Algérie
Ce que fut
l'invasion coloniale (4) :
Prosélytisme pour les uns, laïcité pour
les autres
Chems
Eddine Chitour
Pr Chems
Eddine Chitour
Jeudi 24 mai 2012
«Il faut
relever ce peuple, il faut cesser de le
parquer dans son Coran, comme on l'a
fait trop longtemps par tous les moyens
possibles, il faut lui inspirer, dans
ses enfants du moins, d'autres
sentiments, d'autres principes, il faut
que la France lui donne, je me trompe,
lui laisse donner l'Evangile, ou qu'elle
le chasse dans les déserts, loin du
monde civilisé....Hors de là, tout sera
un palliatif insuffisant et impuissant».
(C. Lavigerie: Lettre pastorale du 6
avril 1868).
Après la conquête physique, conquête où
les militaires français, avec à leur
tête, les vaincus de Waterloo, comme de
Bourmont, ce fut le tour du projet de
conquête morale confiée aux colons et
aux hommes d'Eglise. Il n'était pas de
ce fait étonnant comme le note
M.Lacheraf, «le comportement des
colonisateurs prolongeant celui des
Croisés du Moyen Age, dont on se
réclamait noblement comme d'un titre de
gloire impérissable, ne se fut trouvé
dans cette longue chaîne de
permissivités, d'agressions méritoires,
d'actes belliqueux, provocateurs ou
d'intimidation envers l'Autre; l'éternel
ennemi».(1)
Pour rappel, dès 1827, le marquis de
Clermont Tonnerre, ministre des Affaires
étrangères de Charles X, écrivait à
propos de la Régence d'Alger: «La
providence a permis que Votre Majesté
fut brutalement provoquée dans la
personne de son consul, par le plus
déloyal des ennemis du nom Chrétien. Ce
n'est peut -être pas sans des vues
particulières qu'elle appelle ainsi le
fils de Saint-Louis à venger à la fois
la religion, l'humanité et ses propres
injures...Tout porte à croire qu'une
véritable croisade est prête à éclater,
ou plutôt qu'elle est commencée, malgré
la perfidie de ceux qui sont alarmés,
malgré la perfidie de ceux qui sont
Chrétiens, favorisant secrètement les
sectateurs du Prophète... En résumé,
Alger doit périr si l'Europe veut être
en paix. C'est pour tous ces motifs que
je supplie Votre Majesté...de prendre
une détermination par suite de laquelle
vous vengerez la Chrétienté en même
temps que vos injures».(2)
La
religion est le pouvoir colonial
Lorsqu'elle prit possession des biens du
trésor algérien, la puissance coloniale
feignit de s'engager à «respecter
l'exercice de la religion mahométane et
à ne pas porter atteinte à la liberté
des habitants de toutes les classes, à
leur religion, leurs propriétés; leurs
commerces et leurs industries». (3)
Pourtant en septembre et en décembre
1830, par deux arrêtés, l'Administration
coloniale venait de porter un coup
mortel au fonctionnement des
institutions religieuses. En se
substituant au souverain musulman et aux
wakils chargés de gérer les biens habous,
l'agression coloniale pensait annihiler
définitivement la personnalité des
Algériens Le gouvernement colonial a mis
ainsi en pratique la séparation forcée
de la religion et de l'Etat républicain
plus de soixante-dix ans avant la loi de
1905, de séparation de l'Eglise et de
l'Etat. L'arrêté de spoliation du mois
de septembre 1830 des biens religieux,
sera suivi de plusieurs autres;
notamment de celui de 1841; qui instaure
l'assimilation: (suppression de la
justice des cadis et de la chari'aa).
Entre 1840 et 1860, la crise syrienne
faillit provoquer en Algérie un début de
colonisation cette fois-ci religieuse
par l'émigration de Maronites.
Elle n'eut pas lieu pour des raisons
financières. Il en est de même de
l'implantation de quelques familles
irlandaises à l'Est n'eut pas de suite.
