Algérie
Eté 1962 : Une
indépendance dans la douleur
Chems
Eddine Chitour

Pr Chems
Eddine Chitour
Vendredi 15 juin 2012
«L'Algérie est
le patrimoine de tous (...). Si les
patriotes algériens se refusent à être
des hommes de seconde catégorie, s'ils
se refusent à reconnaître en vous des
super-citoyens, par contre, ils sont
prêts à vous considérer comme
d'authentiques Algériens. L'Algérie aux
Algériens, à tous les Algériens, quelle
que soit leur origine. Cette formule
n'est pas une fiction. Elle traduit une
réalité vivante, basée sur une vie
commune.»
Déclaration à Tunis du GPRA aux
Européens d'Algérie le 17 février 1960
Cette déclaration laisse à penser que
tout aurait pu être autrement,
n'était-ce la spirale tragique des
événements pré-Indépendance. Nous sommes
dans la période de mars à juillet 1962,
l'indépendance de l'Algérie paraissait
inéluctable. Un événement important eut
lieu et contredit fondamentalement les
prévisions des Accords d'Evian. C'est
l'avènement d'une machine à tuer, en
l'occurrence l'OAS qui fit de son
leitomotiv, la terre brûlée, un
programme d'actions qui fit des dégâts
importants que les autorités de
transition ont eu tout le mal à
contenir. Point d'orgue de cette fureur,
l'OAS élargit considérablement le fossé
entre le petit peuple européen et les
Algériens, brûla la bibliothèque
d'Alger. Il y eut des excès, des
meurtres que chaque bord évalue à sa
façon. Dans cette contribution au
cinquantenaire de l'Indépendance, nous
avons voulu pointer du doigt ce que fut
réellement l'exode des Européens et dans
le même coup parler des harkis qui
eurent un tragique destin avant et après
l'Indépendance
Les
Européens qui sont restés en Algérie
après l'Indépendance
Comme on le sait, la colonisation n'a
pas détruit uniquement les fondements de
la société algérienne, elle a, aussi
contribué, par la création d'un
apartheid, à creuser le fossé entre les
Européens d'Algérie et les Algériens.
Pourtant, il y eut -contrairement à la
triste condition des supplétifs harkis
en France- des Européens qui ont choisi
de rester en Algérie, après
l'Indépendance. 200.000 Européens
avaient choisi en effet, de rester dans
le pays.
Ces oubliés de l'histoire, Hélène Bracco
les raconte, aussi, écoutons-la: «....
Je me suis penchée sur une autre face de
l'histoire, celle des Européens qui ne
sont pas partis à l'Indépendance de
l'Algérie en 1962. Quelques revues
auxquelles j'ai envoyé des articles
n'ont pas voulu les passer bien qu'ils
viennent en réponse à d'autres articles
qui disaient que tous les Européens
étaient partis à l'Indépendance de
l'Algérie (...) J'ai mis Européens entre
guillemets parce que cette frange de
population se dit algérienne et quand je
suis allée en Algérie, je me suis
adressée à ces personnes en leur disant:
«Vous êtes des Européens qui ont choisi
de rester en 1962 et je voudrais
connaître les raisons de votre choix.»
Et ils m'ont dit qu'ils étaient
Algériens, ils ne se reconnaissaient pas
comme Européens. (...) Quand on avait la
chance d'être Alsacien, c'était très
très bien. Ensuite, venaient les autres
Français et en dessous,(...) tout à fait
en dessous, ceux que les Européens ne
voyaient pas, ou ne voulaient pas voir,
et qu'on a vu, tout à coup, se lever
pour lutter et prendre leur
indépendance: c'était le peuple
algérien.» (1)
«Arrivée là-bas, j'ai commencé à
interroger des personnes qui s'étaient
battues au côté du peuple algérien...
J'ai pu interroger des médecins, des
cadres techniques, des enseignants, mais
aussi des employés, des ouvrières
d'usine, des femmes au foyer, des
religieux, toute sorte de gens qui m'ont
donné de bonnes raisons d'être restés.
D'autres avaient fait le choix, assez
curieux, de rester là parce qu'ils
aimaient le climat, qu'ils y avaient
leurs petites affaires. Ils étaient là,
avec une mentalité coloniale, à peu près
la même qu'avant l'indépendance de
l'Algérie. Il était assez curieux
d'entendre certains, des ultras qui
avaient été au côté de l'OAS et qui
étaient restés parce qu'ils n'arrivaient
pas à vendre leurs biens. (...)» (1)
Dans une contribution à ce propos, Aurel
et Pierre Daum écrivent à propos du
consensus sur le départ total, précipité
des pieds-noirs pour éviter le lynchage
des Algériens: Depuis quarante-cinq ans,
les rapatriés ont toujours soutenu
l'idée qu'ils avaient été «obligés» de
quitter l'Algérie au moment de
l'indépendance en 1962, car, menacés
physiquement par les «Arabes», ils
n'auraient pas eu d'autre choix. (...)
