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L'EXPRESSIONDZ.COM
17 OCTOBRE 1961
Impunité et mépris
Pr Chems Eddine Chitour
Maurice Papon - Photo AP
Lundi 19 octobre 2009
«Nous aurions, ‘‘contre l’oubli’’, un premier devoir: pensons
d’abord aux victimes, rendons-leur la voix qu’elles ont perdue.»
Jacques Derrida.
«Le 17 octobre 1961, lors d’une manifestation non violente
contre le couvre-feu qui leur était imposé, des dizaines
d’Algériens étaient assassinés à Paris par des fonctionnaires de
police aux ordres de leurs supérieurs. Depuis quarante-huit ans,
ce crime contre l’humanité commis par l’État a été occulté, et
ceux qui l’ont organisé n’ont jamais eu à rendre compte ni de
leurs décisions ni de leurs actes. Petit rappel de la genèse de
l’affaire: le 5 Octobre 1961, le préfet de police Maurice Papon
publie un communiqué: "Dans le but de mettre un terme sans délai
aux agissements criminels des terroristes, des mesures nouvelles
viennent d’être décidées par la préfecture de police. En vue
d’en faciliter l’exécution, il est conseillé de la façon la plus
pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de circuler
la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et
plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin. (...) En
conséquence, il est très vivement recommandé aux Français
musulmans de circuler isolément, les petits groupes risquant de
paraître suspects aux rondes et patrouilles de police." De plus,
le préfet de police décide que les débits de boissons tenus et
fréquentés par les Français musulmans d’Algérie doivent fermer
chaque jour à 19 heures.» Pour Jean-Luc Einaudy, les
journées des 17 et du 18 octobre 1961 représentent le paroxysme
de pratiques policières qui s’étaient installées et banalisées
depuis bien longtemps. On pourrait même remonter antérieurement,
au déclenchement de la guerre en Algérie tant les traditions
policières antialgériennes sont anciennes. «(...) Il faut se
rappeler qu’en juillet, à Lugrin, les négociations sont rompues
avec le FLN sur la question de l’avenir du Sahara. Une situation
qui va faciliter le recours aux supplétifs algériens, ces hommes
enrôlés en Algérie. Dans l’ensemble, les actions menées [par le
FLN Ndlr] sont défensives, les attentats contre les policiers
sont menés en réponse à des actes de répression. Ils n’ont pas
de caractère terroriste: (...) C’est une chasse à l’homme
généralisée, à Paris comme en banlieue. Le préfet de police
organisant un défoulement sans limites avec l’objectif de vider
le sac du mécontentement de la police qui est réel, afin de le
détourner du gouvernement qui a fort à faire avec les états
d’âme de nombreux militaires et les entreprises séditieuses de
l’OAS. (...)»(1)
«Un pour...dix»
La version officielle en reste toujours aux deux morts, puis aux
six morts reconnus par les services de police. Il a fallu
attendre le rapport du conseiller d’État Mandelkern établi en
1997 à partir des archives de la préfecture de police alors
secrètes, pour qu’on parle de plusieurs dizaines de morts, ce
qui reste loin du compte. Mes recherches me conduisent à
affirmer qu’il y a eu au moins 200 morts lors des journées des
17 et 18 octobre et plusieurs centaines durant les mois de
septembre et d’octobre. Je publie les noms de 400 personnes
retrouvées mortes, auxquelles il faut ajouter de très nombreux
disparus dont on n’a jamais retrouvé les corps (...) Octobre,
