Opinion
1962-2012 :
Cinquante ans après, la guerre des
mémoires
Chems
Eddine Chitour
Pr Chems
Eddine Chitour
Lundi 19 mars 2012
«Les pays
coloniaux conquièrent leur indépendance,
là est l'épopée. L'indépendance
conquise, ici commence la tragédie.»
Aimé Césaire
Aujourd'hui, nous fêtons en tant
qu'Algériens, dans l'indifférence la
plus totale des pouvoirs publics, la fin
de la guerre de Libération, dernière
réplique sanglante d'un tremblement de
terre qui a eu lieu un matin de juillet
1830. Si en France cela a donné lieu à
toute sorte de débats, allant du
révisionnisme en ces temps d'élection, à
l'indifférence totale, en Algérie, c'est
le désert de l'Histoire, de la
réflexion, bref, cette halte historique
est de fait un non-évènement pour les
jeunes qui sont à des années-lumière de
l'aura de cette révolution qui a marqué
son époque. En France la tendance est
toujours à la positivité de la
civilisation que nous aurait ramené,
dans sa vision généreuse, la France.
Qu'en est-il exactement de cette
civilisation et quels en furent les
vecteurs ?
Les
Français d'Algérie
Pour Esclangnon -Morin, qui a analysé la
sociologie des Français d’Algérie- ce
peuple allogène à l'indigène- Ce fut dès
le départ une exclusion , le nouveau
peuple se créant un mythe sur mesure :
«L'idée d'un «peuple nouveau» est une
utopie qui se prolonge jusqu'à la
Seconde Guerre mondiale. Les romanciers
s'en emparent. Louis Bertrand, en 1899,
exalte la «latinité» de ces Français
dans son livre Le Sang des races. Il
évoque cette magnifique plante humaine
[...] plèbe confuse, faite de toutes les
races méditerranéennes, laquelle cherche
en ce moment à se définir, à s'affirmer
comme peuple homogène. La filiation avec
la civilisation romaine est mise en
valeur: on se souvient et on veut
rappeler qu'avant le déferlement des
Vandales, et l'occupation musulmane
turco-arabe, l'Afrique du Nord était
latine et chrétienne. Il s'ensuit que
c'est dans et par la latinité que
commence à se définir l'identité des
Français d'Algérie'.(1)
«L'objectif poursuit la sociologue, est
de donner à tous ces immigrés un ancêtre
mythique commun. Dans les années 1930,
ce sont des jeunes écrivains qui
reprennent à leur compte la conception
d'un peuple nouveau issu de la
Méditerranée. Celle-ci est vue comme un
trait d'union entre l'Orient et
l'Occident et non pas comme la
domination de l'un par l'autre.
«L'Afrique du Nord est un des seuls pays
où l'Orient et l'Occident cohabitent»,
affirme Albert Camus. (...)Voici
pourtant un peuple sans passé, sans
tradition et cependant non sans poésie
[...]. Le contraire d'un peuple
civilisé, c'est un peuple créateur.
[...] Ce peuple tout entier jeté dans
son présent vit sans mythes, sans
consolation. [...] Les dons de la beauté
physique lui ont été prodigués. Mais
cette nouvelle «méditerranéité» exclut
toujours l'indigène. Les musulmans ne se
grefferont jamais à la communauté
européenne. Les barrières religieuses,
sociales, culturelles, économiques, sont
trop fortes. (...) Tout au long de
l'histoire de la colonisation, l'Arabe
s'éloigne; [...] L'Européen connaît de
moins en moins les populations
autochtones, à mesure que s'institue
cette sorte de ségrégation de fait,
fondée sur les différences de niveau de
vie et sur la ségrégation économique
régionale, explique Pierre Bourdieu.
L'indigène y est presque devenu un
étranger. Le paysage lui-même semble
conforter cette impression. On débaptise
le nom des villes et des villages, le
nom des rues pour leur donner des noms
français. Les quartiers neufs des
grandes villes sont construits sur le
modèle occidental, face à la vieille
ville arabe. Pour bien marquer la
prééminence d'une religion sur l'autre,
on construit des églises et des
cathédrales ostentatoires, parfois même
dans d'anciennes mosquées.»(1)
Pour arriver à cela, il a bien fallu
détruire l'identité du peuple
autochtone. Ce fut la déstructuration
méthodique de la société algérienne, les
exactions de tout ordre des Savary duc
de Rovigo, Lamoricière qui se déclarait
croisé, les faits d'arme couverts par
Bugeaud de Saint-Arnaud dont Victor Hugo
a pu dire qu'il avait «les Etats de
service d'un chacal», Tocqueville à la
tête d'une mission d'information
écrivait en 1847: «Partout nous avons
mis la main sur les revenus des
fondations pieuses. Nous avons réduit
les établissements charitables, laissé
tomber les écoles, dispersé les
séminaires. Autour de nous, les lumières
se sont éteintes. C'est dire que nous
avons rendu la société musulmane plus
désordonnée, plus ignorante et plus
barbare qu'elle n'était avant de nous
connaître.» Le même Tocqueville qui
deviendra un colonialiste enragé...
