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Les armées secrètes de l'OTAN (V)
La guerre secrète, activité centrale de la
politique étrangère de Washington
Danièle Ganser
Bâle, le 6 janvier 2010 Le Gladio
n’est pas un épiphénomène de la Guerre froide. Au contraire, la
guerre secrète a commencé durant la Seconde Guerre mondiale et
se poursuit aujourd’hui. Ce n’est pas un outil parmi d’autres
dans la politique étrangère des États-Unis, mais son activité
centrale, ainsi que le montrent à la fois les enquêtes
parlementaires aux États-Unis et en Europe et les travaux des
historiens. Pour comprendre la face cachée du plus puissant État
voyou du monde, nous publions ce cinquième volet de l’étude du
chercheur suisse Danièle Ganser.
Cet article fait suite à:
1. « Quand
le juge Felice Casson a dévoilé le Gladio… »
2. « Quand
le Gladio fut découvert dans les États européens… »
3. « Gladio :
Pourquoi l’OTAN, la CIA et le MI6 continuent de nier »
4. « Les
égouts de Sa Majesté » Après la défaite de l’Allemagne
et de l’Italie, le président états-uniens Harry Truman ordonna
le largage de deux bombes atomiques par l’US Air Force sur les
villes d’Hiroshima et de Nagasaki, puis accepta la capitulation
du Japon. ce fut la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tandis
que l’Europe de l’Ouest était en ruines, l’économie des
États-Unis était en plein essor. Mais, en dépit de cette
puissance économique et militaire, la Maison-Blanche redoutait
l’expansion du communisme dans le monde qu’elle percevait comme
irrésistible. Après les tentatives vainement répétées d’invasion
de l’URSS par les Britanniques et les États-uniens entre 1918 et
1920, l’alliance militaire avec l’Armée rouge ne fut conclue que
dans le but de vaincre Hitler et Mussolini et de libérer
l’Europe. Immédiatement après l’armistice, les hostilités
reprirent de plus belle et les anciens compagnons d’armes se
muèrent en adversaires farouches, ce qui marqua le début de la
Guerre froide. Pendant que les États-Unis sécurisaient l’Ouest
de l’Europe et combattaient la gauche en Grèce, à l’Est, l’URSS
de Staline s’assurait la maîtrise des frontières à partir
desquelles elle avait été envahie au cours des deux guerres
mondiales. Truman voyait d’un mauvais œil l’instauration de
régimes communistes inféodés à Moscou en Pologne, en Allemagne
de l’Est, en Hongrie, en Roumanie et en Tchécoslovaquie ;
suivant une doctrine de souveraineté limitée, Staline plaçait
les États d’Europe de l’Est sous le contrôle des oligarques
locaux, de la brutale Armée rouge et du KGB, les services
secrets soviétiques. Suivant le même raisonnement, Truman était
convaincu de la nécessité de combattre secrètement le communisme
afin de l’affaiblir y compris dans les démocraties souveraines
d’Europe occidentale.
La CIA tenta également de mettre sur pied une armée secrète
en Chine afin d’enrayer l’avancée du communisme, mais elle
échoua quand, en 1949, Mao Zedong prit le pouvoir à la tête du
parti communiste Chinois. L’ancien directeur de la CIA William
Colby se souvient : « Je me suis toujours demandé si le réseau
stay-behind que nous avions bâti aurait pu fonctionner sous un
régime soviétique. Nous savons que les tentatives de mettre en
place de telles organisations dans l’urgence ont échoué en Chine
en 1950 et au Nord Vietnam en 1954. » Après qu’eut éclaté la
guerre de Corée en 1950, le long de la fragile frontière qui
sépare le Sud sous contrôle US du Nord communiste, l’armée
états-unienne tenta de réduire l’influence du communisme en
Corée du Nord, mais en vain. La CIA essaya également de prendre
le contrôle de plusieurs pays d’Europe de l’Est au moyen
d’opérations clandestines et d’armées secrètes, sans plus de
succès. Colby rappelle les efforts de la CIA pour lever des
armées anticommunistes : « Nous savons que les tentatives pour
les commander depuis l’étranger furent percées à jour et mises
en échec par la police secrète en Pologne et en Albanie dans les
années cinquante ». [1]
Dans les pays que l’on nomme le Tiers Monde, en Afrique, en
Amérique Latine et dans certaines régions d’Asie, les
populations adoptèrent des variantes du communisme et du
socialisme qu’elles croyaient capables de leur apporter une
meilleure répartition des richesses et l’indépendance vis-à-vis
de l’Occident capitaliste et industrialisé. En Iran, Mossadegh
adopta un programme socialiste et tenta de distribuer une partie
des revenus du pétrole à la population. Après l’Inde qui se
libéra de l’emprise britannique, l’Afrique s’engagea elle aussi
dans une lutte anticoloniale de gauche qui culmina en 1960
lorsque le Cameroun, le Togo, Madagascar, la Somalie, le Niger,
le Nigeria, le Tchad, le Congo, le Gabon, le Sénégal, le Mali,
la Côte d’Ivoire, la Mauritanie et la République Centrafricaine
déclarèrent leur indépendance. En Asie du Sud-Est, suite au
retrait des forces d’occupation japonaises, les Philippines et
le Vietnam virent l’émergence de puissants mouvements
anticoloniaux communistes et de gauche qui provoquèrent au
Vietnam la guerre d’Indochine puis la seconde guerre contre les
États-uniens, qui ne prit fin qu’en 1975, avec la victoire des
communistes.