En1846, une ordonnance royale rattacha
le bureau de la justice et des cultes à
la direction des affaires de l'Algérie;
et on créa un Service spécial de
l'administration civile indigène dont
les attributions étaient liées à la
sécurité et au contrôle. Le 20 mars1879,
une loi est promulguée en France, à
l'initiative du ministre Jules Ferry;
elle consacre la séparation de
l'enseignement public de l'enseignement
religieux, de plus, elle interdit aux
missions religieuses l'enseignement sans
autorisation de l'Etat. Les Missions de
Jésuites sont en voie de conséquence
dissoutes en France. Tollé dans le
milieu ecclésiastique à Alger. Le
cardinal Lavigerie refuse d'appliquer
cette loi en Algérie, pourtant
territoire français. Le motif du prélat
est que cette loi doit aussi s'appliquer
à l'enseignement coranique, qu'il faut
de même interdire. Elle ne fut pas
appliquée. L'Eglise continuera son
entreprise prosélyte sous le couvert de
l'assistance aux pauvres et de
l'éducation.
Le décret du 10 septembre 1886 permet
aux juges français d'appliquer
concurremment le droit français et la
Chari'a, de plus les membres des jurys
d'assise pour les Musulmans ne sont
choisis que parmi les seuls Français. Le
contrôle des zaouïas est demandé en 1903
aux administrateurs qui doivent en
référer au ministre de tutelle de
l'éducation en Algérie: le ministère de
la Guerre...
Après la promulgation du Code de
l'indigénat, le gouvernement français
publie en 1905 une loi sur la séparation
de l'Eglise et de l'Etat. Le décret
restera lettre morte en Algérie, en ce
qui concerne les Musulmans qui ont
constamment réagi contre les ingérences
de l'administration dans les affaires
religieuses. Enfin en 1933, continuant
sa logique du mépris, l'Administration
coloniale décide de retirer la puissance
des Mosquées à la culturelle d'Alger et
confie à un Français non musulman la
présidence du Conseil consultatif
musulman. Il faudra attendre le statut
de 1947 pour que, pour la première fois,
il est fait mention, certes de façon
évasive, du culte musulman. Ce statut ne
sera jamais réellement appliqué.
S'agissant du pèlerinage, dès le début
de la conquête et jusqu'en 1962, la
circulation des Algériens est restée
soumise à l'exigence d'un passeport que
l'Administration coloniale délivrait
d'une façon discrétionnaire.
Officiellement, l'attitude des autorités
reste fondée sur la convention de 1830:
«L'exercice de la religion mahométane
reste libre...» En revanche de 1871 à
1914, les autorités seront extrêmement
sévères et réduisent les autorisations,
au profit des interdictions de
pèlerinage. Une circulaire du 6 juillet
1880 prescrit de restreindre autant
qu'il est possible les pèlerinages à la
Mecque pour «éviter que les pèlerins ne
prennent contact avec les agitateurs
réfugiés dans les pays musulmans». (4)
L'oeuvre
prosélyte du cardinal Lavigerie
Pendant toute la période qui va de
l'invasion française en 1830 et jusqu'au
début de ce siècle, le prosélytisme
direct ou indirect bat son plein; après
les tentatives des cardinaux Dupuch et
Lavigerie, une autre tentative
d'évangélisation plus insidieuse a
consisté à aider socialement les
miséreux, cette méthode connut quelques
succès dans les régions les plus
déshéritées du pays, où sous l'impulsion
de Pères blancs, des Algériens en petit
nombre, surtout pauvres se convertirent
pour une bouchée de pain. En ce qui
concerne le culte israélite, il
bénéficia de deux atouts majeurs;
d'abord en 1845, l'ordonnance royale de
Saint Cloud aligne le Judaïsme algérien
sur le judaïsme français. Ensuite, il y
eut les fameux neuf décrets de Adolphe
Crémieux en 1870.
Pour pouvoir rendre compte correctement
de l'installation de l'Eglise en
Algérie, et de sa tentative
d'évangélisation des Algériens, il faut
globalement distinguer trois périodes:
la première de 1830 à 1845, qui est une
période euphorique avec l'arrivée de
plusieurs missions, la deuxième de 1845
à 1863 qui marque en fait une pause et
qui a permis de stabiliser les
différents mouvements, et la troisième
la plus importante. Elle commença à
partir de 1863 et eut pour acteur le
cardinal Lavigerie, elle devait durer
jusqu'à la mort du cardinal en 1898.
