Opinion
Que reste-t-il des
Printemps arabes ? :
Des espérances trahies
Chems
Eddine Chitour
Pr Chems
Eddine Chitour
Mardi 29 mai 2012
«Le meilleur
moyen de contrôler une révolution, c'est
de la provoquer soi-même»
Machiavel (Le Prince)
Après plus d'un an, la scène arabe n'a
pas vu, au grand dam des Occidentaux,
une mise au net du fonctionnement
«démocratique» des régimes arabes.
Souvenons-nous, l'Occident qui continue
toujours à vouloir dicter la norme a, au
départ, donné un qualificatif en
désignant sous forme de saison ou de
types des fleurs les soulèvements, voire
des jacqueries çà et là dans le monde.
Cela a commencé il y a près de quatre
décennies avec le printemps de Prague en
1968 avec le zoom sur Dubcek. Alternant
avec les fleurs, ce fut la révolution
des oeillets, ensuite la révolution
orange en Ukraine après la chute de
l'empire soviétique. Pour faire court,
les Occidentaux ont été pris de court,
ils avaient la certitude que les tyrans
arabes qu'ils avaient adoubés allaient
durer 1000 ans et leur permettre ce
faisant de saigner à blanc et à distance
-néocolonialisme ou postcolonialisme-
aidant les peuples arabes harassés et
rendus fatalistes par des clergés leur
ânonnant le sacrilège de se révolter
contre le chef au nom du danger de la
fitna. La France, à titre d'exemple, a
promis d'abord à Ben Ali des armes
antiémeute pour mater son peuple,
ensuite, il y eut un revirement. Les
Américains ont pris aussi le train en
marche en Egypte et les réseaux sociaux
de mobilisation financés et adoubés par
les Etats-Unis ont fait précipiter la
chute des tyrans.
Décryptant la symbolique de ces
révolutions qui ont jailli du néant et
sous la plume d'un Collectif
d'intellectuels, nous lisons: «Ce manque
s'accompagne d'un étrange nihilisme
interprétatif qui, dans sa version la
plus «radicale», «la révolte tire
d'elle-même sa vérité, elle met en échec
la pensée conceptuelle, elle échappe à
toutes les théories qui voudraient fixer
son sens» puisque, nous dit-on, en
citant le Maître, «´´l'homme qui se lève
est finalement sans explication´´ disait
M.Foucault». (...) Personne ne se
demande franchement ce qui est
véritablement en train de se passer dans
les sociétés arabes. Soit on se borne à
s'incliner devant l' «incompréhensible»
prétendument inhérent à toute révolte -
celle-ci ne valant que pour elle-même en
tant que seul espace éphémère de liberté
possible - soit on glorifie les
soulèvements dans un cadre «droits-de-l'hommiste»
qui considère l'apparition d'un tel
mouvement comme allant de soi, et sa
convergence vers le modèle occidental
comme inéluctable.(1)
Le Collectif va plus loin, il pointe du
doigt encore une fois, le mimétisme
ravageur des élites arabes, pour qui
l'horizon indépassable est le modèle
occidental. «Or, dans tous les cas, on
ne fait pas autre chose que projeter sur
les peuples insurgés nos propres
faiblesses politiques, notre propre
incapacité à réfléchir aux évolutions
politiques. (...)(1)
Pourquoi
la greffe du « printemps arabe » n’a pas
pris en Algérie ?
De ce point de vue, la rhétorique sur la
«révolution Facebook» - ou, pis encore,
sur la «révolution 2.0» - constitue
l'expression la plus plate et la plus
ridicule de cette faiblesse
intellectuelle. On sépare arbitrairement
un domaine de la technologie (les
«réseaux sociaux» électroniques) du
reste de la réalité sociale et on le
transforme en moteur secret qui
détermine la volonté politique des gens
(...) Il s'agit, bien évidemment, d'une
démagogie qui sert justement à éluder la
question proprement politique en
permettant de rabattre les mouvements de
révoltes sur la technologie occidentale,
et de faire une apologie technophile.
(...) on critique Ben Ali, on critique
Moubarak, on les chasse du pouvoir, mais
on a un peu de mal à attaquer aussi les
institutions (politiques, sociales,
etc.) qui ont consolidé leur règne, même
si ce mouvement existe et perdure, du
moins dans certains milieux. Plus
difficile encore semble être la critique
du type même d'institution qui favorise
de tels pouvoirs.» (1)
Dans « la théorie des dominos » que
pensaient mettre ou encourager les
Occidentaux, il paraissait inéluctable
que l'Algérie bascule et «connaisse son
printemps». Certes, en Tunisie il y eut
une jacquerie, et une révolte du pain et
pour la dignité que certains
intellectuels (les) tunisiens prenant le
train en marche à demeure ou à distance
en France, ont parlé d'une
quasi-révolution à la française dans le
plus pur suivisme allant jusqu'à
comparer le départ en avion de Ben Ali à
la fuite du roi Louis XVI à Varenne.