Dans l’esprit des stratèges de la Maison-Blanche, la guerre
ne s’acheva pas en 1945 [2],
elle évolua plutôt vers une forme silencieuse et secrète de
conflit où les services secrets devinrent les instruments
privilégiés dans l’exercice du pouvoir. Fin 1944, le président
états-unien Roosevelt suivit la suggestion de William Donovan,
qui pendant la guerre avait dirigé l’Office of Strategic
Services (OSS), et tenta de créer un nouveau service chargé de
mener en temps de paix des opérations spéciales à l’étranger,
dirigées contre les communistes et d’autres ennemis désignés des
USA. Mais ce plan ne plut pas à J. Edgar Hoover, directeur du
FBI, qui craignait que ses services ne perdent de leur
influence. Hoover transmit donc des copies du mémorandum de
Donovan [3]
et de l’ordre de Roosevelt à un journaliste du Chicago
Tribune qui titra le 9 février 1945 : « Nouvelle Donne dans
l’espionnage - des barbouzes nous surveilleront - les citoyens
espionnés - une super-Gestapo est à l’étude ». Le Tribune
rapporta que : « Dans les hautes sphères où circulent le
mémorandum et le projet d’ordre, cette unité, dont on envisage
la création, est surnommée “la Gestapo de Frankfurter” », en
référence au juge de la Cour suprême Frankfurter et à la
terrible police secrète allemande. L’article révélait en outre
que le nouveau service secret était destiné à mener une guerre
clandestine et « devrait effectuer (...) des opérations de
subversion à l’étranger (...) et disposerait de tous les
personnels de l’aéronavale et de l’armée de Terre nécessaires à
sa mission ». [4]
Comme le souvenir de la Gestapo était toujours très frais
dans les mémoires, les citoyens états-uniens s’indignèrent et le
tollé provoqué eut raison de la proposition de Donovan, à la
grande satisfaction du directeur du FBI Hoover. Cependant, dans
les cercles du pouvoir, les discussions autour de la fondation
d’un nouveau service se poursuivirent mais, cette fois, dans le
plus grand secret. Après la mort de Roosevelt, Harry Truman émit
une directive qui ordonnait la création d’un nouveau service
secret actif en temps de paix, le Central Intelligence Group
(CIG). Au cours d’une soirée plutôt excentrique organisée pour
l’occasion à la Maison-Blanche, il remit à chacun des invités un
imperméable noir, un chapeau noir, une fausse moustache noire et
une dague en bois et annonça que le premier directeur du CIG,
l’amiral Sidney Souers, allait devenir « directeur de
l’espionnage centralisé ». [5]
Le CIG n’était qu’une agence provisoire fantoche et Truman
comprit rapidement qu’il fallait renforcer les moyens d’action
officieux de la Maison-Blanche. C’est pourquoi, en juillet 1947,
fut promulgué le
National Security Act qui entérinait la création de
la « Central Intelligence Agency » (CIA) et du « National
Security Council » (NSC). Cette fois, la presse ne dit pas un
mot de la « Gestapo américaine ». Composée du président
lui-même, du vice-président, du secrétaire d’État, du ministre
de la Défense, du directeur de la CIA, du conseiller pour la
Sécurité nationale, du président du Conseil de l’état-major
interarmes, d’autres personnalités de premier plan et de
conseillers spéciaux, le « National Security Council » est
devenu véritablement le groupe le plus influent de
Washington » [6].
Comme souvent au cours de l’histoire, cette concentration du
pouvoir entre les mains de la Maison-Blanche et du NSC conduisit
à des abus. Encore aujourd’hui, au XXIe siècle, le NSC demeure
« une institution particulière, connue pour avoir, par le passé,
souvent agi à la limite de la légalité ». [7] [8]
La principale vocation du National Security Act était
de fournir un cadre « légal » aux opérations secrètes des
États-Unis et aux guerres secrètes qu’ils menaient contre
d’autres pays en confiant à la CIA la charge d’« assumer les
fonctions et les missions de renseignement relatives à la
Sécurité nationale que le NSC peut être amené à lui commander
ponctuellement » [9].
Sans ironie délibérée, cette phrase est quasiment la copie mot
pour mot de ce qu’avait révélé Hoover en 1945. En même temps
qu’elle garantissait aux opérations secrètes menées par les
États-uniens une base légale solide, cette formulation très
vague permettait d’éviter de contrevenir ouvertement à un grand
nombre de lois, dont la Constitution de 1787, ainsi que de
nombreux traités internationaux. Le directeur adjoint de la CIA
Ray Cline qualifia à juste titre cette disposition de « clause
fourre-tout élastique » [10].
Clark Clifford déclara plus tard :« Nous ne les avions pas
mentionnées [les opérations spéciales] explicitement parce que
nous sentions que ça pourrait porter atteinte à intérêt national
d’avouer publiquement que nous pourrions nous livrer à de tels
agissements » [11].
Le premier pays contre lequel la Maison-Blanche dirigea ce
nouvel instrument fut l’Italie. Dans le premier document
immatriculé émanant du NSC, le NSC 1/1 daté du 14 novembre 1947,
on peut lire l’analyse suivante : « Le gouvernement italien,
idéologiquement attaché à la démocratie occidentale, est faible
et sujet aux attaques continuelles d’un puissant parti
communiste » [12].
C’est pourquoi, au cours de l’une de ses premières réunions, le
jeune NSC adopta le 19 décembre 1947 la Directive NSC 4-A
qui ordonnait au directeur de la CIA Hillenkoetter
d’entreprendre une large série d’actions clandestines destinées
à écarter le risque d’une victoire des communistes lors des
élections italiennes imminentes [13].
La Directive NSC 4-A était classée top secret du fait du
caractère particulièrement sensible des interventions
clandestines des États-uniens en Europe de l’Ouest. Il
n’existait que trois copies du document, dont l’une était
« jalousement gardée [par Hillenkoetter] dans le bureau du
directeur, où les membres qui “n’avaient pas besoin de savoir”
ne pourraient le trouver ». George F. Kennan du département
d’État en possédait un second exemplaire [14].
La « raison de tout ce secret était évidente », d’après les
archives officielles de la CIA, car « certains citoyens de ce
pays auraient été horrifiés d’apprendre le contenu de la NSC
4-A » [15].
Les opérations visant à affaiblir les communistes italiens
furent un succès. Le président Truman devint un grand partisan
du recours aux missions secrètes et demanda que le champ
d’action de la CIA s’étende à d’autres pays que l’Italie. Ainsi,
le NSC vota le 18 juin 1948 la célèbre directive NSC 10/2 [16]
autorisant la CIA à effectuer des missions clandestines dans
tous les pays du monde et instaurant au sein de l’Agence un
service des opérations secrètes baptisé « Office of Special
Projects », nom qui fut rapidement remplacé par l’appellation
moins évocatrice de « Office of Policy Coordination » ou OPC, le
Bureau de Coordination Politique. La directive NSC 10/2
chargeait l’OPC de « la planification et l’exécution des
opérations spéciales ». Par « opérations spéciales », le texte
désignait toutes les activités « menées et financées par ce
gouvernement contre des États ou groupes étrangers hostiles ou
en soutien à des États ou des groupes étrangers amis, mais qui
sont conçues et exécutées de telle manière que l’implication du
gouvernement américain n’apparaisse pas aux personnes non
autorisées et que celui-ci puisse démentir toute responsabilité
le cas échéant ». La directive NSC 10/2 prévoyait que les
opérations secrètes « incluent toute activité liée à la
propagande, à la guerre économique, à l’action préventive
directe (mesures de sabotage, d’antisabotage, de démolition et
d’évacuation), à la subversion à l’encontre de régimes hostiles
(par le soutien aux mouvements de résistance clandestins, à la
guérilla et aux groupes de libération de réfugiés) et
l’assistance aux éléments anticommunistes dans les pays menacés
du monde libre ». Les dispositions du texte NSC 10/2
comportaient la mise en place des armées anticommunistes
secrètes du réseau Gladio en Europe de l’Ouest, mais excluaient
tous les actes de guerre conventionnelle et les missions de
renseignement : « Elles ne concernent pas les conflits armés
opposant des forces militaires régulières, l’espionnage, le
contre-espionnage et l’utilisation de la clandestinité ou de la
dissimulation dans le cadre d’opérations militaires » [17].