Antoine Adolphe Dupuch, prêtre, reçut la
bénédiction du pape Grégoire XVI et
s'installa à Alger avec quatre prêtres
auxiliaires. Les Lazaristes arrivent en
1835, puis ce sera le tour des Soeurs de
Saint Joseph en juillet 1835, elles
s'installent à Alger et Annaba. En mai
1841, Mgr Dupuch fait appel aux Soeurs
de la Doctrine Chrétienne. Elles
s'installèrent à Annaba, Constantine et
Skikda. Mgr Dupuch voulait christianiser
par toutes les méthodes possibles,
notamment par la force et surtout par la
corruption. Le cardinal put de même
convaincre l'Eglise de Pavie de lui
permettre d'exhumer un bras de saint
Augustin enterré dans cette Eglise.
Enfin, par une chance tout à fait
extraordinaire, il rentra en contact
avec l'Emir Abdelkader et parvient à
faire un échange de prisonniers avec ce
dernier, ce qui assit pour un temps son
pouvoir.
Après lui, ce sera Mgr Pavy qui lança la
construction de Notre Dame d'Afrique et
se fit remarquer par une conférence
diabolisant l'Islam. Au début de 1867,
le cardinal Lavigerie crée l'Association
de Notre Dame d'Afrique et installe les
Pères blancs et les Soeurs blanches,
principalement en Kabylie.Ces
missionnaires avaient la même tenue
modeste et les mêmes conditions de vie
que les autochtones, ils maîtrisaient la
langue berbère pour mieux pénétrer la
société kabyle. Deux événements majeurs
qui ont permis au cardinal d'engager son
action: d'abord la révolte de Mokrani,
eut comme conséquence un nombre
important d'orphelins et d'orphelines.
Le deuxième événement, tout aussi
désastreux pour l'Algérie, a été la
grande famine et surtout l'épidémie. Ces
deux fléaux sont responsables de la mort
de plus de 500 000 habitants.
Le cardinal Lavigerie put ainsi
recueillir des orphelins et soulager la
misère, seulement, par la force des
choses, les personnes ont été pour la
plupart encouragées à abjurer leur
religion. Les jeunes filles kabyles,
futures piliers de l'éducation de leurs
enfants, ont été l'objet d'une
sollicitude particulière des soeurs. Les
jeunes filles suivent un enseignement de
français, le tout bien dirigé dans une
optique qui rappelle à chaque moment
l'omniprésence de la religion
chrétienne.(5)
Les enseignants missionnaires sont
choisis parmi les meilleurs de
l'enseignement catholique. Ils doivent
être efficaces et connaître à fond la
religion à combattre et les langues,
véhicules de leur doctrine (le kabyle et
le chaouia). Pour pouvoir attirer les
enfants à l'Eglise, les missionnaires
distribuaient des bonbons. Par la suite,
les missionnaires eurent pour stratégie
d'isoler les enfants de leurs parents,
ce problème du rapt d'enfants amenés à
Alger ou en France créa de sérieux
problèmes avec les autorités suite aux
plaintes des parents.(6)
L'appellation par Lavigerie de «Beit
Allah» n'est pas dénuée
d'arrière-pensées; à travers cette
appellation, le cardinal par l'analogie
avec la Mosquée appelée aussi par cette
expression. De plus, dans toutes leurs
actions, les missionnaires essaient de
ne parler qu'en arabe, en kabyle ou en
chaouia (même l'Evangile a été traduit
aussi en arabe et en kabyle).Le port
même du vêtement est bien choisi, il se
rapproche de celui des imams (burnous,
chéchia, gandoura).(7)
Le prosélytisme cessa officiellement
après la promulgation de la loi de 1904.
Cela ne veut pas dire qu'il cessa dans
les faits. Il continua sous une forme
plus civilisée; les attaques contre le
culte musulman ne cessèrent pas. C'est
le cas par exemple de la part des
autorités, la fameuse circulaire Michel
(un Français chrétien avait la charge
des affaires religieuses musulmanes).