Alger, janvier 2008. Pour trouver la
maison où habite Cécile Serra, il vaut
mieux ne pas se fier aux numéros
désordonnés de la rue. En revanche,
demandez à n'importe quel voisin: «Mme
Serra? C'est facile, c'est la maison
avec les orangers et la vieille
voiture!» Cécile Serra reçoit chaque
visiteur avec une hospitalité enjouée. A
écouter les récits de cette délicieuse
dame de 90 ans à l'esprit vif et plein
d'humour, on aurait presque l'impression
que la «révolution» de 1962 n'a guère
changé le cours de son existence de
modeste couturière du quartier du Golf,
à Alger. «Et pourquoi voulez-vous que ça
ait changé quelque chose? vous
apostrophe-t-elle avec brusquerie.
J'étais bien avec tout le monde. Les
Algériens, si vous les respectez, ils
vous respectent. Moi, j'ai jamais tutoyé
mon marchand de légumes. Et aujourd'hui
encore, je ne le tutoie pas.» (2)
L'auteur s'interroge: «Comment se
fait-il qu'elle n'ait pas quitté
l'Algérie en 1962? «Mais pourquoi
serais-je partie? Ici, c'est notre pays.
Tout est beau. Il y a le soleil, la mer,
les gens. Pas une seconde je n'ai
regretté d'être restée.» Et il ne nous
est jamais rien arrivé. Sauf quand y a
eu l'OAS [Organisation armée secrète].
La vérité, c'est que c'est eux qui ont
mis la pagaille! Mais ´´La valise ou le
cercueil´´, c'est pas vrai. Ma
belle-soeur, par exemple, elle est
partie parce qu'elle avait peur. Mais je
peux vous affirmer que personne ne l'a
jamais menacée.» Jean-Bernard Vialin
avait 12 ans en 1962. Originaire de
Ouled Fayet, petite commune proche
d'Alger, son père était technicien dans
une entreprise de traitement de métaux
et sa mère institutrice. Ancien pilote
de ligne à Air Algérie, il nous reçoit
sur son bateau, amarré dans le ravissant
port de Sidi Fredj (ex-Sidi-Ferruch), à
l'ouest d'Alger. «Mes parents
appartenaient à ceux qu'on appelait les
libéraux (...) On s'imagine mal
aujourd'hui à quel point le racisme
régnait en Algérie. A Ouled Fayet, tous
les Européens habitaient les maisons en
dur du centre-ville, et les
´´musulmans´´ pataugeaient dans des
gourbis, en périphérie. (...) En janvier
1962, une image s'est gravée dans les
yeux du jeune garçon. «C'était à El-Biar
[un quartier des hauteurs d'Alger]. Deux
Français buvaient l'anisette à une
terrasse de café. Un Algérien passe.
L'un des deux se lève, sort un pistolet,
abat le malheureux, et revient finir son
verre avec son copain, tandis que
l'homme se vide de son sang dans le
caniveau. Après ça, que ces mecs aient
eu peur de rester après l'Indépendance,
je veux bien le croire...» (2)
«L'inquiétude des Européens était-elle
toujours justifiée? La question demeure
difficile à trancher, sauf dans le cas
des harkis (...) Toutefois, la plupart
des pieds-noirs de France semblent avoir
complètement oublié que durant cette
guerre, la direction du FLN a pris soin,
à plusieurs reprises, de s'adresser à
eux afin de les rassurer. «Moi je les
lisais avec délectation» dit Jean-Paul
Grangaud, professeur de pédiatrie à
l'hôpital Mustapha d'Alger, puis
conseiller du ministre de la Santé.»
Marie-France Grangaud confirme: «Nous
n'avons jamais ressenti le moindre
esprit de revanche, alors que presque
chaque famille avait été touchée. Au
contraire, les Algériens nous
témoignaient une véritable
reconnaissance, comme s'ils nous
disaient: "Merci de rester pour nous
aider"! Le déchaînement de violence, fin
1961 - début 1962, venait
essentiellement de l'OAS, rectifie André
Bouhana. A cause de l'OAS, un fossé de
haine a été creusé entre Arabes et
Européens, qui n'aurait pas existé
sinon.» (...) Quand l'OAS est venue, un
grand nombre d'entre eux l'a
plébiscitée. Pourtant, une grande
majorité d'Algériens n'a pas manifesté
d'esprit de vengeance, et leur
étonnement était grand au moment du
départ en masse des Européens.»(2)
«Mais, conclut l'auteur si la raison
véritable de cet exode massif n'était
pas le risque encouru pour leur vie et
leurs biens, qu'y a-t-il eu d'autre?