Somme toute, cette directive NSC 10/2 contredisait toutes les
valeurs et les principes prônés par le président des États-Unis
lorsqu’il exposa en mars 1947 sa fameuse « Doctrine Truman ».
Suite à la Seconde Guerre mondiale, cinq années avaient suffi
aux États-Unis pour établir un puissant complexe de
renseignement opérant à l’intérieur comme à l’extérieur des
frontières du pays et en dehors de tout contrôle démocratique.
« Au moment où j’ai créé la CIA, je n’ai pas pensé un seul
instant qu’elle se spécialiserait un jour dans les coups tordus
en temps de paix », déclara un Truman affaibli, après avoir
quitté ses fonctions [18].
En 1964, huit ans avant sa mort, l’ancien président se défendit
une nouvelle fois d’avoir voulu faire de la CIA « une agence
internationale impliquée dans des actions troubles ». Mais le
complexe du renseignement états-unien avait alors totalement
échappé à son contrôle. L’historien britannique Christopher
Andrew résume ainsi les sentiments de l’ex-président : « Durant
les 20 ans qui suivirent son départ de la Maison-Blanche, Truman
sembla parfois surpris, voire horrifié, du poids et de
l’influence acquis par le milieu du renseignement qu’il avait
lui-même créé » [19].
Un autre fanatique des opérations secrètes et adversaire
farouche du communisme, George Kennan, membre du département
d’État sous l’administration Truman, fut lui aussi un ardent
partisan de la directive NSC 10/2 et de l’intervention de la CIA
en Italie et ailleurs. Cependant, à l’instar de Truman, il avait
conscience des risques auxquels s’exposaient les États-Unis.
« Après tout, le pire qui puisse nous arriver dans cette lutte
contre le communisme c’est de devenir comme ceux que nous
combattons », fit remarquer Kennan dans un télégramme devenu
célèbre [20],
faisant ainsi référence au gouvernement secret, aux structures
totalitaires et à la manipulation des gouvernements étrangers,
pratiques caractéristiques de l’Union soviétique. Trente ans
plus tard, Kennan, alors sur la fin de sa vie reconnut : « Tout
ne s’est pas passé exactement comme je l’avais imaginé » [21]
Afin de garantir la possibilité d’un démenti crédible, la
majorité des décisions, des déclarations et des transcriptions
des réunions du NSC demeura confidentielle. Cependant, suite au
scandale du Watergate, des membres du Congrès US furent mandatés
pour enquêter sur la CIA et le NSC et découvrirent que « les
élections nationales de 1948 en Europe avaient été la principale
raison de la création de l’OPC ». C’est donc la menace
communiste planant sur l’Europe de l’Ouest qui décida du début
des opérations spéciales de la CIA, après la Seconde Guerre
mondiale. « En finançant les partis du centre et en développant
des stratégies médiatiques, l’OPC tenta d’influer sur le
résultat des élections, avec un succès considérable », indique
le rapport final que présentèrent les sénateurs en 1976. « Ces
activités constituaient la base de l’ingérence clandestine dans
la politique intérieure qui fut pratiquée pendant 20 ans. En
1952, pas moins de 40 projets d’action en cours ont été recensés
dans un seul pays d’Europe centrale. » Sur ordre exprès du
Pentagone, les missions de l’OPC incluaient aussi la
constitution du réseau d’armées secrètes Gladio en Europe de
l’Ouest : « Jusqu’en 1950, les activités paramilitaires de l’OPC
(également appelées « action préventives ») se limitaient à la
conception et à la préparation des réseaux stay-behind en
vue d’une guerre future. À la demande du Joint Chiefs of Staff,
le Conseil de l’État-major interarmes, ces opérations préparées
par l’OPC se concentraient, une fois encore, sur l’Europe de
l’Ouest et visaient à appuyer les forces de l’OTAN contre une
offensive des Soviétiques. » [22]
Pour diriger l’OPC, George Kennan choisit Frank Wisner [23],
un avocat d’affaires originaire du Mississippi qui avait
commandé des détachements de l’OSS à Istanbul et à Bucarest
pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’image de Wisner, la
majorité des officiers de l’OPC étaient « des blancs issus des
vieilles familles riches de la bonne société anglo-saxonne (...)
ayant hérité de l’attitude de l’establishment britannique à
l’égard des gens de couleur » [24].
Wisner veillait scrupuleusement à la confidentialité de la
directive NSC 10/2. « Chaque fois qu’un membre de l’OPC voulait
consulter le document, il devait signer un registre spécial.
Puis on lui remettait l’un des trois exemplaires que Wisner
gardait dans un coffre-fort dans son bureau. » [25]
Les membres du nouveau service des opérations spéciales OPC
travaillaient dans un esprit d’agressivité, d’enthousiasme, de
secret et une certaine absence de moralité. Au cours de l’une de
ses premières réunions en présence de Hillenkoetter et Kennan,
le 6 août 1948, Wisner insista pour pouvoir exploiter au maximum
les possibilités offertes par la directive NSC 10/2 et demanda
« carte blanche » pour choisir lui-même ses « méthodes
d’action ». Il souhaitait mener des opérations secrètes comme il
l’entendait, sans être contraint par aucun code ou aucune
« méthode existante », il reçut l’aval de Hillenkoetter et
Kennan [26].
En sa qualité de directeur de l’OPC, Wisner devint
l’architecte en chef du réseau d’armées secrètes d’Europe de
l’Ouest. « Frank Wisner de l’OPC avait chargé son adjoint Frank
Lindsay de coordonner le réseau stay-behind en Europe »,
révéla la presse belge après la découverte des armées Gladio.
Comme son patron, Lindsay avait été formé au sein de l’OSS
pendant la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie où il avait pu
observer de près les tactiques communistes. Toujours selon les
journalistes belges, Lindsay « envoya William Colby (qui dirigea
la CIA entre 1973 et 1976) en Scandinavie et Thomas Karamessines
en Grèce où celui-ci pouvait compter sur le soutien du KYP, les
services secrets grecs » [27].
