|
L'EXPRESSIONDZ.COM
LE DÉFILÉ DU 14 JUILLET
Le post-colonialisme en action
Chems Eddine Chitour
Jeudi 15 juillet 2010
«Ces peuples (vous voyez de qui il s’agit...)
n’ont rien donné à l’humanité; et il faut bien que quelque chose
en eux les en ait empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide,
ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées
n’ont été chantées par aucun Homère.(...)» P.Gaxotte (Revue de
Paris 1957)
Mardi 13 juillet 2010, Nicolas Sarkozy
recevait à déjeuner les dirigeants de ces anciennes colonies
africaines de la France. Le scoop est le défilé de troupes
africaines lors du 14 juillet. Devançant les attaques l’accusant
de «nostalgie coloniale», il souligne «l’injustice et les
erreurs» de la période coloniale et la «force des liens» qui
unissent la France et ses anciennes colonies africaines. «Je
sais bien tout ce que la notion de «relations privilégiées», de
«relations spéciales» charrie de soupçons et fantasmes (...),
mais le moment est venu de l’assumer ensemble, sans complexe et
sans arrière-pensées.» Dans ce «passé tumultueux», il a évoqué
la dette de la France envers les pays africains, «où commença de
briller voici soixante-dix ans, la flamme de la France libre et
dont les fils ont versé leur sang pour libérer la France».
Nicolas Sarkozy a annoncé l’alignement des pensions de tous les
anciens combattants résidant à l’étranger, quelle que soit leur
nationalité.
Au moment où la France s’apprête à commémorer, le 14 juillet à
Paris, le cinquantenaire de l’accession à l’indépendance de
quatorze de ses anciennes possessions africaines, un ancien
ambassadeur de France à Dakar dénonce une régression en la
matière. Jean-Christophe Rufin a stigmatisé, dans Le Monde du 7
juillet, le pilotage par l’Elysée de la politique africaine et
l’influence des réseaux de lobbying stipendiés par les régimes
du continent. De fait, la date, tout autant que la forme,
retenue par Paris pour célébrer les indépendances traduit une
conception archaïque et inadaptée de la relation avec l’ancien
Empire français. Ce 14 juillet africain reflète l’ambivalence,
voire les impasses de la politique française à l’égard de
l’Afrique. (1)
50 ans d’indépendance
«Tout se passe, poursuit, Le Monde, en effet comme si Paris
considérait le jubilé comme un événement français. C’est en tout
cas ce que suggère l’attitude de M.Sarkozy qui n’a assisté à
aucune des cérémonies organisées par les Etats africains. Or,
que fête-t-on? A l’évidence, le bilan de ce demi-siècle
d’indépendance pour les peuples concernés n’est glorieux ni pour
la France ni pour les Etats africains. Rend-on hommage aux
sacrifices des tirailleurs coloniaux des deux guerres mondiales?
Pas de quoi pavoiser non plus, puisqu’il a fallu la récente
décision du Conseil constitutionnel pour que le principe de
l’égalité des pensions des anciens soldats africains et français
soit enfin reconnue. A l’heure où tous les pays développés et
émergents font les doux yeux à l’Afrique, la France aurait
gagné, au contraire, à saisir l’occasion du cinquantenaire pour
affirmer sa rupture définitive avec le post-colonialisme et
considérer ses anciennes possessions comme des partenaires et
non comme des obligés.» (1)
L’écrivain-diplomate Jean-Christophe Rufin rêvait d’une
diplomatie new-look dans une Afrique plus démocratique.