Certes, il y eut le feuilleton tragique
de Kadhafi avec son lynchage, l'attaque
de Saleh et son départ, mais l'Algérie
ne bougeait pas, les manifestations
dites du pain et de l'huile furent
rapidement jugulées avec la rente, les
salaires furent augmentés, l'état
d'urgence levé. Et un an plus tard, des
élections propres et honnêtes eurent
lieu sous les regards de la Communauté
internationale. Hervé Bourges interrogé
par le journal tente d'expliquer aux
Occidentaux et à nos frères arabes
frustrés du fait que «ça ne saigne pas
en Algérie» en disant que l'Algérie a
connu plusieurs épisodes tout aussi
tragiques les uns que les autres,
l'avant-dernier en date fut celui
d'octobre 1988, il y eut plus de 600
morts autant que les révolutions du
jasmin tunisien et du narguilé
égyptien... Le dernier épisode fut
encore plus tragique avec près de
200.000 morts, des dizaines de milliers
et de traumatisés à vie, une fuite des
cerveaux, et des dégâts évalués à plus
de 20 milliards de dollars. Qui dit
mieux? Quand l'Algérie s'égosillait
seule dans le désert, personne ne lui a
tendu la main. Il a fallu attendre les
attaques du WTC à New York en septembre
2001 pour que le l'Occident découvre le
terrorisme.
D’une façon lucide et fine Hervé Bourges
ancien chef de cabinet du président
Benbella figure emblématique des médias
français et surtout observateur attentif
de la scène politique algérienne résume
la traversée des Algériens de l’enfer
des années 90, et explique la « non
contagion » de ces printemps arabes par
la singularité de l’Algérie. Il écrit:
«(...) l'Algérie a connu son printemps
arabe, c'était en 1988. C'était
extraordinaire. La libération de la
parole, la libération de la presse, la
libération de la justice et de la
société civile. Le FIS (Front islamique
du salut), vainqueur dans des élections
libres et transparentes. Les
fondamentalistes sont arrivés au
pouvoir. Et je pense que les Algériens
n'ont pas envie que le scénario se
répète. Pour eux, le printemps arabe,
c'est aujourd'hui une Egypte qui
s'appauvrit, le Maroc et la Tunisie en
passe de se retrouver dans le giron des
islamistes, une Libye dépecée. Les
Algériens, y compris les jeunes,
préfèrent une situation comme celle-là,
avec un Bouteflika qui, contrairement
aux apparences, est populaire. Les gens
du peuple sont pro-Bouteflika, même
s'ils réclament une ouverture politique
du régime. Bouteflika n'est pas un
dictateur. En Algérie, vous avez une
presse libre. Le changement viendra en
Algérie sans que cela prenne la même
allure que dans les autres pays».
Expliquant la frustration occidentale du
non-chaos en Algérie » (2)
Revenant sur la politique iconoclaste de
l’Algérie, Hervé Bourges conclut :
«L'Algérie n'est jamais là où on
l'attend. Une fois de plus les médias
occidentaux se sont trompés. L'Algérie
continue de prouver son originalité. Les
gens ont joué le parti qui existe depuis
l'Indépendance. Un parti qui devra
malgré tout se réformer. Les Algériens
ne sont pas fous. Ils ont vécu des
années de terreur noire. Ils veulent des
réformes tout en restant attachés à
leurs valeurs. La société algérienne
n'est pas une société fondamentaliste.
Bouteflika a eu des paroles justes
concernant le changement nécessaire de
génération. Le FLN devra se renouveler
s'il veut s'ouvrir aux jeunes. (...)