À mesure que les États-Unis intensifiaient leurs opérations
spéciales, l’OPC se développa ; un an après la nomination de
Wisner à sa tête, il comptait 300 employés et 7 antennes à
l’étranger engagées dans de nombreuses missions clandestines
diverses. Trois ans plus tard, en 1951, ses effectifs
regroupaient 2 812 employés travaillant sur le territoire
américain et 3 142 agents rattachés à l’une des 47 antennes
réparties dans le monde entier et son budget annuel était passé
de 4,7 à 82 millions de dollars [28].
Bedell Smith, qui succéda à Hillenkoetter à la tête de la CIA,
dut reconnaître en mai 1951 que « le champ des opérations
secrètes de la CIA dépassait déjà largement le cadre prévu par
la directive NSC 10/2 » [29].
Leur expansion fut telle que même un faucon tel que « Smith se
montra préoccupé de l’importance et de la croissance
exponentielle du budget de l’OPC » [30].
Allen Dulles, qui prit la direction de la CIA après le départ
de Smith en 1953, était convaincu que les opérations secrètes
étaient une arme formidable pour lutter contre le communisme et
défendre les intérêts états-uniens à l’étranger. Il supervisait
le travail du directeur de l’OPC Frank Wisner et de son adjoint
Frank Lindsay, qui, sur le dossier des armées secrètes,
collaborait lui-même étroitement avec Gerry Miller, le chef du
bureau de la CIA en Europe de l’Ouest. Miller et d’autres hauts
responsables de l’Agence recrutaient des agents qu’ils
envoyaient ensuite en Europe pour bâtir les réseaux
stay-behind. Parmi ces recrues figurait William Colby, qui
fut plus tard directeur de la CIA. Comme de nombreux soldats
clandestins, Colby avait travaillé pour l’OSS pendant la guerre
et avait été parachuté dans la France occupée afin d’assister la
Résistance. Il avait ensuite été exfiltré avant d’être à nouveau
parachuté en Norvège peu avant la fin du conflit avec pour
mission de faire exploser des convois. En avril 1951, Colby fur
reçu par Miller dans son bureau. Les deux hommes se
connaissaient bien, Miller ayant dirigé les opérations de l’OSS
en Norvège. Tous deux considéraient que la guerre ne s’était
jamais vraiment terminée. Miller affecta Colby à l’unité de Lou
Scherer, au sein de la division scandinave du bureau européen de
la CIA : « OK Bill, continue comme ça ». Miller dit ensuite :
« Ce que nous voulons c’est un bon réseau de renseignement et de
résistance fiable, sur lequel on puisse compter si les Ruskoffs
se mettent à envahir la région. On a un plan d’action ici, mais
il faut encore l’éprouver et l’appliquer sur le terrain. Tu
travailleras avec Lou Scherer jusqu’à ce qu’on décide des
nouvelles opérations à mener. » [31]
Colby fut ensuite formé par la CIA en vue de sa mission,
bâtir un réseau Gladio en Scandinavie - « En pratique, l’une des
principales tâches de l’OPC consistait à tout préparer en
prévision d’une possible invasion soviétique de l’Europe de
l’Ouest. Et, dans l’hypothèse où les Russes auraient réussi à
contrôler une partie voire l’ensemble du continent », expliqua
Miller, « l’OPC souhaitait disposer des réseaux de partisans
armés et organisés à opposer à l’occupant », raconte Colby dans
ses mémoires. « Cette fois, disait Miller, le but était de créer
cette capacité de résistance avant que survienne l’occupation,
et avant même le début de l’invasion ; nous étions déterminés à
l’organiser et à l’équiper sans attendre, pendant que nous
avions encore le temps de le faire correctement et avec un
minimum de risques », écrivit l’ancien agent qui jugeait alors
l’opération pleinement justifiée. « Dans tous les pays
susceptibles de subir une invasion soviétique, l’OPC avait donc
entrepris un vaste programme de construction de ce que l’on
appelle dans le milieu du renseignement des “réseaux
stay-behind”, c’est-à-dire des structures clandestines
composées d’hommes entraînés et équipés pour se livrer à des
actes de sabotage et d’espionnage le moment venu. » Pour ce
faire, Miller envoya des agents de la CIA dans chacun des pays
d’Europe de l’Ouest et « confia [à Colby] la mission d’organiser
et de monter ce type de réseau en Scandinavie » [32].
L’intervention des États-Unis en Europe de l’Ouest fut conduite
« dans le plus grand secret », précise-t-il. « J’ai donc reçu la
consigne de ne parler de mon travail qu’à un cercle restreint de
personnes de confiance que ce soit à Washington, au sein de
l’OTAN ou en Scandinavie » [33].
Au sein de l’OTAN, le centre de commandement situé au
Pentagone, à Washington, était informé en détail du
développement des armées secrètes Gladio tandis qu’en Europe, le
SACEUR, toujours un officier états-unien, supervisait
étroitement le réseau ainsi que les autres organes de décision :
le CPC et l’ACC. Un document interne du Pentagone datant de 1957
et tenu secret jusqu’en 1978, révèle l’existence d’une Charte
du CPC définissant les fonctions du Comité vis-à-vis de
l’OTAN, du SHAPE et des services secrets européens ;
malheureusement, le contenu même de la charte n’a pas été
dévoilé. Le document en question est un mémorandum adressé au
Conseil de l’État-major interarmes le 3 janvier 1957 par le
général Leon Johnson, représentant des États-Unis au comité
militaire de l’OTAN. Johnson réagit à des plaintes du SACEUR de
l’époque, le général Lauris Norstad, au sujet du manque
d’information qu’il reçut pendant la crise de Suez en 1956 :
« Le SACEUR a émis l’opinion que le renseignement transmis au
SHAPE par les autorités nationales pendant la récente période de
tensions était insuffisant. Il souhaite que toute redéfinition
des règles de communication du renseignement au SHAPE tende vers
une meilleure transmission des informations confidentielles. »
C’est dans ce contexte que le SACEUR Norstad tenta de
remédier à la situation par le biais du CPC : « En outre, le
SACEUR remarque en note a) que la note b), la charte du CPC, ne
contient aucune disposition interdisant d’envisager des
opérations clandestines en temps de paix. Il préconise
spécifiquement que le CPC du SHAPE soit autorisé : a) à étudier
les besoins immédiats en renseignement du SHAPE ; b) à envisager
par quelles manières les services secrets nationaux peuvent
contribuer à améliorer la transmission d’informations au
SHAPE. » Contrairement au SACEUR Norstad, le général Johnson
pensait que la charte du CPC interdisait à celui-ci d’être
utilisé à cette fin. Dans son mémorandum, Johnson écrivait :
« S’il n’existe dans la note b) [la charte du CPC] aucune
disposition interdisant clairement à celui-ci d’envisager des
activités de renseignement, je pense tout de même qu’il
s’agirait d’une extension injustifiée de ses attributions. C’est
ainsi que je comprends la note b) : le CPC a été créé à seule
fin d’organiser en temps de paix les moyens par lesquels le
SACEUR pourrait remplir sa mission dans le cas d’une guerre. Il
me semble que revoir les modalités de transmission du
renseignement, quelle qu’en soit la source, au SHAPE devrait
être l’affaire des agences de renseignement régulières. » Le
général concluait donc : « Je vous recommande de ne pas
approuver une extension du champ d’activités du CPC (...) Leon
Johnson » [34].