c’est l’émergence en plein Paris des pratiques criminelles qui
s’étaient installées et généralisées en Algérie, c’est la
manifestation de tout le système d’exactions que ce conflit a
généré. De Gaulle couvre Papon et fait taire tous ceux qui
réclament la tête du préfet de police: La manifestation était
interdite. Le préfet de police a reçu mission et avait le devoir
de s’y opposer. Il a fait ce qu’il devait faire. (...) Ce qui a
été perpétré ressortit, au contraire, à un plan concerté,
organisé et mis en oeuvre par les plus hautes autorités
politiques et policières de l’époque qui ont décidé d’appliquer
aux «Français musulmans d’Algérie» vivant en France un
état d’exception permanent où les tortures, les séquestrations
arbitraires, les enlèvements pour des motifs raciaux et
politiques ne sont pas des accidents liés à des
dysfonctionnements mais la norme de cet état d’exception. Selon
Omar Boudaoud, cité par Youcef Girard, «la manifestation du
17 octobre 1961 agit comme un révélateur de l’action des
pouvoirs de police française à l’égard des Algériens». Dans
les jours précédant le 17 octobre, du 1er au 16 octobre 1961,
l’Institut médico-légal de Paris recensa 54 cadavres de
Maghrébins. (...) La répression contre le FLN s’intensifiait et
l’ensemble des immigrés en subissaient les conséquences selon la
logique coloniale de la répression collective. Le 2 octobre, au
cours de l’enterrement d’un policier tué dans une attaque du
FLN, Maurice Papon affirma: «Pour un coup reçu, nous en
porterons dix.» (...) Le couvre-feu touchait
particulièrement les militants nationalistes algériens car,
selon Omar Boudaoud, «le travail du FLN s’effectuait
généralement le soir: les réunions de militants se tenaient dans
les cafés ou dans d’autres endroits, la collecte des cotisations
s’effectuaient après la sortie du travail et le repas du soir,
de même que la diffusion de la "littérature" FLN». Devant
les difficultés que le couvre-feu entraînerait pour
l’organisation nationaliste, le Comité fédéral expliquait que «l’application
de ce couvre-feu deviendra un handicap insurmontable et
paralysera toute activité. Essayez donc d’organiser quelque
chose pour riposter».(2)
Le 17 octobre à 20h30, heure à laquelle débutait le couvre-feu,
la première étape de la mobilisation fut mise en oeuvre: une
grande manifestation non violente fut organisée à Paris. «Nous
rappelâmes le caractère impératif de la directive: toute riposte
était interdite. Pas question d’avoir le moindre canif»
(...) Des policiers témoignaient: «Parmi les milliers
d’Algériens emmenés au parc des Expositions de la porte de
Versailles, des dizaines ont été tués à coups de crosse et de
manche de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate
ou du foie, brisure des membres. Leurs corps furent piétinés
sous le regard bienveillant de M.Paris, contrôleur général.
D’autres eurent les doigts arrachés par les membres du service
d’ordre, policiers et gendarmes mobiles, qui s’étaient
cyniquement intitulés "comité d’accueil"»(3) Connaissant les
méthodes répressives inhumaines de la police, on peut
s’interroger à juste titre pourquoi avoir exposé à la bestialité
de la police des centaines d’Algériennes et d’Algériens. Omar
Boudaoud s’explique: «Nous nous attendions certes à une vague
de répression; mais nous étions tellement sûrs du caractère
pacifique de la manifestation, que la sauvagerie et l’atrocité
de la répression qui s’en suivit nous prit au dépourvu.»
