Opinion
Après l'épreuve de
In Amenas :
Il est urgent de se remettre en question
Chems
Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Mardi 22 janvier 2013
«L'homme ne vit
pas que de pain. (...) Moi si j'avais
faim et me trouvais démuni dans la rue,
je ne demanderais pas un pain mais un
demi-pain et un livre. (...) J'attaque
violemment ceux qui ne parlent que
revendications économiques sans jamais
parler de revendications culturelles»
Federico
Garcia Lorca
L'électrochoc de In Amenas vient nous
rappeler la fragilité du présent. Aller
vers l'anamnèse est plus que jamais
indispensable. Croire ou faire croire
aux Algériens que nous sommes
invulnérables est faux! Un pays de 2, 4
millions de km2, avec des richesses
multiples et une jeunesse exubérante ne
peut pas laisser nos «amis
indifférents». Rien n'est acquis. Des
âmes charitables outre-Méditerranée ont
encore de la sollicitude pour nous. Ne
nous y trompons pas! Beaucoup se
frottent les mains.
Nous sommes dans le Cinquantième
anniversaire de l'Indépendance et nous
venons de subir une difficile épreuve
dont il faudra tirer les leçons, toutes
les leçons. Nous devons faire un état
des lieux sans complaisance si nous
voulons nous en sortir. Ce tragique
épisode dans l'histoire trois fois
millénaire de l'Algérie est là pour nous
montrer que nous sommes plus que jamais
vulnérables. Certes, la rente qui a
permis en 13 ans à l'Algérie d'engranger
plus de 600 milliards de dollars fruit
immérité de la Providence divine... n'a
pas créé de la richesse mais des
assistés. Non seulement le pays peine à
se déployer, assailli de toutes parts.
Nous sommes un petit pays qui se
cherche, un pays rentier qui n'invente
rien, qui se contente de gérer une rente
et en tentant de calmer la société par
une distribution de biens, accentuant
encore plus la certitude que dans ce
pays, il ne faut pas travailler pour
réussir socialement, il faut faire des
émeutes.
La mal-vie est là, le désespoir prend la
forme des harraga de l'émeute ou du
maquis. Notre développement ne se mesure
pas à l'aune des 4x4 rutilants pour des
richesses qui ont jailli du néant avec,
on l'aura compris, plus de 5 milliards
de dollars pour les 5 millions de
voitures importées sans aucune retombée
réelle en termes d'emplois. Les
Algériens se saignent aux quatre veines
pour acheter un véhicule et ceci entre
autres, pour conjurer la malédiction des
transports publics. Le développement ce
n'est pas aussi le portable accroché à
l'oreille avec l'invite à bavarder avec
à la clé une hémorragie de 2 milliards
de dollars par an pour le pays.
Les jeunes doivent être associés à leur
destin On croit à tort que les jeunes ne
sont intéressés que par le football, les
émissions de variétés de danses et
chants de stars payées à prix d'or avec
l'argent du contribuable. Cruelle
erreur: c'est une drogue dure car
l'addiction se paie en émeutes de
mal-vie. J'en veux à la culture qui a
réussi à abrutir la jeunesse en lui
proposant une sous-culture de
l'abrutissement où elle est invitée à
«se divertir», alors qu'il faut lui
proposer de l'éducation, du travail,
bref, de la sueur au lieu de
soporifiques coûteux et sans lendemains.
Le symbole d'un pays n'est pas
uniquement dans une équipe nationale de
foot, mais dans des institutions
nationales qui créent de l'intelligence.
Il est aussi dans ses formateurs qui, au
quotidien, entretiennent la flamme
vacillante de la science. S'il faut une
équipe de football pour rassembler les
gens et faire qu'ils se parlent, qu'ils
se respectent, y a vraiment un problème
de fond à régler.
Que l'on ne s'y trompe pas! Les jeunes
ne doivent pas être manipulés. Il faut
leur proposer une perspective d'avenir
autrement que par la charité et le
saupoudrage à géométrie variable. La
jeunesse est notre richesse commune.
Elle doit être la préoccupation de tous
les départements ministériels, à
commencer par le système éducatif. Les
jeunes n'écoutent plus parce que tous
autant que nous sommes et surtout
l'Etat, n'avons pas su répondre à la
jeunesse qui aspire à la connaissance
mais aussi à la liberté et à la réussite
sociale. Ce que les médias étrangers
leur «proposent» le temps d'une
connexion, télescope brutalement l'amère
réalité de leur quotidien fait
d'incertitude, d'ostentation, de
m'as-tu-vu des riches qui ont jailli du
néant.