Parallèlement au Pentagone, les Forces Spéciales US étaient
elles aussi directement engagées dans cette guerre secrète
contre les communistes d’Europe de l’Ouest puisqu’elles
entraînaient, aux côtés des SAS, les membres des réseaux
stay-behind. Suite au démantèlement de l’OSS après la fin de
la Seconde Guerre mondiale, les Forces Spéciales avaient été
recréées aux États-Unis en 1952 et leur quartier général
installé à Fort Bragg, en Virginie. Le général McClure y établit
un Centre de la guerre psychologique et, à l’été 1952, les
unités, au nom trompeur de 10e Groupe des Forces Spéciales,
commencèrent leur entraînement sous le commandement du colonel
Aaron Bank [35].
Le groupe avait adopté l’organisation de son prédécesseur,
l’OSS, dont il avait hérité la charge de mener des missions de
sabotage, de recrutement, d’équipement et d’entraînement de
guérilleros dans le but de créer un potentiel de résistance en
Europe de l’Est et de l’Ouest [36].
Comme le précisa le colonel Bank, l’entraînement des Forces
Spéciales incluait « l’organisation de mouvements de résistance
et la coordination des réseaux qui les composent » ainsi que
« les opérations de guérilla avec leurs différents aspects
organisationnels, tactiques et logistiques mais aussi la
démolition spécialisée, l’utilisation de communications radio
cryptées, la survie, la technique Fairbairn de combat au corps à
corps et le tir instinctif » [37].
La brochure de recrutement spécifiait aux jeunes hommes
volontaires pour intégrer les Forces Spéciales US que les
candidats devaient idéalement parler une ou plusieurs langues
européennes. Les conditions imposaient : « d’être âgé d’au moins
21 ans, d’avoir au minimum le grade de sergent, d’avoir suivi ou
d’être volontaire pour suivre une formation de parachutiste, de
maîtriser les langues [européennes] et/ou d’avoir voyagé en
Europe ; d’avoir d’excellents états de service, etc. Tous les
postulants devaient être prêts à être parachutés et à opérer
derrière les lignes ennemies en tenue civile ou militaire. » [38]
C’est au cœur de l’Allemagne vaincue que les Forces Spéciales
US nouvellement créées furent déployées en premier. En novembre
1953, le 10e Groupe installa sa première base à l’étranger dans
un ancien bâtiment de la Waffen SS construit sous le IIIe Reich
en 1937 : la Flint Kaserne à Bad Tölz, en Bavière. Par la suite,
un quartier général servant de base aux opérations des Forces
Spéciales fut établi au Panama et un autre à Okinawa, pour les
interventions en Asie du Sud-Est. Quand le scandale du Gladio
éclata en 1990, on découvrit que certains Gladiateurs avaient
été formés à Bad Tölz et que les combattants clandestins de
nombreux pays européens avaient subi un entraînement spécial
fourni par les Bérets Verts, vraisemblablement à Fort Bragg, aux
USA [39].
Le commandant du Gladio en Italie, le général Serravalle
relata qu’en 1972, les Gladiateurs italiens s’étaient rendus à
Bad Tölz, à l’invitation des Bérets Verts [40].
« J’ai rendu visite au 10e Groupe des Forces Spéciales à Bad
Tölz, dans les anciens baraquements des SS à au moins deux
occasions. Ils étaient sous le commandement du colonel Ludwig
Fastenhammer, un véritable Rambo avant l’heure », se souvint le
général. « Durant les briefings précédant les missions que j’ai
mentionnées précédemment (contre-insurrection, assistance aux
groupes de résistants locaux, etc.) j’ai demandé à plusieurs
reprises s’il existait un plan d’action combiné entre leur
groupe et les différentes unités stay-behind, et
notamment le Gladio. » Serravalle dit avec un sourire : « Pas
besoin d’être grand clerc pour comprendre que si une unité X est
chargée d’appuyer, en temps de guerre, dans un territoire Y, un
mouvement de résistance dirigé par une unité secrète Z, il doit
bien exister entre X et Z, déjà en temps de paix, une certaine
coopération, ne serait-ce qu’à l’état embryonnaire », on pouvait
donc s’attendre à un plan d’action concerté entre les Bérets
Verts, les SAS britanniques et le Gladio. « Alors qu’en fait
non », prétendit Serravalle. « En réalité, en cas de guerre, les
Forces Spéciales basées à Bad Tölz devaient infiltrer nos pays
et s’engager dans des opérations de résistance et
d’insurrection. Comment nos Gladiateurs les auraient-ils
accueillis ? À coups de fusil, ça, j’en suis sûr, en les prenant
à tort pour des Spetzsnaz, les unités d’élite de l’Armée rouge.
L’une des règles de la guerre de partisans veut qu’en cas de
doute, vous tiriez d’abord et que, ensuite, vous alliez voir qui
vous avez abattu. » [41]
Les Forces Spéciales US étaient constamment en rapport avec
le département des opérations spéciales de la CIA avec lequel
elles collaboraient. Quand elles s’installèrent à Fort Bragg en
1952, l’OPC fut rebaptisé « Directorate of Plans » (DP), et
Wisner fut nommé à sa tête. Avec le directeur de la CIA Allen
Dulles, il multiplia les opérations clandestines états-uniennes
dans le monde entier. Dulles autorisa les tentatives
d’assassinats de la CIA sur Castro et Lumumba ainsi que les
expérimentations à base de LSD à l’insu de sujets dont certains
finirent par se suicider en se jetant du haut de gratte-ciel.
Wisner et Dulles planifièrent le coup d’État de 1953 contre le
Premier ministre iranien Mossadegh et celui qui renversa le
socialiste Arbenz au Guatemala en 1954. Deux ans plus tard, en
parlant du président indonésien Sukarno accusé de dériver un peu
trop à gauche, Wisner transmis cet ordre au chef de la division
Asie du Sud-Est de son service Alfred Ulmer : « Il est temps de
donner une bonne leçon à ce Sukarno » [42].
Wisner et Dulles ne voyaient aucune limite à ce que leur
permettaient leurs guerres secrètes et leurs actions
terroristes. Mais lorsque les opérations clandestines menées
contre Fidel Castro et le régime cubain échouèrent, notamment
lors du fiasco de la baie des Cochons en 1961, le président
Kennedy, furieux, renvoya Dulles et nomma John McCone à son
poste.