Après cette terrible nuit, l’Etat français s’employa à recouvrir
les massacres du 17 octobre 1961 du voile de l’amnésie.(3)
Les événements du 17 octobre 1961 ont longtemps été frappés d’un
oubli presque entier. Longtemps, nul ne semblait savoir qu’avait
eu lieu en 1961 une manifestation de masse d’Algériens à Paris,
ni qu’elle avait été réprimée avec une extrême violence. L’oubli
qui a frappé la journée du 17 octobre 1961 est-il dû à la
censure organisée par le pouvoir? C’est une explication que l’on
a souvent invoquée; et au regard du nombre des saisies et des
interdictions de publication, elle semble justifiée. Le journal
Vérité-Liberté, qui dénonce les massacres et reproduit des
témoignages, en particulier un tract de policiers dénonçant la
violence extrême de la répression, est immédiatement saisi sur
ordre du préfet de police M.Papon. Fin 1961, le livre Ratonnades
à Paris, de P. Péju, est saisi lui aussi. (...) La censure ne
semble pourtant pas suffire à expliquer l’oubli du 17 octobre,
si l’on considère en particulier ce qui a été écrit dans la
presse dans les jours qui ont suivi les massacres. Au lendemain
de la manifestation, seuls L’Humanité et Libération dénoncent la
violence de la répression; Le Monde et La Croix, se voulant
neutres, relaient la version officielle de «heurts» avec
la police tandis que Le Figaro et France-Soir affirment que ce
sont les manifestants, «fanatisés» ou «manipulés»
par le FLN. (...)(4)
Un crime oublié
«Un premier élément de réponse s’impose: le 17 octobre 1961 a
d’abord été oublié au même titre que tous les crimes de la
Guerre d’Algérie.(...) Mais l’oubli du 17 octobre 1961, c’est
aussi son recouvrement et sa confusion avec la manifestation de
Charonne. Le 8 février 1962, quelques mois après la
manifestation des Algériens, le Parti communiste français
organise une manifestation pour exiger que soit mis fin à la
Guerre d’Algérie. Les policiers chargent et huit personnes
trouvent la mort. A leurs obsèques se rassemblent plusieurs
dizaines de milliers de personnes. La mémoire des martyrs de
Charonne sera entretenue avec constance par le PCF et au-delà
par l’ensemble de la gauche française. Charonne restera pour
tous le symbole de la violence de l’Etat pendant la Guerre
d’Algérie et a effacé de la mémoire le 17 octobre 1961.»(4)
Si, en 1972, P. Vidal-Naquet avait déjà rappelé les massacres
des 17 et 18 octobre 1961 dans son livre La Torture dans la
République, c’est à partir des années 1980 qu’ils acquièrent peu
à peu une véritable publicité. (...) Tout au long des années
1980 et 1990, des intellectuels et des journalistes travaillent
à ce que le 17 octobre acquière la publicité qui lui est
refusée: en 1983 paraît le roman de D. Daeninckx, Meurtres pour
mémoire; en 1985, le livre de M.Lévine, Les ratonnades
d’octobre; La Bataille de Paris, publié en 1991. A partir
d’archives du FLN, de témoignages de manifestants et de
policiers, à partir des plaintes déposées à l’époque et de
registres de cimetières, J-L.Einaudi retrace, minute par minute,
le déroulement de la manifestation et de sa répression. (...) La
position du gouvernement socialiste sur le 17 octobre 1961 est
en fait essentiellement ambiguë. (...) Par ailleurs, même après
la déclaration du Premier ministre en 1999, J-L.Einaudi s’est vu
une nouvelle fois refuser l’accès aux archives de la préfecture
de Paris. Enfin, le Premier ministre [Lionel Jospin Ndlr] s’est
prononcé contre la reconnaissance officielle des crimes du 17
octobre 1961, déclarant que l’Etat n’avait pas à faire acte de
«repentance» et qu’il appartenait à présent aux historiens de
faire le nécessaire travail de mise au jour de la vérité sur ces
événements. La réticence de l’Etat et de la société civile à
reconnaître les crimes du 17 octobre 1961 témoigne plus
profondément de ce que l’histoire de la colonisation reste à
faire. Charlotte Nordmann & Jérôme Vidal 17octobre1961.free.fr/.
Les massacres du 17 octobre 1961 ne sont pas une singularité,
ils ont été précédés -le mot génocide est une marque déposée de
la Shoah -par une série de massacres à grande échelle à Guelma,
Kherrata, Sétif et aussi Alger en 1957 avec un Aussarresses que
présente Pierre Vidal-Naquet dans La torture dans la République
comme le chef de file d’une équipe de tueurs professionnels.