Ces jeunes, que l'on craint, au lieu de
leur indiquer le sens de l'effort, ne
connaissent rien de l'histoire de
l'Algérie qui, pourtant - sans être
éduqués dans le culte de la patrie - ont
au fond d'eux-mêmes le «feu sacré» qui
fait que nous pourrions faire des
Algériens un peuple fasciné par
l'avenir. Souvenons-nous, à
l'Indépendance, nous étions tout feu,
tout flammes et nous tirions notre
légitimité internationale de l'aura de
la Révolution de Novembre. La flamme de
la Révolution s'est refroidie en rites
sans conviction pour donner l'illusion
de la continuité.
Le pays s'enfonce inexorablement dans
une espèce de farniente trompeur tant
que le baril couvre notre gabegie.
Notre
système éducatif est en miettes. Notre
université est moribonde.
Pourquoi ne flatte-t-on les Algériens
que dans le sens de la facilité? A
savoir le soporifique du football, une
drogue sans lendemain, et les soirées
musicales, c'est à se demander à quoi
sert le ministère de la sous-culture
chargé d'anesthésier à longueur d'année
les jeunes?
Il me semble que trois questions
structurent notre futur: qui
sommes-nous? Quelle éducation
devons-nous donner à nos enfants? Quel
est notre avenir dans un contexte
chaotique où l'AIE prévoit des guerres
pour l'énergie, qui sont déjà là? Nous
ne serons pas épargnés. Pourquoi
sommes-nous en panne d'imagination?
Pourquoi nous ne faisons pas émerger de
nouvelles légitimités? Pourquoi nous
nous tenons le ventre et avons-nous peur
du lendemain devant le vide sidéral des
dizaines de partis politiques et d'élus
dont on peut se demander à juste titre
quelle est leur valeur ajoutée si ce
n'est celle d'émarger au râtelier de la
rente et d'avoir une visibilité sociale?
Qui
sommes-nous?
Plus que jamais, nous nous devons de
nous poser la question: qui sommes-nous?
C'est encore l'incertitude. Doit-on se
confier pieds et poings liés au marché
et à la société dite du plaisir fournie
par une mondialisation sans état d'âme
qui est là pour prévenir tous les désirs
du consommateur pourvu qu'il ait de
l'argent pour payer, ou inculquer des
valeurs et des grilles de lecture aux
jeunes, pour leur permettre de séparer
le bon grain de l'ivraie?
En 2013, il y a encore des Algériens qui
s'identifient à leurs tribus, leurs
régions, leurs quartiers. Il y a ceux
qui sont encore arrimés mentalement à
une sphère moyen-orientale au nom d'une
arabité de la résurrection (El Baâth),
il y a ceux qui pensent qu'il faut en
revenir au socle rocheux amazigh
maghrébin. Il y a enfin ceux qui ne
parlent pas de pays mais de «oumma».
Dans cette errance identitaire, il n'y a
pas de place pour l'homme qui se veut
être Algérien sans appartenir à aucune
de ces catégories. C'est le cas à titre
d'exemple de tous ceux qui, à défaut
d'être traités comme des «Algériens à
part entière», sont traités comme des
«Algériens entièrement à part!». On
l'aura compris, ce projet de société est
à des années-lumière de celui qui met le
cap sur le salaf (le retour à la pureté
originelle).
Ce dilemme que nous n'avons toujours pas
résolu et pour cause, oppose toujours en
Algérie, deux visions du monde. Celle
d'une laïcisation débridée et celle d'un
cap sur le Moyen -âge. C'est une lutte
sourde du fait que nous n'osons pas
aborder les problèmes d'une façon
sereine. C'est soit un arabisme débridé
des métropoles moyen-orientales dont on
connaît les limites soit une métropole
occidentale qui nous encourage, qu'on le
veuille ou non, à nous atomiser. Le
résultat des courses est que la «accabya»
est toujours là au détriment de la
nation.
Quelle
histoire devons-nous apprendre à nos
enfants si nous ne sommes pas d'accord
sur les fondamentaux?
Quand on pense aux mythes fondateurs de
l'histoire américaine - deux siècles
d'existence - et leur «Destinée
Manifeste», à l'Histoire de France, des
Astérix, Clovis, Dagobert, Jeanne d'Arc,
nous n'avons pas pour notre part à
mythifier notre Histoire. 18 siècles
avant la venue de l'Islam, il y avait un
peuple qui avait une histoire.