Pendant tout le temps qu’il passa à la tête de la CIA, Allen
Dulles fut le cerveau de la guerre secrète contre les
communistes. Quand fut découverte l’existence des armées Gladio
d’Europe de l’Ouest en 1990, un ancien officier du renseignement
de l’OTAN, qui préféra conserver l’anonymat, expliqua que « bien
que l’opération stay-behind ne débutât officiellement
qu’en 1952, l’idée existait en réalité depuis longtemps, depuis
qu’elle avait germé dans la tête d’Allen Dulles » [43].
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le patron de la CIA avait
été en poste à Bern, dans la Suisse neutre, d’où il avait
coordonné les opérations secrètes menées contre l’Allemagne
nazie, entretenant des contacts avec l’OSS états-unien et avec
les services secrets britanniques. Diriger des armées
clandestines en Europe de l’Ouest n’était pas seulement son
travail, c’était devenu sa grande passion. Des rapports publiés
en Belgique au moment de la découverte de Gladio précisaient :
« Allen Dulles voit dans le projet [Gladio] (...) outre
l’instrument de la résistance contre une invasion soviétique,
une arme contre l’accession au pouvoir des communistes dans les
pays concernés ! » [44]
Alors que la CIA continuait de livrer ses guerres secrètes,
Wisner commença à éprouver des remords et sa mauvaise conscience
ne lui laissa bientôt plus aucun répit. Allen Dulles « avait une
théorie selon laquelle les tourments auxquels était en proie
Wisner provenaient de la nature de son travail » [45].
Devenu progressivement incapable d’effectuer « les sales
besognes » de la CIA en Europe, en Afrique, en Amérique latine
et en Asie, Wisner fut remplacé en 1958 par Richard Bissel qui
occupa le poste pendant 4 ans jusqu’à ce que Richard Helms soit
nommé directeur adjoint chargé des Opérations en 1962. À cette
époque, l’état psychologique de l’architecte du Gladio Frank
Wisner ne cessa de se détériorer jusqu’à ce que, en 1965, il
finisse par se tirer une balle dans la tête [46].
La même année, Richard Helms fut promu directeur de la CIA et,
lors des funérailles de Wisner, il lui rendit hommage pour son
travail en faveur des opérations spéciales, le rangeant au
nombre « des pionniers qui ont eu cette responsabilité parfois
si lourde à porter (...) de servir leur pays dans l’ombre » [47].
Helms lui-même eut d’ailleurs à faire face à ses responsabilités
lorsqu’il dut témoigner dans les années soixante-dix du rôle
joué par la CIA dans le coup d’État qui renversa Salvador
Allende. Alors directeur de la CIA, Helms mentit effrontément
aux sénateurs en niant que la CIA ait jamais tenté d’empêcher
Salvador Allende d’être élu président du Chili : « Il fallait
que je donne mon accord pour tous les projets - je l’aurais
forcément su ». Quand le mensonge fut découvert, en février
1973, Helms fut contraint de démissionner de son poste de
directeur de la CIA et dut s’acquitter d’une amende de 2 000
dollars pour s’être parjuré devant le Sénat [48].
En raison de l’abondance de détails qu’il fournit dans ses
mémoires, William Colby demeure le plus célèbre agent de la CIA
impliqué dans l’Opération Gladio. Cependant, il connut, lui
aussi, une fin tragique. Après avoir soutenu la création des
réseaux secrets en Scandinavie, ce soldat de la Guerre froide
fut transféré au bureau romain de la CIA en 1953 afin d’y
combattre le communisme italien et de collaborer à
l’installation du Gladio local. Combattant sur tous les champs
de bataille de la Guerre froide, Colby quitta l’Italie en 1959
pour Saigon où il dirigea les opérations clandestines de la CIA
menées au Vietnam et au Laos. Parmi ces mission, l’Opération
Phoenix visait à détruire l’organisation clandestine du Vietcong
et à liquider physiquement ses membres [49].
Interrogé par le Congrès états-unien en 1971, Colby reconnut que
l’intervention qu’il avait dirigée avait entraîné la mort de
plus de 20 000 Vietcongs mais refusa de préciser si la torture
avait joué un rôle quelconque dans ces morts, il déclara
simplement : « Je ne prétendrai pas que personne n’a été tué ou
exécuté au cours de l’opération. Je pense en effet que c’est
arrivé, malheureusement » [50].
En 1973, le département des opérations spéciales fut à nouveau
rebaptisé, il prit le nom de « Directorate of Operations » (DO)
et Colby remplaça Thomas Karamessines comme directeur adjoint
chargé des Opérations. Quand Helms fut contraint de démissionner
la même année, le président Nixon nomma Colby à la tête de la
CIA, poste qu’il occupa avant de démissionner lui aussi en 1976,
à cause du scandale du Watergate. William Colby se noya dans une
rivière du Maryland en 1996, il avait 76 ans.
Il fut remplacé à la direction de la CIA par George H. Bush
senior, nommé sous l’administration Ford, qui dirigea depuis
Washington les opérations secrètes des réseaux d’Europe de
l’Ouest. Puis G. H. Bush fut appelé par Reagan à la
vice-présidence, mais il ne cessa pas pour autant de financer
les guerres secrètes, au nombre desquelles la fameuse affaire
des Contras au Nicaragua. En 1990, quand le Premier ministre
italien révéla l’existence des armées secrètes mises en place
par la CIA, George H. Bush, alors président des États-Unis, se
consacrait aux préparatifs de la guerre du Golfe. Pour
convaincre une population plutôt réticente à l’idée d’entrer en
guerre, il fallut recourir à une manipulation susceptible
d’aiguiser l’appétit de vengeance des États-uniens. Le 10
octobre, une jeune fille de 15 ans, présentée sous le seul nom
de « Nayirah », témoigna, en larmes, devant la Commission des
droits de l’Homme du Congrès qu’alors qu’elle travaillait comme
bénévole dans un hôpital au Koweït après l’invasion du pays,
elle avait vu des soldats irakiens entrer dans le bâtiment et
retirer brutalement les nouveaux-nés des couveuses dans lesquels
ils se trouvaient et les avaient « abandonnés à même le sol
froid, les condamnant ainsi à une mort certaine » [51].
L’histoire des couveuses provoqua un vif émoi parmi la
population, que le président s’empressa d’alimenter en martelant
les faits, discours après discours, et ajoutant même que 312
bébés avaient ainsi trouvé la mort. Bush fut si convaincant que
l’information fut reprise par Amnesty International. Ce n’est
qu’une fois la guerre terminée que l’on découvrit que la jeune
fille en question n’avait jamais travaillé au Koweït et qu’elle
se trouvait être la propre fille de l’ambassadeur koweitien à
Washington, ce que savaient pertinemment ceux qui avaient
organisé l’audience du 10 octobre [52].