L’écrasante majorité des généraux qui ont eu à diriger les
opérations militaires en Algérie à un moment ou un autre, ont
soit donné l’ordre, soit couvert des actes barbares contre des
populations civiles quand ils ne les menaient pas eux-mêmes;
comme le général Pélissier en 1845 dans les plaines du Dahra. Ce
général piégea les Ouleds Riahs dans les grottes de Nekmaria, y
entassa des fagots de bois, alluma le feu et les enfuma devenant
ainsi avec presque un siècle d’avance l’un des pères des
chambres à gaz. Plus tard, un soldat raconte: «Rien ne
pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait
la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions
qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant
d’expirer. Le sang leur sortait par la bouche; mais ce qui
causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la
mamelle gisant au milieu des débris de moutons, des sacs de
fèves...». Pendant 132 ans, la France autoproclamée des
droits de l’Homme -pétrie du, dit-on «siècle des Lumières»
-et qui fut à bien des égards «un siècle des ténèbres»
pour les peuples faibles- n’a cessé de réduire les Algériens par
des massacres sans nom. Elle n’a cessé aussi de déstructurer le
tissu social au point de problématiser, encore de nos jours,
l’identité des Algériens, et d’avoir semé dans nos têtes le
virus de la soumission intellectuelle au point que tout ce qui
vient «de l’autre coté» est du pain béni. Cette
colonisation inhumaine avec son cortège funèbre a broyé des
millions de vies humaines et traumatisé une société qui peine à
se redéployer. Il y eut tout au long de ces dernières années un
regain des «nostalgériques» qui assument, revendiquent,
claironnent avec l’approbation tacite du pouvoir. S’agissant de
la guerre d’Algérie et de ses conséquences tragiques toujours
actuelles, on se souvient que le 6 mai 2007, le président de la
République Nicolas Sarkozy prononce cette phrase sans appel: «Je
veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de
soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des
autres.» «Qu’est-il reproché aux hommes et aux femmes,
écrit Olivier LeCour GrandMaison, qui souhaitent que l’Etat
reconnaisse les crimes coloniaux commis par la France? (...)
Sans doute est-ce au moment où la commémoration de la
destruction des Juifs d’Europe est devenue consensuelle que tout
autre exigence mémorielle a été perçue, par beaucoup, comme un
désordre politique et une inconvenance morale témoignant d’une
"surenchère victimaire" inacceptable parce que dangereuse. (...)
Dans ce contexte, l’expression "banalisation d’Auschwitz" fait
partie de ces locutions "magiques", ou diaboliques qui, en
raison de leur pouvoir d’intimidation et de stigmatisation, se
suffisent à elles-mêmes et dispensent ainsi leurs utilisateurs
de la nécessité de justifier leur position. (...)». On
l’aura compris, pour Max Gallo, Alain Finkielkraut Pascal
Bruckner avec sa «tyrannie de la repentance» ont
idéologisé «la non-repentance», seuls les crimes commis
envers les Juifs doivent faire l’objet d’une repentance ad
nauseam déclinée sous toutes les formes, impunité d’Israël,
risque de condamnation pour antisémitisme et naturellement «industrie
de l’holocauste». Laissons Pierre Bourdieu conclure: «J’ai
maintes fois souhaité que la honte d’avoir été le témoin
impuissant d’une violence d’État haineuse et organisée puisse se
transformer en honte collective. Je voudrais aujourd’hui que le
souvenir des crimes monstrueux du 17 octobre 1961, sorte de
concentré de toutes les horreurs de la guerre d’Algérie, soit
inscrit sur une stèle, en un haut lieu de toutes les villes de
France, et aussi, à côté du portrait du Président de la
République, dans tous les édifices publics, Mairies,
Commissariats, Palais de justice, Écoles, à titre de mise en
garde solennelle contre toute rechute dans la barbarie raciste.»
1.Jean-Luc Einaudi. Un crime toujours pas condamné. L’Humanité
13 octobre 2001
2.Youcef Girard. 17 octobre 1961: Nuit sanglante à Paris, samedi
18 octobre 2008 - Oumma.com
3.Boudaoud Omar. Du PPA au FLN, mémoire d’un combattant, Alger,
Casbah Editions, 2007
4.45e anniversaire des crimes du 17 octobre 1961: l’oubli et la
mémoire. 16/10/2006. Oumma.com
Pr Chems Eddine Chitour, Ecole nationale
polytechnique, Ecole d´ingénieurs Toulouse
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Publié le 19 octobre 2009 avec l'aimable autorisation de l'Expression
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