L'indigène au contact de l'Européen
s'ensauvage – pour reprendre uen
expression du grand poète Aimé Césaire-
graduellement et son comportement de
sauvage à civiliser est encadré par le
Code de l'indigénat et ses 40
infractions. Relégué loin des terres
fertiles, il s'accroche à ce qu'on lui
laisse de terres arides. S'il meurt de
faim, de maladie et s'il veut un bout de
pain, l'église charitable du cardinal
Lavigerie est là pour le secourir
moyennant sa conversion surtout s'il est
berbère, car il est «superficiellement
islamisé» et Lavigerie ne désespérait
pas de lui faire retrouver son socle
rocheux chrétien...un héritage de son
ancêtre saint Augustin. On dit que la
population algérienne fut réduite de 3
millions d'âmes dans les décennies
1850-1860. Ce n'est qu'en 1880 qu'elle
retrouva le niveau qu'elle avait en
1830.
Naturellement, il y eut, ça et là, des
contacts d'autant plus importants que
les conditions sociales des deux
communautés étaient proches, mais comme
l'écrit Pierre Nora: «Le plus misérable
des Français jouit sur tout musulman
d'une parcelle d'autorité. (...) En
Algérie on est «froncé» toujours contre
quelqu'un et d'abord contre les
«Arabes». Chaque crise historique a
déposé sur les rivages algériens des
alluvions humaines qui n'avaient en
commun que leur inadaptation. La colonie
devient pour eux le paradis de la
vengeance. Vis-à-vis de la France, ils
deviennent intransigeants et demandent
qu' «on leur laisse les mains libres
dans leur Algérie».(2)
Il nous faut aussi nuancer que malgré le
mythe de la race supérieure qu i, à des
degrès divers berçait l’imaginaire du
colon, on peut penser que les « Français
d’en bas » en Algérie, n’étaient pas
dans leur immense majorité atteint par
ce virus. Une preuve parmi tant d’autres
l’engagement de ces petits pieds noirsau
côté de la Révolution. Certains le
payèrent de leur vie.
L'inéluctabilité de la guerre
d'indépendance
Dans cette atmosphère délétère où
l’impasse parassait durer mille ans, le
pouvoir colonial bien tenu à Alger par
les Borgeaud, Schiaffino, et autres
Blachette tenait son Algérie d’une main
de fer « son Algérie » et aurrivait
continuellement à torpiller les rares
reformettes notamment celles de Blum
Violette.. Au lieu et place nous eûmes
des elections que Naegelen a
immortalisées comment étant le comble du
trucage. Elections dotn s’est inspirees
le pouvoir après 1962. R. Bonnaud décrit
d’une façon magistrale la condition du
colonisé «Imaginons quatre millions
d'Allemands ou de Russes établis en
France par le droit du plus fort et
mettant en coupe réglée un pays
exsangue, se ménageant un revenu moyen
vingt fois supérieur au nôtre et tous
les privilèges d'une caste supérieure.
Imaginons l'indigénat, les élections
truquées, l'arbitraire policier, la
ségrégation raciale. Imaginons la misère
noire, la famine et la maladie, la
brutalité des rapports humains,
l'analphabétisme, la haine. La révolte
éclatera. On s'apercevra alors que les
victimes des révoltés sont les victimes
de la France.». (3)
Jean Daniel ne dit pas autre chose quand
il écrit: «Lorsqu'on voit ce que
l'occupation allemande a fait comme
ravage en 4 ans dans l'esprit français,
on peut deviner ce que l'occupation
française a pu faire 132 ans en
Algérie.» Après avoir pendant plus de
cinquante ans essayé la voie du combat
politique, les Algériens furent amenés à
envisager de recourir à la force et à
combattre le colonialisme. Ce fut une
guerre atroce où à la torture
institutionnalisée des Bigeard, Massu et
les meurtres de sang-froid des
Aussaresses, répondait la violence des
combattants algériens. Cette torture
dénoncée par le général de La
Bollardière ce qui lui valut 60 jours de
forteresse. Naturellement, du côté
algérien, les bavures étaient aussi
dénoncées comme l'a fait Ferhat Abbas le
premier président du GPRA: «Certes, nos
fautes furent graves...On a assassiné
des innocents pour assouvir d'anciennes
haines, tout à fait étrangères à la
lutte pour l'indépendance.»(4)
La
responsabilité de l'OAS
Dans une émission de France 2 du début
mars 2012, Daniel Pujadas en maître de
cérémonie questionna Maître Ali Haroun
sur la responsabilité du FLN dans les
exactions de la période transitoire. Ce
dernier expliqua pédagogiquement ce que
c'est la violence de l'indigène, dernier
recours face à une violence continue
pendant 132 ans. Il rappelle que la
vacance du pouvoir était imputable
autant à l'armée française qu'au FLN qui
furent dépassés par la violence aveugle
de l'OAS curieusement absente du débat..
