d’Al-Qaïda
aurait encore gonflé d’arrogance cette
administration qui voulait transformer et soumettre
le monde arabo-musulman par le fer et par le feu.
On peut penser, et espérer, que l’exploitation
qu’en fera Barack Obama sera plus modeste. Pour lui,
c’est avant tout une formidable opération de
politique intérieure. Une réponse à une droite qui
l’accusait de faiblesse face au terrorisme, et cela,
dix-huit mois avant l’élection présidentielle. Mais,
paradoxalement, la mort de Ben Laden crée aussi pour
Obama et les pays occidentaux d’impérieuses
obligations dans leurs rapports avec le monde
arabo-musulman. Entre autres devoirs, ils doivent
quitter l’Afghanistan sans délai, et imposer un
règlement juste du conflit israélo-palestinien.
C’est cette suite qui donnera son véritable sens à
cette affaire, et ne la réduira pas dans la mémoire
du monde à des scènes de liesse en pleine nuit à
Times Square et à Ground Zero, là où s’élevaient les
tours jumelles détruites par l’attentat du
11 .-Septembre. Car même si ces manifestations
n’avaient pas non plus la signification négative
qu’elles auraient eue quelques années plus tôt,
elles n’ont pas été exemptes de débordements
nationalistes.
On y a cependant entendu des réflexions de bon
sens : « Maintenant qu’on a eu ce qu’on
cherchait, il faut rentrer à la maison »,
lançait un jeune homme. Allusion précisément à cette
guerre d’Afghanistan entamée au prétexte de
pourchasser Ben Laden, et qui ne devrait plus avoir
de raison d’être aujourd’hui. D’autant plus que
l’enjeu régional est beaucoup plus complexe. Ce
n’est même pas à la frontière pakistano-afghane que
le personnage le plus recherché du monde a été
retrouvé et abattu, le 1er mai, par un commando
héliporté américain. On l’imaginait menant une vie
d’homme traqué, caché dans la montagne ; il vivait
en réalité dans une vaste demeure, entouré de femme
et enfants à quatre-vingts kilomètres de la capitale
pakistanaise, bénéficiant sans doute de protections
à Islamabad. Des protecteurs qui ont fini par
l’abandonner et par fournir l’information décisive
aux renseignements américains. Il a donc été soutenu
jusqu’au sommet de cet État pakistanais, pourtant
officiellement ami de l’Amérique. Cela nous rappelle
que l’histoire mêlée de Ben Laden et des États-Unis
n’a jamais été aussi simple que la fable du Mal et
du Bien dont George Bush berçait l’opinion publique,
et dont il restait des traces naïves, dimanche soir,
dans la fête improvisée de Times Square.
L’homme qui depuis dix ans hantait l’imaginaire
américain, avec sa longue silhouette filiforme, sa
barbe grisonnante, sa djellaba blanche, et un visage
étonnamment doux qui le rendait encore plus
inquiétant, n’était pas sorti d’un grimoire destiné
à exciter les fantasmes occidentaux. Il était, ne
l’oublions pas, un reliquat de la guerre froide.
Quand l’Amérique se battait par procuration contre
l’ennemi soviétique, et recrutait sans principes, en
vertu du seul adage « les ennemis de mes ennemis
sont mes amis ». C’est ainsi que les futurs talibans
et que Ben Laden lui-même reçurent l’aide de la CIA.
C’était en Afghanistan, au début des années 1980. Il
était aussi le produit de cette époque où les
États-Unis n’avaient de cesse d’aider les dictatures
du monde arabo-musulman à liquider leurs oppositions
démocratiques, faisant ainsi le lit des nouveaux
contre-pouvoirs islamistes. Mais Ben Laden lui-même
n’est pas représentatif de cette mouvance. La folie
meurtrière de son mouvement est le produit d’autres
transformations qui l’ont rendu étranger à
l’islamisme politique.
C’est au sens propre un marginal. Et c’est encore
l’Amérique qui a provoqué l’ultime rupture qui l’a
précipité dans le plus aveugle des terrorismes.
Al-Qaïda est née sous sa forme violente en 1992
lorsque Ben Laden, fils d’un riche industriel
yéménite installé en Arabie Saoudite, a reproché à
la dynastie wahhabite d’avoir accueilli sur son sol
des bases américaines pour la première guerre contre
l’Irak de 1991. S’il est schématique de dire que Ben
Laden est la créature des États-Unis, on voit tout
de même à quel point la relation est complexe. Il ne
faut donc pas s’étonner si l’administration la plus
extrémiste de l’histoire américaine et Ben Laden ont
finalement partagé une commune vision du monde,
essentialiste, et structurée par la religion. Une
vision qui a fait trois mille morts à New York, le
11 septembre 2001, et probablement plus de huit
mille de par le monde avec les différents attentats
revendiqués par Al-Qaïda ou attribués à cette
organisation à Nairobi, Bali, Madrid, Ryiad,
Londres, notamment ; et surtout, un million de morts
en Irak, entre les bombes américaines – de loin les
plus meurtrières – et celles d’Al-Qaïda.