Amnesty International dut, à regret, revenir sur ses propos ; en
février 1992, Middle East Watch déclara qu’il s’agissait
« purement et simplement de propagande de guerre » [53]
Plus de 10 ans après, George W. Bush Junior tenta à nouveau de
manipuler les sentiments du peuple états-unien en annonçant que
l’Irak cherchait à développer des armes chimiques, biologiques
et atomiques et que le président Saddam Hussein était impliqué
dans les attentats du 11 Septembre 2001.
En décembre 1990, Bush père essuya les vives critiques du
Parlement européen. Dans une résolution qui fut transmise à la
Maison-Blanche et à l’administration états-unienne, l’Union
Européenne condamnait fermement les manœuvres secrètes des
États-Unis. Elle déclarait officiellement « condamner la
création clandestine de réseaux de manipulation et d’action et
appeler à l’ouverture d’une enquête approfondie sur la nature,
la structure, les buts et tout autre aspect de ces organisations
secrètes et autres groupes dissidents, sur leur utilisation dans
le but d’interférer dans les affaires politiques internes des
pays concernés, sur la question du terrorisme en Europe et sur
la possible complicité des services secrets des États membres ou
de pays tiers ». Mais surtout, l’Union Européenne protestait
« vigoureusement contre le droit que s’arrogent certains
responsables militaires américains au sein du SHAPE et de l’OTAN
d’encourager l’établissement en Europe d’un réseau clandestin de
renseignement et d’action » [54].
Compte tenu de sa grande expérience des opérations secrètes,
le président George H. Bush ne pouvait ignorer les opérations
terroristes et illégales auxquelles s’étaient livrées les armées
secrètes, il refusa donc de s’exprimer sur le sujet. Inconscient
de l’ampleur du scandale, le Congrès états-unien préféra
s’abstenir de poser des questions trop délicates. Les médias eux
non plus ne ressentirent pas le besoin de mener une enquête.
Dans un article du Washington Post, l’un des rares
publiés aux USA sur le sujet, sous le titre « La CIA lève des
armées secrètes en Europe de l’Ouest : une force paramilitaire
créée pour résister à une occupation soviétique », on put lire
qu’un « représentant [anonyme] du gouvernement des États-Unis
familier de l’Opération Gladio » aurait déclaré que Gladio était
« un problème strictement italien sur lequel nous n’avons aucun
contrôle d’aucune sorte » et ajouté « prétendre, comme le font
certains, que la CIA a été impliquée dans des actes terroristes
en Italie est une absurdité totale » [55].
Comme le prouvèrent les enquêtes qui suivirent, cette
déclaration de la CIA était une absurdité totale [56].
(À suivre…) Daniele Ganser,
historien suisse, spécialiste des relations
internationales contemporaines. Il est enseignant à l’Université
de Bâle.
Cet article constitue le quatrième
chapitre des
Armées secrètes de l’OTAN
© Version française : éditions Demi-lune (2007).
[1]
Honorable Men : My life in the CIA, par William Colby,
Simon & Schuster, New York (1978), p.100. Version française :
30 ans de CIA , Presses de la Renaissance, Paris (1978).
[2]
Si, du point de vue US, les combats prennent fin avec la
capitulation du Japon, le 15 août 1945 (Victory over Japan Day),
la guerre se poursuit tant que les traités ne sont pas signés.
Truman ne proclame officiellement la fin des hostilités que le
31 janvier 1946. Ndlr.
[3]
Le texte intégral du mémorandum a été publié dans Donovan and
the CIA : A History of the Establishment of the Central
Intelligence Agency, par Thomas F. Troy (Univ Pubns of Amer,
1981), pp. 445-447. Ndlr.
[4]
Walter Trohan dans le quotidien américain The Chicago Tribune
du 9 février 1945.
[5]
Rapporté dans Christopher Andrew, For the President’s Eyes
Only : Secret Intelligence and the American Presidency from
Washington to Bush (HarperCollins, New York, 1995), p.164.
[6]
The NSC staff : counselling the council, par Christopher
Shoemaker, préface de Zbigniew Brzezinski (Westview Press Inc,
1991), p.1.
[7]
John Prados, Keepers of the Keys : A history of the National
Security Council from Truman to Bush (William Morow, New
York, 1991), p.567. John Prados était déjà l’auteur d’un très
intéressant Presidents’ Secret Wars : CIA and Pentagon Covert
Operations since World War II (William Morrow, New York,
1986). Écrit avant la découverte des armées secrètes d’Europe de
l’Ouest, l’ouvrage ne contient aucune référence au Gladio.
[8]
Le président Obama a encore accru les pouvoirs du NSC, sous
l’influence de Brent Scowcroft et d’Henry Kissinger. Ndlr.
[9]
Containment : Documents on American Policy and Strategy
1945–1950, par Thomas Etzold et John Gaddis (Columbia
University Press, New York, 1978), p.12.
[10]
Puppetmasters : The Political Use of Terrorism in Italy,
par Philip Willan (Constable, Londres, 1991), p.20.
[11]
Extrait de Andrew, Eyes Only, p.171.
[12]
Andrew, Eyes Only p.171.
[13]
Texte intégral de ce document (en anglais)
[14]
The Central Intelligence Agency : An Instrument of Government
to 1950, par Arthur B. Darling (Pennsylvania State
University Press, University Park, 1990), p.245.
[15]
Darling, Agency, p.246.
[16]
Texte intégral de ce document (en anglais).
[17]
L’importance fondamentale du NSC 10/2 pour les armées secrètes
anti-communistes d’Europe de l’Ouest a été établie par tous
historiens ayant enquêté sur le sujet. Voir Jan de Willems (ed.),
Gladio (Editions EPO, Bruxelles, 1991), p.145 ; Jens
Mecklenburg (ed.), Gladio : Die geheime Terror organisation
der Nato (Elefanten Press, Berlin, 1997), p.17 et 51 ; Leo
Müller, Gladio – das Erbe des Kalten Krieges. Der Nato-Geheimbund
und sein deutscher Vorläufer (Rowohlt, Hambourg, 1991),
p.63.
[18]
Extrait de Andrew, Eyes Only, p.171. Allen Dulles,
directeur de la CIA de 1953 à 1961, rappela en privé à Truman
qu’il ne pourrait fuir sa responsabilité dans les opérations
spéciales conduites en Grèce, en Turquie, en Italie ou aux
Philippines. Dulles écrivit à un conseiller juridique de la
CIA : « À aucun moment, M. Truman n’a manifesté une opinion
contraire à la mienne » (ibid).