Justement l’historien Glles Manceron en
parle et pointe du doigts sa
responsabilité : « L'OAS refusait
l'indépendance de l'Algérie et elle a
tout fait pour empêcher le processus de
transition que prévoyaient les Accords
d'Evian. En se lançant dans des
attentats terroristes, qui ont tué de
nombreux civils algériens, elle a
compromis le maintien en Algérie d'un
nombre important de pieds-noirs. Les
négociateurs d'Evian envisageaient le
maintien d'environ 400.000 pieds-noirs.
Il n'en est resté que moins de 200.000 à
la fin de l'année 1962.» (5)
«L'OAS, en s'attaquant à l'Exécutif
provisoire qui devait organiser la
transition vers l'indépendance, a
compromis leur avenir en Algérie. Mais
ce n'est pas la seule raison pour
laquelle les Accords n'ont pas été
appliqués. Ils prévoyaient des
«garanties» pour la population
européenne. Mais un courant partisan
d'une citoyenneté algérienne fondée sur
la seule religion musulmane et la seule
langue arabe, qui existait de manière
minoritaire dans le FLN dès le début et
avait été désavoué lors du Congrès de la
Soummam en août 1956, n'a cessé de
prendre de l'importance avec la
prolongation de la guerre et
l'accroissement des violences entre les
communautés. Ce courant ne voulait pas
non plus qu'un nombre important
d'Européens prenne leur place dans
l'Algérie indépendante. C'est
essentiellement dans un but électoral
que le président Sarkozy a choisi de
rechercher l'appui de la fraction de
l'opinion restée attachée à la
colonisation. Cela l'a conduit à faire
réapparaître au grand jour des discours
racistes et colonialistes, alors que,
pendant une vingtaine d'années, cette
fraction de l'opinion ne pesait pas
lourd parmi les forces politiques du
pays.» (5)
Gilles Manceron, estime, dans cet
entretien à l'APS, que pour progresser
vers une perception apaisée du passé, il
faut dépasser ce ressassement des
mémoires meurtries et accepter la libre
recherche historique. Dans ces
conditions, la société algérienne, qui
gardait le souvenir de la violence de la
colonisation et, dans la société
française, ont pu perdurer
majoritairement les mythes anciens sur
«l'oeuvre coloniale civilisatrice» ainsi
que le déni officiel des crimes
coloniaux. Le courant anti-colonial dans
la société française était très
minoritaire en 1962. Aucune parole
officielle n'est venue lui donner
raison. (5)
Il faut bien savoir que la fin de
«l'empire» a donné lieu à un reflux des
Européens des colonies. Ces retours se
sont fait à des rythmes différents: au
Maroc, environ la moitié de la
population française, soit 200.000
personnes, est partie en France dès
l'indépendance, l'autre moitié s'étalant
jusqu'en 1970; en Tunisie, 70.000
personnes - sur 198.000 - sont parties
en France de 1954 à 1960, environ 17.000
après l'affaire de Bizerte et les autres
progressivement jusqu'en 1967. Pour
l'Algérie, le drame de la guerre a
conduit à un exode et plus de 800 000
personnes avaient quitté le territoire
algérien durant l'année 1962 dont
500.000 environ entre mai et juillet.(5)
A ce titre, il est bon de rappeler pour
les Français qui l'auraient oublié que
les harkis n'étaient pas les bienvenus
en France. Hélie Denois de Sant Marc
rapporte que lors d'un Conseil des
ministres à Paris le 25 juillet 1962,
Pierre Messmer déclarait: «Des musulmans
harkis et fonctionnaires se sentent
menacés, l'armée demande la position du
gouvernement.» De Gaulle répond: «On ne
peut pas accepter de replier tous les
Musulmans qui viendraient à déclarer
qu'ils ne s'entendraient pas avec le
gouvernement. Le terme expatrié ne
s'applique pas aux musulmans, ils ne
retournent pas dans la patrie de leur
père, dans leur cas il se saurait s'agir
que de réfugiés. On ne peut les recevoir
en France comme tels que s'ils
connaissent un réel danger.» A une
question de Pompidou sur l'inadaptation
de quelques milliers de harkis installés
sur le plateau du Larzac, De Gaulle
ordonne de les mettre en demeure de
travailler ou de partir.» (6)
Que
reste-t-il de l'Algérie en 2012?