Cependant tout a été fait pour maintenir
les Algériens dans un état de
superstition par l'instrumentalisation
de la religion. Ainsi, le 23 août 1841
au Caire, lors d'une réunion, (présidée
par Cheik el Kadiri), demandée par
Bugeaud, une «fétoua», stipule que les
tribus, ont le droit de ne pas obéir à
Abd El-Kader, et qu'il est insensé de
faire la guerre aux Chrétiens, du moment
que ceux-ci laissent les Musulmans
exercer librement leur culte. Bien plus
tard, le 16 octobre 1856, à la demande
du colonel de Neveu, chef du bureau
politique d'Alger, le grand
illusionniste français, Robert Houdin,
se rend en Algérie. Sa mission consiste
à opposer ses tours de «magie blanche» à
ceux des marabouts musulmans. Son succès
est éclatant. Cette technique qui
consiste à instrumentaliser le sacré,
grâce à des religieux inféodés, fut une
constante de la politique française
durant toute la colonisation. En effet
au début du XXe siècle, la France
demanda au cheikh Mohamed Abdou de
promulguer une fetoua pour le port
licite du béret. De même en 2002, le
ministre de l'Intérieur Sarkozy demanda
au cheikh d'El Azhar de déclarer légal
pour la France de promulguer
l'interdiction du foulard dans les
écoles...
La
position de l'Eglise et la lutte de
libération nationale 54-62
Pour la plupart, les prêtres et les
catholiques solidaires de leur milieu
national, soutiennent politiquement le
gouvernement français par respect de
l'ordre. Il y eut deux types de
réactions: d'un côté, le cardinal Feltin
dirigeant du mouvement de la «Pax
Christi» et le cardinal Saliège, qui a
béni sans état d'âme sur les «méthodes
de pacification»: La terreur doit
changer de camp». De l'autre le cardinal
Duval qui dès janvier 1955, témoignait
dans une lettre rendue publique contre
la torture. Il y eut même des prêtres
militants qui se sont, dès le départ,
insurgés contre les méthodes de
«pacification», c'est le cas de l'Abbé
Alfred Béranguer curé de Montagnac près
de Tlemcen qui a été le représentant
officiel du FLN en Amérique latine.
Dans le même ordre, il faut citer
l'exemple du Père Jobic Korlan, ancien
abbé de Souk Ahras, qui fut arrêté par
les autorités françaises. Comme il
l'écrit: «Ecartelés entre deux
communautés, nous sommes restés
solidaires des Algériens et de leurs
revendications. Plusieurs parmi nous
prirent de grands risques et certains
connurent la prison, comme ce fut mon
cas ainsi que celui de quelques prêtres
de la mission de France...En ce qui me
concerne, la nature et la profondeur des
liens tissés pendant cette époque
constituent en quelque sorte mes
«racines» dans ce pays. Je considère
comme une grâce le fait d'avoir pu vivre
cette page d'histoire à côté de mes
frères Algériens... Enfin, comment ne
pas souligner ce que fut l'apport de
notre partage dans le domaine de la foi?
Au cours de cette longue histoire avec
mes frères musulmans d'Algérie, j'ai
constaté en moi une lente évolution et
comme une approche nouvelle de Dieu».(8)
Le pouvoir colonial a toujours usé de la
religion quand il s'agit de maintenir sa
présence. La laïcité ne fut jamais
appliquée en Algérie. Il est donc
malvenu de la brandir comme un horizon
indépassable à moins d'être d'accord
avec J. Ferry qui déclarait: «Les droits
de l'homme ne sont pas valables dans nos
colonies.»...
1. M. Lacheraf: Algérie et Tiers Monde.
Agressions, résistances. solidarités
intercontinentales. Edit Bouchène;
p.186.1989.
2. Rapport au Roi, sur Alger. Marquis de
Clermont Tonnerre.Revue Africaine.Vol.70,
p.215,1929.
3. Archives du Gouvernement Général.
Classé sous rubrique 16 h. Fonds
d'Aix-en-Provence.
4. C. Collot:Les institutions de
l'Algérie 1830-1962. p. 310.Edts
C.N.R.S, O.P.U. 1987.
5. P.Lesourd. L'oeuvre civilisatrice des
Pères Blancs. Edit.X. p.119. 1931.
6. J.Tiquet Les Arabes chrétiens du
cardinal Lavigerie. Imp. des pères
Blancs. p.168. 1936.
7. M.T.Ouali: L'enseignement des
missionnaires en Algérie p. 97.Editd
Dahlab Alger. 1997.
8. Jobic Karlan: L'Algérie ma terre
d'élection. Témoignage paru dans le
journal El Watan. p.5. Alger. 21aôut
1997.
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 18 mai
2012 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
Le dossier
Algérie
Les dernières mises à jour
|