Ecoutons-le: «Sarkozy avait promis d’en finir avec la
Françafrique, ce réseau d’intermédiaires qui vendent leur
influence auprès des dirigeants du continent noir, aux hommes
d’affaires qui y travaillent.(...) J’ai cru à la rupture. Je
m’aperçois que rien n’a changé. Les réseaux se sont
reconstitués, plus puissants que jamais. J’ai toujours pensé que
l’absence de respect pour les mécanismes démocratiques était un
immense gâchis. Les politiques ne m’ont jamais pardonné de
penser et de fonctionner différemment.» (2)
Le cinquantenaire de l’indépendance des pays africains ne laisse
pas indifférent le président des Etats-Unis, Barack Obama, qui a
invité 18 d’entre eux à célébrer le 50e anniversaire de
l’indépendance de leur pays à Washington comme rapporté par The
Guardian du 28 juin. Le sommet, qui devrait avoir lieu début
août, portera sur les cinquante ans écoulés, sur l’avenir de
l’Afrique, le développement, la sécurité, la santé et les
conflits en cours. Obama compte également faire venir des jeunes
de chacun des pays invités. Dans le même temps, le président
Obama a affirmé en juin que le fils de l’ancien président
guinéen, Lansana Conté, est un «baron de la drogue». Exactement
comme les chefs des cartels mexicains ou colombiens. Analysant
le pourquoi de cette situation en Afrique de l’Ouest et comment
elle a basculé entre les mains des narcotrafiquants, Christophe
Champin, journaliste à RFI, explique cela par la faiblesse des
Etats: «L’Afrique de l’Ouest est apparue comme une plate-forme
idéale: elle est proche de l’Europe, les Etats y sont fragiles
avec des structures faibles et une corruption forte. C’était
donc facile de s’implanter pour en faire une plate-forme de
stockage et de redistribution.» «(...) la principale difficulté
est de contourner la corruption des élites, policière,
judiciaire ou politique. En clair, il est compliqué de mettre en
place des structures de lutte antidrogue centralisée, lorsque
l’entourage d’un chef d’Etat est mêlé à ce trafic.» (3)
Le défilé du 14 juillet «africain» a provoqué la colère
d’anciens colonisés, responsables de l’opposition camerounaise.
«C’est une insulte intolérable à la mémoire des héros et martyrs
des luttes pour l’indépendance (...). Les peuples d’Afrique
n’oublieront jamais les crimes commis par les colonialistes,
affirment-ils. Et de proposer qu’un défilé ait lieu à Addis
Abeba, la capitale de l’Ethiopie et siège actuel de l’Union
africaine.»(4) C’est aussi l’avis du Collectif de la Diaspora
Panafricaine, pour qui «la célébration du cinquantenaire de la
proclamation des indépendances des pays africains par la France
le 14 juillet 2010 est une imposture. C’est en effet un secret
de Polichinelle que l’Etat français a détourné ces indépendances
et maintenu la colonisation depuis 50 ans via des hommes de main
africains, dictateurs complices, installés et soutenus dans la
violence armée contre la volonté des peuples. Tout un système
transnational du néocolonialisme qui a bien mérité un surnom, la
françafrique. Pis encore, les forces armées africaines,
transformées en gardiennes locales du néocolonialisme par cette
françafrique, sont convoquées à défiler le 14 juillet sur les
Champs Elysées en renouvellement de leur allégeance à l’Etat
français pour la reconduite de cette politique prédatrice les 50
prochaines années». «Au lieu d’une commémoration festive de 50
ans d’une indépendance tronquée et détournée, c’est en priorité
un bilan sans complaisance qu’il y a lieu de faire. Seul un tel
bilan peut permettre de dégager des perspectives pour les
relations nouvelles et viables entre ces pays africains et la
France. Il nous revient de ne pas laisser tout le champ libre à
cette dangereuse fuite en avant de la françafrique. Nous ne
devons pas nous laisser distraire de notre propre agenda, celui
vers une nouvelle ère pour l’Afrique. C’est pourquoi nous
appelons la diaspora africaine et tous les citoyens épris de
liberté et démocratie à une manifestation à l’issue de laquelle
nous présenterons les grandes lignes du bilan ainsi que des
perspectives nouvelles. (...) Aucune pensée réfléchie ne peut
prétendre une quelconque forme d’indépendance des pays africains
essentiellement francophones, encore soumis au Franc des
Colonies Françaises d’Afrique (Franc CFA) détenu et géré par la
France et ses réseaux bancaires implantés sur le continent. Tout
un symbole de dépendance économique intégrale voulue, imposée et
maintenue par tous les gouvernements français successifs.(5)
L’Afrique de 2010 vient de franchir le seuil du milliard
d’habitants: elle abrite désormais 1 humain sur 7. Après le
scandale de la colonisation, les pays occidentaux ayant inventé
une nouvelle forme de post-colonialisme qui s’avère être de
fait, un colonialisme à distance, un néocolonialisme mâtiné de
droits de l’Homme. Cette néo-colonisation pour cause de
spoliation forcée de matières premières est encore plus dure que
la précédente car le colonisateur n’est plus là. Sous les habits
de la mondialisation, il revient en force et colonise à
distance. Jacques Chirac, dans ses confidences à Pierre Pean,
dit en substance à propos des Africains, «qu’on les a colonisés,
on s’en est servi comme chair à canon, puis comme main-d’oeuvre
pour les tâches les plus dures, on leur a pillé leurs matières
premières et maintenant on leur prend leur matière grise».