L'Algérie est un acteur essentiel et
incontournable de la lutte contre le
terrorisme dans le Sahel. Là comme
ailleurs, elle doit devenir un vrai
partenaire d'une France s'étant
débarrassée des oripeaux du
colonialisme».(2)
Ce qui
reste des printemps arabes
«Peut-on tirer, écrit Robert Bibeau, un
bilan précis et concis de ce vaste
mouvement populaire qui a nom le
«Printemps arabe» (2011-2012)? Oui,
certainement. Philosophes, journalistes,
politiciens de droite comme de gauche,
experts de tout poil et analystes
arabophiles comme arabophobes, tous
tentent de présenter un bilan de ce
mouvement diachronique. (...) Il n'y a
pas eu 'un'' mais plusieurs «Printemps
arabe», c'est-à-dire que le «Printemps
arabe» s'est déroulé selon quelques
scénarios différents, parfois issu de
soulèvements spontanés, comme un cri de
révolte d'un peuple pressuré, désoeuvré,
affamé. Parfois, le soulèvement fut
téléguidé de l'extérieur par des
puissances étrangères qui utilisaient la
grogne populaire pour l'endiguer,
l'orienter et se servir des révoltés
comme chair à canon dans leurs desseins
de soumission, de règlement de comptes
inter-impérialiste visant à changer la
garde au pouvoir dans un pays ou dans un
autre, les dirigeants en place étant
trop discrédités pour donner le change
et rassembler la population autour de
leur projet compradore (Ben Ali,
Moubarak, Saleh). Dans le cas de la
Libye, le soulèvement fomenté et dirigé
de l'extérieur du pays a servi à
arracher un pays des griffes d'une
puissance impérialiste pour mieux le
placer sous la coupe de ses nouveaux
maîtres; le peuple libyen n'a nullement
bénéficié de ce vent de fronde et de
cette jacquerie manipulée et aujourd'hui
il souffre sous la coupe de chefs de
clans, de mercenaires et d'affidés
réactionnaires placés là par leurs
maîtres dont l'un (Sarkozy) vient de
recevoir son congé du peuple français
déprimé.» (3)
Pour Robert Bibeau les grands perdants
sont les jeunes contrairement à la
bourgeoisie qui s'adapte:«(...) Les
jeunes étudiants et chômeurs militants,
ceux qui ont amorcé le mouvement du
«Printemps arabe», ont bien compris que,
laissés à eux-mêmes sur les réseaux
sociaux, sans orientation idéologique
révolutionnaire, assujettis aux
manipulations médiatiques de la grande
bourgeoise nationale et internationale
et de la moyenne bourgeoisie locale, ils
ne pouvaient aller très loin. (...) La
petite et la moyenne bourgeoisies sont
donc menacées d'éradication tout comme
leurs cousins dans les pays du Nord. Le
«Printemps arabe» leur a permis de
multiplier les partis politiques
bourgeois et «d'assainir» les moeurs
électorales locales, de les rendre
presque conformes au modèle occidental.
En Égypte, en Tunisie, au Yémen, en
Libye, au Maroc, en Jordanie, suite aux
réformes électorales promises, les
multiples partis politiques de la petite
et de la moyenne bourgeoisies de droite
comme de gauche espèrent avoir désormais
accès à l'assiette au beurre, soit par
le jeu d'alternance des partis au
pouvoir, soit que les nouveaux chefs
d'État devront, pour gouverner,
s'appuyer sur des coalitions de partis
où ils espèrent que leur poulain
trouvera sa niche et ses bakchichs ».
(3)
« En Syrie conclut Robert Bibeau,
l'insurrection téléguidée depuis Paris,
Londres, Berlin, Washington, Riyadh et
Doha ayant échoué, la réforme annoncée
ne permettra peut-être pas l'alternance
tant souhaitée. L'assiette au beurre
risque de demeurer entre les mains de la
dynastie Assad; cela ne concerne que le
peuple syrien et pas du tout les
mercenaires payés par les royaumes du
Qatar et d'Arabie Saoudite infiltrés
dans le pays pour y fomenter agitation
armée et assassinats, meurtres et crimes
de guerre terroristes (...)(...) La
guerre d'Iran, si elle a lieu
finalement, mettra aux prises le géant
impérialiste militaire américain sur son
déclin contre le géant chinois ascendant
et son allié russe nucléarisé et en
cours de reconstruction ». (3)
Comment les Arabes en sont arrivés à
être englués dans les temps morts? Pour
Georges Corm décrivant la décadence
arabe, nous sommes en face de deux
thèses et on trouve des penseurs arabes
dans les deux camps. Il y a d'abord la
thèse anthropologique essentialiste qui
est une thèse d'autoflagellation
soutenant que nous avons en nous-mêmes
des défauts depuis l'Antiquité,
notamment le tribalisme, ou que nous
avons une vision étriquée de la religion
qui n'est pas ouverte et tolérante; et
donc le problème est chez nous et pas
dans les agressions extérieures. Cela
fait des années que je rejette cette
thèse. Il y a des causes historiques et
objectives à la décadence actuelle, que
nous avons peu étudiée. (...)De même
qu'on a voulu faire du libéralisme de la
grande période du début du XXe siècle, y
compris du libéralisme des grand oulémas
d'Al Azhar, un produit de la pensée
européenne. C'est faux. Nous avons
importé des problématiques
philosophiques européennes sans aucun
esprit critique, sans filtre. Ces
problématiques sont pertinentes pour
l'Europe car elles reposent sur les
problèmes de l'histoire européenne».(4)
Une
nouvelle Nahda?