Massinissa battait monnaie quand les
Européens n'avaient pas encore émergé
aux temps historiques... Nous devons
réconcilier notre peuple avec son
histoire que nous devons assumer avec
ses heurs et malheurs. La dernière
révolution (1954-1962) s'inscrit dans
une longue lignée de révoltes, elle a eu
l'immense mérite d'avoir soudé les
Algériens du Nord, du Sud, de l'Est et
de l'Ouest n'en déplaise aux diviseurs
de tout poil. L'histoire devra être
écrite et ne pas être prise en otage par
ce qu'on appelle la famille
révolutionnaire, ce qui a amené à la
constitution d'une véritable satrapie
qui a ses règles de cooptation, de prise
en otage du pouvoir et naturellement de
répartition de prébendes et de
privilèges en tout genre.
Maintenant que nous avons essayé toutes
les thérapies mortifères allant du
socialisme scientifique au socialisme de
la mamelle, de l'ouverture économique
débridée à la tentation du califat, le
moment est venu pour un projet de
société consubstantielle de l'identité.
La devise néolibérale: «Ne pensez pas,
dépensez!» a trouvé en Algérie une
brillante application. Jusqu'à quand?
Nos enfants devraient apprendre une
Histoire de l'Algérie qui ne zoome pas
sur les pulsions malsaines du moment
mais qui soit oecuménique? Comment tenir
à ses repères identitaires et religieux
sans en faire un fonds de commerce? La
sous-culture actuelle, celle des danses,
des chants a abêti les Algériens au lieu
de les faire réfléchir à leur unité.
Il nous faut re-cimenter, comme l'a fait
la Révolution, imaginer des nouvelles
formes d'épanouissement régional dans le
cadre du creuset national, un peut comme
les Etats américains, ou les landers
allemands. Pourquoi voulons-nous garder
un héritage jacobiniste qui a montré ses
limites même en France? Laissons à
chaque province donner la pleine mesure
de son talent. La cohésion de la société
algérienne «ce désir d'être ensemble»
pour reprendre l'expression de Renan est
à ce prix. Elle devrait être un
«plébiscite de tous les jours». Le
dialogue, la force de persuasion
permettra l'adhésion du plus grand
nombre. Pour cela, l'un des moteurs de
la consolidation de l'identité
algérienne, en l'occurrence, le Service
national, doit être urgemment réhabilité
avec une feuille de route pour aussi
participer à l'édification du pays par
une politique de grands travaux.
Quel
système éducatif pour repartir du bon
pied?
Le terrorisme a pour lit un système
éducatif désastreux, c'est l'école qui
est en partie responsable des malheurs
du pays. L'état des lieux est connu. Le
système éducatif est un train fou que
personne ne veut arrêter. Ce n'est pas
la priorité de tous les gouvernements
qui se sont succédé alors qu'il devrait
être leur préoccupation toute affaire
cessante. Nous allons repartir de très
loin pour mettre en place une école qui
ne fait pas dans l'exclusion, qui
apprenne à l'élève avant la sixième à
lire, écrire et compter dans un
environnement de plus en plus formaté
par les médias, l'Internet et
l'ordinateur. S'agissant de
l'enseignement supérieur, le fait de
bourgeonner en mettant une université
par wilaya est une erreur outre le fait
que l'encadrement qualitatif est
marginal, cette vision ne contribue pas
au brassage des jeunes de toutes les
régions. L'élève va de l'école à
l'université dans sa région; ceci est
mortel pour le vivre-ensemble. Le
brassage comme le faisait le Service
national, est nécessaire.
En ce qui concerne la formation
technologique, il nous a été donné de
protester contre l'extinction de la
formation d'ingénieurs et de techniciens
remplacés par un ersatz appelé LMD.
L'Université algérienne devra, si elle
ne veut pas rater encore le
développement technologique du pays
d'une façon irréversible, réhabiliter la
formation d'ingénieurs et de techniciens
par milliers. J'en appelle clairement à
la remise sur les rails, avant qu'il ne
soit trop tard, de la formation
technologique dans le pays, en
réhabilitant la discipline des
mathématiques, des mathématiques
techniques, Dans la cacophonie actuelle,
ce qui restera dans le futur, ce sont
les hommes et les femmes bien formés,
fascinés par le futur et dont l'Algérie
aura besoin. Le destin de l'Algérie se
jouera assurément dans cette génération,
ne la ratons pas!