[19]
Andrew, Eyes Only, p.198.
[20]
Texte intégral de ce document (en anglais).
[21]
George Kennan cité par Etzold et Gaddis, Containment,
p.125.
[22]
United States Senate. Final Report of the Select Committee to
Study Governmental Operations with respect to Intelligence
activities. Book IV :
Supplementary detailed staff reports on foreign and military
intelligence, p.36.
[23]
L’ambassadeur Frank Wisner Jr., fils de Frank Wisner, a épousé
Christine de Ganay, elle-même divorcée de Pal Sarközy de Nagy-Bocsa,
père du président français
Nicolas Sarkozy. Ndlr.
[24]
The Man Who Kept the Secrets : Richard Helms and the CIA,
par Thomas Powers (Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1980),
p.37. Il n’existe apparemment aucune biographie de Frank Wisner.
Le texte le mieux documenté sur lui est donc la biographie de
Richard Helms par Powers. Helms servit d’abord au département
des opérations clandestines de Wisner avant de remplacer
celui-ci en 1958 en prenant la tête des opérations spéciales.
[25]
Powers, Helms, p.32.
[26]
Darling, Agency, p.279.
[27]
« Service secrets, guerre froide et ‘stay-behind. 2e partie’ :
La mise en place des réseaux », par Pietro Cedomi, dans le
périodique belge Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action,
septembre/octobre 1991, p.78.
[28]
Powers, Helms, p.48. Andrew indique les mêmes chiffres
dans Eyes Only, p.193.
[29]
General Walter Bedell Smith as Director of Central
Intelligence, par Ludwell Montague (Pennsylvania University
Press, University Park, 1992), p.209. Ce livre aurait été
intéressant sans les coupes massives opérées par la CIA. La
moitié des paragraphes comporte la mention « [une ligne
supprimée], [trois paragraphes supprimés], [sept lignes
supprimées] » etc... Il y a un siècle, le brillant écrivain
américain Mark Twain écrivit à ce propos dans Following the
Equator (1897) : « Grâce à Dieu, nous disposons dans notre
pays de trois biens inestimables : la liberté de parole, la
liberté de pensée et la prudence de n’user ni de l’une ni de
l’autre. »
[30]
Montague, Smith, p.213.
[31]
Colby, Honorable Men, p.83.
[32]
Ibid., p.81 and 82.
[33]
Ibid., p.83.
[34]
Ce document, découvert par l’auteur, n’a pas été évoqué lors des
révélations sur Gladio, il présente toutefois un intérêt
incontestable dans le cadre des enquêtes sur l’organe de
commandement de Gladio, le CPC. Note de service du général Leon
W. Johnson, le représentant des États-Unis au comité militaire
actif de l’OTAN, datée du 3 janvier 1957 et adressée au Conseil
d’État-major Inter-armes sur le renseignement clandestin.
Anciennement top-secret. Déclassifié en 1978. Découvert dans les
archives informatisées du Declassified Documents Reference
System au LSE de Londres.
[35]
Figure légendaire de la contre-insurrection, le colonel Aaron
Bank fut requis, l’année de son centième anniversaire (2002),
par le président George W. Bush pour superviser les opérations
contre les Taliban en Afghanistan. Il décéda deux ans plus tard.
Ndlr.
[36]
La contre-insurrection devenant très en vogue dans
l’administration Kennedy, tous les services de l’armée
états-unienne s’empressèrent de créer leurs « unités pour les
opérations spéciales », c’est par exemple à cette époque que la
Navy créa les unités SEAL (pour « Sea, Air , Land », Mer, Air,
Terre) entraînées à sauter en parachute au-dessus de l’eau, en
combinaison de plongée, équipées pour faire sauter des navires
et capables de combattre sur terre une fois sorties de l’eau.
[37]
From OSS to Green Berets : The Birth of Special Forces,
par Colonel Aaron Bank (Presidio Press, Novato, 1986),
p.175–176.
[38]
Bank, Special Forces, p.168–169.
[39]
Périodique belge Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action,
p.84. Magazine politique autrichien Zoom, N°4/5, 1996 :
« Es muss nicht immer Gladio sein ». Attentate, Waffenlager,
Erinnerungslücken, p.61.
[40]
Mecklenburg, Gladio, p.50.
[41]
Gladio, par Gerardo Serravalle (Edizioni Associate, Rome,
1991), p.90.
[42]
Powers, Helms, p.89.
[43]
Mensuel britannique Searchlight, janvier 1991.
[44]
« Service secrets, guerre froide et ‘stay-behind. 2e partie’ :
La mise en place des réseaux », par Pietro Cedomi dans le
périodique belge Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action,
septembre/octobre 1991, p.77.
[45]
Powers, Helms, p.77.
[46]
Blowback. America’s Recruitment of Nazis and its Effects on
the Cold War, par Christopher Simpson (Weidenfeld and
Nicolson, Londres, 1988), p.289. Powers, Helms, p.77.
[47]
Discours Richard Helms, directeur de la CIA, aux funérailles de
Frank Gardiner Wisner, 1909–1965. Découvert dans les archives
informatisées du Declassified Documents Reference System.
[48]
« An
International Story. The CIA’s Secret Armies in Europe »,
par Jonathan Kwitny dans le périodique états-unien The Nation
du 6 avril 1992, p.444–448, p.445.
[49]
Voir « Opération Phénix », par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 16
novembre 2004. Ndlr.
[50]
Quotidien britannique The Times du 7 mai 1996.
[51]
The Fire this Time : US War Crimes in the Gulf, par
Ramsey Clark (Thunder’s Mouth Press, New York, 1992), p.31.
[52]
Cette audience avait été organisée par une spécialiste des
relations publique, Victoria Clarke, qui devint en 2001 la porte
parole du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Ndlr.
[53]
Clark, Fire, p.32.
[54]
Résolution du Parlement européen sur l’affaire Gladio du 22
novembre 1990.
[55]
« CIA Organized Secret Army in Western Europe ;Paramilitary
Force Created To Resist Soviet Occupation », par Clare Pedrick,
The Washington Post du 14 novembre 1990. Le seul autre
article du Washington Post où apparaisse le mot Gladio
fut publié le 8 août 1993 et ne traitait que de l’Italie (« Everybody
in Italy Wants Change’ ; Talk Is of Revolution, But Bombings
Raise Question : At What Price ? », par Steve Coll). La
couverture médiatique fut plus importante en Europe. Le Post
ne publia que deux articles contre 39 abordant le cas de
nombreux pays pour The Guardian britannique dans la même
période.
[56]
Quotidien britannique The Independent du 1er décembre
1990.
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