Vendue au plus offrant
Pis encore, l’Afrique est à vendre au plus offrant! Actuellement
des Etats et les multinationales achètent, pour peu d’argent,
dans les pays pauvres, d’immenses surfaces de terres pour
produire des produits alimentaires pour la nourriture des pays
riches ou pour produire des biocarburants. Ainsi, les objectifs
que l’Union européenne s’est fixés en matière d’agrocarburants
entraînent une ruée incontrôlable sur les terres des populations
pauvres d’Afrique et poussent toujours plus de personnes dans la
famine, préviennent des associations écologistes et de
solidarité internationale. Les familles paysannes indigènes sont
chassées de leurs lopins de terre qui leur permettent juste de
survivre afin qu’on puisse produire dans de grands plantations
des fruits destinés à nos conserves ou des biocarburants pour
nos voitures. (...) Les acteurs principaux parmi les acheteurs
sont la Chine, au deuxième rang la Grande-Bretagne, puis
l’Arabie Saoudite. Il faut avoir sous les yeux ce qui se passe,
par exemple lorsqu’on attribue à un investisseur 1,5 million
d’hectares de terres du Soudan, pour un délai de 99 ans. On y
cultive du blé, pas pour la population soudanaise, mais pour
l’Arabie Saoudite, ou des légumes pour la Jordanie, ou du
sorgho, d’ailleurs l’aliment principal au Soudan, pour nourrir
les chameaux aux Emirats arabes unis. C’est réellement une
folie! «Des camions transportant les produits alimentaires vers
l’étranger croisent des habitants affamés.» Addax Bioenergy, une
entreprise suisse, produit en Sierra Leone des biocarburants
pour l’Europe. il faut se rendre compte qu’on produit dans un
pays où les gens souffrent de la faim, des produits agricoles
pour faire marcher nos voitures.»(6)
Pour revenir à ce 14 juillet africain, la France n’a rien à
offrir de nouveau et d’original à un continent pratiquement en
péril dans tous les domaines, et dont les richesses ont,
jusqu’ici, été dilapidées à la fois par les multinationales et
ses propres nomenklaturas. La France a également sa grande part
dans le pillage de l’Afrique. La Françafrique depuis l’ère
Rocard n’est pas une invention sémantique. C’est bel et bien
l’ordre colonial reconduit sous des formes actuelles. À Nice,
comme rappelé à l’ordre par les réseaux de la Françafrique, le
président Sarkozy avait renoncé à faire «la rupture» annoncée au
début de son mandat. D’où le retour à ces rituels qui ont pour
objectif de régler les problèmes des dictateurs en poste, et de
drainer les matières premières des pays rendus exsangues en
servant de débouchés pour les entreprises françaises sans que
les Africains en profitent réellement.
Pour Pouria Amirshahi du Parti socialiste, la célébration a
pourtant un goût très amer: l’Afrique reste le continent blessé
par les maux les plus mortels: guerres, maladies, malnutrition
sont encore le quotidien de beaucoup d’êtres humains. La
corruption et la captation des richesses par des clans au
pouvoir, changeants au gré des putschs, demeurent des pratiques
majoritaires. L’exploitation de ses ressources et de ses terres
arables (de moins en moins...) par les grandes puissances ainsi
que par des grandes compagnies sans scrupules accentuent les
rapports de domination. Les Etats de droit sont encore rares et
les mouvements démocratiques le plus souvent décapités. (...) Il
faut souhaiter que les peuples africains eux-mêmes se mettent en
mouvement pour une souveraineté réelle et une démocratie
effective.»(7)
«En matière d’aide au développement, poursuit Pouria Amirshahi,
la France reste à la traîne: avec seulement 0,47% de son PIB
consacré à l’aide au développement (dont une part croissante
sous forme de prêts... eux mêmes destinés à rembourser des
dettes!), elle est loin de l’engagement pourtant officiel, de la
porter à 0,7%. Aux yeux de beaucoup de citoyens africains, la
France est plus perçue pour être entremetteuse dans les ventes
d’armes ou soutien, à peine honteuse, de dictateurs ou
d’aspirants dictateurs que pour sa contribution au progrès.