Quel
développement pour le XXIe siècle?
Le troisième volet de mon intervention
concerne l'errance en termes de
développement. L'Algérie étant
mono-exportatrice d'hydrocarbures, elle
n'a fait que consommer la rente. Sans
vouloir jouer les pythies, l'avenir est
sombre. Pire encore, on fait miroiter
aux Algériens le gaz de schiste qui,
dans leur imaginaire, devra prendre la
relève du pétrole sur le déclin, les
incitant plus que jamais au farniente à
l'instar des satrapes du Golfe... Nous
aurons droit à des guerres, de l'eau,
des guerres pour la nourriture. Enfin,
le point d'orgue est que la guerre pour
l'énergie décrivait en creux le conflit
de civilisations. Comment alors
l'Algérie devra-t-elle s'orienter vers
une consommation non carbonée tout en
optimisant ses ressources? Comment
passer de l'ébriété énergétique actuelle
à la sobriété énergétique seule garante
d'un développement durable? Une
stratégie énergétique multisectorielle
doit impliquer la société, les
départements ministériels, bref, un plan
Marshall qui doit impérativement reposer
sur l'adhésion de tous, de l'écolier
pour en faire l'éco-citoyen de demain, à
l'imam qui, dans ses prêches, doit
parler du développement durable...
Notre indépendance a atteint l'âge de
raison. Mais l'Algérie peine toujours à
se redéployer dans un environnement
mondial de plus en plus hostile. Est-ce
parce qu'elle n'a pas des compétences?
Est-ce qu'elle n'a pas des ressources?
Non! Comment alors expliquer cette panne
dans l'action qui fait que nous sommes
encore à chercher un projet de société
et à vivre au quotidien gaspillant une
rente imméritée qui hypothèque lentement
mais sûrement l'avenir de nos enfants,
leur laissant, ce faisant, une terre
inculte, ouverte à tout vent où rien de
«construit» par l'intelligence de
l'homme ne lui donnera une singularité?
Qu'on se le dise! L'Algérie n'est pas
sortie de l'ornière tant que le peuple
n'est pas associé à son destin,
l'Algérie sera vulnérable.
L'Algérie occupe les médias étrangers,
uniquement quand c'est le chaos, mais
pas quand des réalisations sont faites.
Nous l'avons vu avec la tragédie de In
Amenas, avec la mort d'une cinquantaine
de personnes. Il nous faut changer de
fusil d'épaule. Nous avons perdu notre
indépendance graduellement depuis 50 ans
en acceptant de devenir vulnérables, la
rente ayant anesthésié toute mise en
marche de nos neurones à telle enseigne
que tout est importé, l'Algérie se
contente de consommer ce qui ne nous
appartient pas.
Le combat que nous devons mener dans ce
XXIe siècle de tous les dangers est de
donner une nouvelle indépendance à
l'Algérie. Nous ne pouvons plus
incriminer l'ancienne puissance
coloniale pour la colonisation. L'Esprit
de Novembre devrait toujours être en
nous. Nous devons le réanimer chacun de
nous en donnant l'exemple de
l'abnégation. Pour cela, seul le parler
vrai, l'honnêteté et le travail
permettront à nos aînés de se reposer
enfin, sachant que le flambeau est
définitivement entre de bonnes mains.
En définitive, il nous faut retrouver
cette âme de pionnier que l'on avait à
l'Indépendance en mobilisant, quand il y
a un cap. Imaginons pour rêver que le
pays décide de mettre en oeuvre les
grands travaux, il mobilisera dans le
cadre du Service national, véritable
matrice du nationalisme et de
l'identité, des jeunes capables de faire
reverdir le Sahara, de s'attaquer aux
changements climatiques, d'être les
chevilles ouvrières à des degrés divers
d'une stratégie énergétique qui tourne
le dos au tout-hydrocarbures et qui
s'engage à marche forcée dans les
énergies renouvelables. Nul besoin alors
d'une équipe nationale qui nous donnera
le bonheur épisodiquement, le bonheur
transparaîtra en chacun de nous par la
satisfaction d'avoir été utile, et en
contribuant par un travail bien fait,
par l'intelligence et la sueur, à
l'avènement de l'Algérie de nos rêves
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz
Publié le 22 janvier 2013 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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