Les Algériens pensent que le pouvoir
colonial a eu un comportement criminel
en Algérie. Les sirènes qui nous
demandent de passer l'éponge devraient
lire l'Histoire. Le moment est venu pour
que la France reconnaisse les crimes
perpétrés en son nom en Algérie qui ne
peut effacer d'un trait de plume les
atrocités endurées par son peuple
humilié et brimé durant 132 ans.
L'opinion française admet que l'on
puisse rechercher des criminels nazis 70
ans après les faits, poursuivis par les
juifs, le dernier en date Victor
Demanjuk, jugé grabataire à l'âge de 91
ans et qui vient de mourir. Cette même
opinion, qui reconnaît la responsabilité
de l'Etat Français dans la déportation
de 15 000 juifs, nie au nom du droit du
plus fort sa responsabilité dans la
clochardisation-selon le mot de Germaine
Tillon- de la société algérienne pendant
130 ans. Cette même opinion qui, à
l'instar de Lionel Jospin-unanimisme
gauche droite- a parlé d'un solde de
tout compte avec l'indépendance. Aux
oubliettes, les terreurs, les millions
de morts dont un million durant la
guerre de Libération. Le moment n'est-il
pas venu pour tous ceux qui ont aimé
par-dessus tout cette Algérie, pour y
être nés et au nom du même ressenti, de
faire leur mea culpa, et aller vers
l'avenir? Est-il possible, cinquante ans
après les Accords d'Evian, de sortir de
la Guerre d'Algérie avec des «regards
croisés, regards apaisés»?
Au-delà du contentieux apparemment
irréductible avec la France- peut-être
qu'après les élections en France, le
problème se posera en termes plus
sereins- que reste-t-il de l'aura de la
Révolution, véritable fonds de commerce
d'empathie planétaire? Ce capital
mondial de sympathie a été dilapidé sur
l'autel des ambitions de toutes sortes.
Souvenons-nous de la phrase prophétique
de Larbi Ben Mhidi: «Lorsque nous serons
libres, il se passera des choses
terribles; on n'oubliera pas toutes les
souffrances de notre peuple pour se
disputer les places. Ce sera une lutte
pour le pouvoir. Nous sommes en pleine
guerre et certains y pensent déjà. Oui,
j'aimerais mieux mourir au combat avant
la fin.»(7)
En effet, pendant ´´l'été de la
discorde´´, les Algériens négociateurs
des Accords d'Evian préfèrent perdre le
pouvoir au profit de Ben Bella et de
Boumediène, chef de l'Armée de
libération nationale plutôt que d'entrer
dans la logique d'une guerre civile. La
guerre civile nous n'y avons pas
échappé. Un demi-siècle plus tard, nous
ne sommes pas pour autant sortis de
l'ornière nous peinons à mettre en place
un projet de société..
Il est utopique d’attendre de la France
un éventuel repentir. Nous n’avons ni
l’intelligence, ni la fortune ni les
réseaux des lobbys qui à titre d’exemple
font payer – ce que Norman Finkelstein a
appelé l’industrie de l’holocauste- tous
les pays pour le crime de l’un d’entre
eux. L’Algérie de 2012 compte 80 % de
personnes qui n’ont pas connu l’enfer
colonial, ils n’ont pas le même ressenti
que les derniers indigènes encore
vivants ; L’Algérie devrait écrire son
histoire en affrontant les vérités , en
faisant la part du feu. Elle a besoin de
réconcilier ses enfants quelques soient
les parcours qu’ils ont eus. C’est à
cette condition qu’elle rattrapera le
train du progrès. Pour cela, il est
urgent de libérer la parole, d’aller
vers une alternance sereine. Sinon, rien
n’interdit l’émergence d’un CNT
algérien…
1. Escclangnon - Morin Les Français
d'Algérie
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=234
2. Pierre Nora: Les Français d'Algérie.
Paris 1959.
3. R. Bonnaud. Revue Esprit: Juin1957
4. Ferhat Abbas: L'Indépendance
confisquée. Editions Flammarion 1985
5. Gilles Manceron. Historien «L'OAS
empêchait le processus de transition»
APS 17 03 2012
6. Hélie Denois de Sant Marc: Les Feux
de braise. Editions Perrin Paris 1996
7. Larbi Ben M'hidi cité par Yves
Courrière: Les Fils de la Toussaint Ed.
Fayard 1972
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 20 mars
2012 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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