Une chose est certaine : le monde musulman ne
vivra pas cet événement comme une humiliation
collective. Pour l’immense majorité de ces peuples,
le chef d’Al-Qaïda n’a jamais été un héros. Au
total, ses attentats ont d’ailleurs fait plus de
victimes en terre d’islam que partout ailleurs. La
haine que l’on a pu éprouver dans certains pays
arabes pour George Bush lui a tout au plus valu
parfois la sympathie du dépit. Cette page était en
grande partie tournée avant même la mort de Ben
Laden. Parce que, nous l’avons dit, Obama ne se
situe pas sur le même terrain que son prédécesseur.
Mais, surtout, parce que le processus
révolutionnaire dans lequel le monde arabe est
engagé depuis cinq mois est en train de recréer des
oppositions démocratiques qui manifestent sous le
signe de la liberté et de revendications sociales.
L’avenir dans lequel se projettent les nouvelles
générations est aux antipodes de celui que leur
destinait Ben Laden. La mort réelle du fondateur
d’Al-Qaïda rejoint en quelque sorte sa mort
symbolique. Ce qui ne veut pas dire que son
mouvement ne continuera pas de frapper ici ou là. On
peut même craindre dans un proche avenir une
recrudescence des attentats pour venger le
« martyr ». L’organisation ne cessera pas d’être
active du jour au lendemain, même si elle subit
aujourd’hui un rude coup, notamment dans sa capacité
à recruter au sein d’une minorité salafiste inspirée
par un personnage qui s’était dessiné peu à peu un
visage de prophète. Cela fait un certain temps déjà
que le numéro deux, l’Égyptien Ayman al-Zawahiri,
est le véritable dirigeant opérationnel. Mais,
surtout, comme l’analyse fort bien Jean-Pierre Filiu [1],
Al-Qaïda fonctionne comme une franchise, avec des
« tendances centrifuges ». C’est un label accordé à
des mouvements locaux qui puisent la justification
de leur action dans des revendications ou des
frustrations régionales. C’est le cas d’Aqmi
(Al-Qaïda du Maghreb islamique), produit de la
guerre civile algérienne, qui rançonne les étrangers
en lisière de l’Algérie, du Mali et du Niger, terre
de très grande pauvreté. Labellisé Al-Qaïda ou non,
le terrorisme a encore un bel avenir parce qu’il
peut aussi bien être l’arme des fanatiques que celle
des faibles.
Hélas, si Barack Obama a spectaculairement rompu
avec l’idéologie du « choc des civilisations », il a
conservé une part de l’héritage de George Bush. Lui
non plus ne manque pas une occasion d’invoquer une
« guerre contre le terrorisme ». Mais le
« terrorisme » n’est pas une idéologie. On a déjà eu
l’occasion de rappeler ici le mot définitif du
dirigeant du FLN algérien Ben M’hidi répliquant à un
officier français qui lui reprochait le recours au
terrorisme : « Donnez-moi vos avions, je vous
donnerai mes bombes. » Le terrorisme disparaîtra
à mesure que disparaîtra l’injustice du monde. Vaste
programme ! Et comment ne pas évoquer ici le conflit
israélo-palestinien, symbole de l’injustice
historique envers le monde arabe, et survivance
anachronique d’une relation coloniale ? Jusqu’à un
règlement juste, il constituera le motif le plus
profond d’incompréhension et de ressentiment du
monde arabe à l’égard de l’Occident et des
États-Unis en particulier. Tant qu’il perdurera,
tous les démagogues l’instrumentaliseront. Ben Laden
n’a pas failli à la règle. On voudrait croire que,
conforté par l’élimination de l’ennemi public numéro
un des États-Unis, Barack Obama va se réinvestir
dans ce dossier délaissé. L’histoire mesurera sa
sincérité à ses tentatives pour régler ce conflit,
ou à ses renoncements. Il n’est d’ailleurs pas sûr
que les dirigeants israéliens, qui haïssent Barack
« Hussein » Obama, comme ils disent, aient apprécié
de devoir le féliciter après l’opération d’Abbottabad.
Ils ne peuvent que nourrir une certaine crainte
alors que leur allié le plus détesté retrouve un peu
de marge de manœuvre au Moyen-Orient. « Justice est
faite », a proclamé solennel Barack Obama à la
télévision. Pas sûr ! Dans l’absolu, un procès
aurait été préférable à cette immersion en pleine
mer d’un corps à la sauvette. Mais plus encore, il
s’agit de savoir ce que le président américain fera,
au Proche et au Moyen-Orient, de sa victoire
symbolique.
Nos lecteurs retrouveront sur notre site le texte
intégral intitulé Pour une insurrection civique
(voir Politis n° 1150) avec la liste exacte des
signataires.
Notes
[1]
Auteur notamment des Neuf Vies d’Al-Qaïda (Fayard),
récemment réédité.
Le
sommaire de Politis
Dernières mises à
jour
|