(...) Dépasser le stigmate colonial est possible en changeant
totalement d’optique: privilégier les échanges (universitaires,
culturels) et les projets structurants (éducation nationale,
pérennité des productions locales, infrastructures
métropolitaines, etc.) favorisera un nouveau rayonnement autours
de toutes les cultures francophones, dont toutes ne sont pas
issues de la colonisation.» (7)
On peut se demander à quoi tout ceci va servir? Est-ce sincère
et que la France du président Sarkozy tente réellement de
tourner la page coloniale? Pourquoi avoir cristallisé les
retraites pendant 65 ans et attendre qu’un film, Indigènes de
Rachid Bouchareb, en parle pour prendre en considération la
dette de sang de la France envers ces pays compagnons d’armes
sur les champs de bataille, mais bougnoules après, la meilleure
preuve est que lors du défilé de la victoire, le général de
Gaulle aurait donné instruction pour «blanchir les bataillons»,
il ne saurait être question de montrer aux Parisiens que les
bougnoules et les bamboulas ont payé le prix fort à Monte
Cassino et pour la libération de la Provence. En lieu et place
on fait défiler des militaires qui ont brimé leurs peuples. A
bien des égards, ce défilé exotique nous rappelle étrangement
les zoos humains dont parlent si bien Pascal Blanchard et
Sandrine Lemaire. Ce «divertissement» devait permettre aux
Français d’oublier leur quotidien, comme le faisait il y a près
d’un siècle et demi un certain Geoffroy de Saint Hilaire,
directeur du jardin d’acclimatation à Paris, qui, pour combattre
l’ennui des Parisiens, leur proposait des spectacles exotiques
en parquant des hommes, des femmes et des enfants arrachés à
leur terre natale et exposés au voyeurisme des Parisiens. Le
grand-père de Karembeu - ancien joueur de l’équipe de France- a,
lui-même été «exposé». Aimé Césaire dans un texte prophétique
écrivait: «La lutte pour l’indépendance, c’est l’épopée!
L’indépendance acquise, c’est la tragédie.» Nous y sommes. La
vraie richesse de l’Afrique, c’est cette jeunesse en panne
d’espérances. Lors des rendez-vous traditionnels, des «sommets
africains» où les dirigeants donnent l’impression de vivre sur
une autre planète, déconnectés des aspirations démocratiques de
liberté, de seulement de vivre dans la dignité de leur peuple.
1. Edito du Monde:Les ambiguïtés d’un 14 juillet africain 8
07 2010
2. J.Fredet: Les illusions perdues de Jean-Christophe Rufin
http://bibliobs.nouvelobs.com/20100706/20441/
3. D.Servenay:L’Afrique noire, nouvel eldorado des cartels de
drogue Rue89 03/07/2010
4. «Faire défiler nos soldats sur les Champs-Elysées est une
insulte»: 707 2010 Le Matin Dz
5. 50 ans de néocolonialisme français en Afrique, ça suffit!
Collectif de la Diaspora Panafricaine engagé dans la libération
et le redressement de l’Afrique.
6. Néolibéralisme et conséquences. Le vol des terres en Afrique.
Mardi 29 Juin 2010 Interview de Ruedi Küng:http//www.horizons-et-débats.ch/index.php?id=2232
19/5/10
7. Pouria Amirshahi: Triste 14 juillet malgré le défilé des pays
africains. Rue89 12/07/2010
Pr Chems Eddine Chitour, Ecole nationale
polytechnique, enp-edu.dz
Droits de reproduction et de diffusion
réservés © L'Expression
Publié le 17 juillet 2010 avec l'aimable autorisation de l'Expression
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
Le dossier
Irak
Les dernières mises à
jour
|