Pour Georges Corm, il ne faut pas singer
l'Occident: «Les problèmes du Monde
arabe sont différents. Aussi, importer
des problématiques nous amène aux
aberrations que je dénonce. C'est pour
cela que j'appelle au rétablissement
d'une autonomie de la pensée arabe.
Cette pensée doit se tenir sur ses
pieds, cesser d'être focalisée, ou dans
la haine, ou dans l'admiration de la
culture européenne et s'intéresser aux
Japonais, aux Chinois et aux Coréens
pour savoir comment ils s'en sortent.
Qu'elle aille regarder ailleurs! Je ne
crois pas qu'on soit fatigué de ce
dialogue inutile avec la pensée
européenne. (...)Aujourd'hui, on est
tombé dans la passion, positive ou
négative. Il y a les démocrates béats et
des islamistes béats. Il n'y a pas de
pensée critique. Cela peut être lié au
système scolaire et à l'importation de
programmes de sciences humaines prêts à
l'emploi. On a remplacé Ibn Khaldoun par
Max Weber. Pour moi c'est terrible, car
j'ai une opinion négative de Weber. Il
est le cristallisateur du narcissisme
européen et protestant ». (4)
« On a remplacé les grands philosophes
Ibn Rochd et Ibn Sina par Hegel. On a
oublié Tahtaoui. C'est aberrant! (...)
Il y a eu des ouléma d'Al Azhar, Ibn
Badis, Kheireddine El Tounsi. Les ouléma
étaient dix fois plus radicaux et
courageux - dont Ali Abderrazak, Ahmed
Amine et Mohamed Abdoh - que des
chrétiens tels que Khalil Djibrane, qui
sont tombés dans le piège de
l'opposition d'un Orient matérialiste à
un Orient mystique et religieux. Il y a
des ouvrages qui sont devenus des livres
de référence, à l'image de Al
Mouthakafioun al Arab ouel Gharb (les
Intellectuels arabes et l'Occident) de
Hicham Charabi dont la thèse ne tient
pas la route. Selon lui, les chrétiens
arabes sont plus proches de l'Occident
parce qu'ils sont chrétiens, alors que
les musulmans résistent à
l'occidentalisation. L'indépendance de
l'esprit arabe a été kidnappée par la
culture orientaliste européenne. (...)
Après tout, Arabes et Berbères, Arabes
et Kurdes ont vécu en symbiose pendant
des siècles. Nous avons importé les
problématiques minorité/majorité que la
géopolitique a employées pour démanteler
l'Empire ottoman. Cela est éclatant en
Irak: Kurdes-Arabes, Turkmènes-Arabes,
chiites-sunnites, etc. (...)»(4)
Les défis d'aujourd'hui sont la science
et la technique, et pas la métaphysique.
Avec Al Mawdoudi et Sayad Kotb, on nous
a plongés dans la métaphysique (...)
Actuellement, on vit une forme
d'inquisition et nous avons complètement
oublié ce que nous avons été du temps
des Abbassides. Nous étions ouverts sur
toutes les cultures. C'était l'âge d'or.
Nous étions producteurs des sciences.
Nous n'avons plus d'intellectuels
arabes. Il en existe des milliers qui
écrivent des articles dans la grande
presse panarabe et qui sont au service
de tel ou tel régime arabe, qui surfent
sur une vague islamiste ou sur une vague
pro-occidentale». Tout est dit, le
dialogue est inutile avec l'Occident
tant qu'on n'aura pas fait notre remise
en ordre.
1. Collectif 11 mai 2011
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article490=en
2. Hervé Bourges: «L'Algérie n'est pas
une société fondamentaliste»
Slateafrique mai 2012
3. Robert Bibeau.
http://les7duquebec.com/
2012/05/23/le-printemps-arabe-bilan-dun-avortement/
4. Fayçal Métaoui: Interview de Georges
Corm. Sila Alger 2011
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 29 mai 2012
avec l'aimable autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
Les dernières mises à jour
|