Chez Jean-Bernard Vialin, la réponse
fuse: «La grande majorité des
pieds-noirs a quitté l'Algérie non parce
qu'elle était directement menacée, mais
parce qu'elle ne supportait pas la
perspective de vivre à égalité avec les
Algériens! Peut-être que l'idée d'être
commandés par des Arabes faisait peur à
ces pieds-noirs. Nous vivions de facto
avec un sentiment de supériorité. Nous
nous sentions plus civilisés. Et puis,
surtout, nous n'avions aucun rapport
normal avec les musulmans. Ils étaient
là, autour de nous, mais en tant que
simple décor. Ce sentiment de
supériorité était une évidence. Au fond,
c'est ça la colonisation. Moi-même, j'ai
dû faire des efforts pour me débarrasser
de ce regard...» Entre 1992 et 1993, la
chercheuse Hélène Bracco a parcouru
l'Algérie à la recherche de pieds-noirs
encore vivants. Elle a recueilli une
soixantaine de témoignages, dont elle a
fait un livre. Pour cette chercheuse,
«la vraie raison du départ vers la
France se trouve dans leur incapacité à
effectuer une réversion mentale. Les
Européens d'Algérie, quels qu'ils
soient, même ceux situés au plus bas de
l'échelle sociale, se sentaient
supérieurs aux plus élevés des
musulmans. Pour rester, il fallait être
capable, du jour au lendemain, de
partager toutes choses avec des gens
qu'ils avaient l'habitude de commander
ou de mépriser». Néanmoins, Pour
Marie-France Grangaud: «Depuis quelques
années, de nombreux pieds-noirs
reviennent en Algérie sur les traces de
leur passé. L'été dernier, l'un d'eux,
que je connaissais, m'a dit en
repartant: ´´Si j'avais su, je serais
peut-être resté.´´» (2)
Un autre exemple d'empathie qui
transcende les clivages. Georges Morin
et sa mère continuent d'habiter le n°
17, boulevard Pasteur. «Si la ruée sur
les appartements vides a été importante,
pour ceux qui sont restés, il n'y a eu
aucun problème! Jamais aucune pression
pour déguerpir!»(...) Georges Morin
partit en France et devint chef de
cabinet de l'université de Strasbourg,
fut sollicité par son ancien condisciple
en Algérie le professeur Abdelhak Brerhi
- plus jeune professeur agrégé
d'histologie de l'Algérie indépendante-
pour l'aider à mettre en place un pont
aérien pour l'enseignement des sciences
médicales dans la jeunes université de
Constantine naissante. C'est un exemple
de réussite rendu possible par deux
Algériens, deux coeurs. Il se trouve
même que le recteur de Grenoble,
Jean-Louis Quermonne, qui avait commencé
sa carrière en 1956 comme jeune agrégé
de droit à Alger fut l'ancien professeur
de Mohamed Seddik Benyahia, le ministre
de l'Enseignement supérieur de l'époque.
La délégation grenobloise s'est rendue à
Alger, et fut reçue comme des princes
par le ministre Benyahia. Une «superbe
machine» de coopération
interuniversitaire se met en place...(3)
Je veux dire pour ma part la grande joie
que j'ai éprouvée quand j'ai pu rétablir
le contact avec mon ancien condisciple
européen d'Algérie avec qui j'ai lustré
les bancs au lycée de Sétif.
Les
supplétifs ou les harkis
«Vous êtes vraiment d'une incurie
incroyable.(…) Vous êtes des
sous-hommes! Rien du tout! Il faut que
quelqu'un vous le dise! Vous êtes sans
honneur. Allez, dégagez!»
C'est par ces mots que le 11 février
2006, le maire socialiste de Montpellier
résume l'affection de la France pour
ceux qui ont combattu pour elle. Ces
«anciens indigènes algériens» qui ont
cru à la grandeur de la France au point
de se battre contre d'autres «indigènes»
comme eux, ont été ainsi récompensés par
leur abondon puis leur marginalisation
en France pour ceux qui ont choisi de
partir, car il existe dans l'Algérie de
2012 des harkis qui ont préféré rester
au pays.
Lors du Conseil des ministres français
du 25 juillet 1962, Pierre Messmer
déclare: " Des Musulmans harkis et
fonctionnaires se sentent menacés,
l'armée demande la position du
gouvernement ". Le président de Gaulle
répond: " On ne peut pas accepter de
replier tous les Musulmans qui
viendraient à déclarer qu'ils ne
s'entendraient pas avec le gouvernement
", "Le terme d'expatriés ne s'applique
pas aux Musulmans, ils ne retournent pas
dans la patrie de leurs pères. Dans leur
cas, il ne saurait s'agir que de
réfugiés. On ne peut les recevoir en
France, comme tel que s'ils connaissent
des dangers ". Voilà qui est net et qui
explique toutes les politiques
d'indigénat qui eurent lieu par la suite
à l'encontre de variables d'ajustement.
Par leurs statuts et les modes
d'administration dont ils sont l'objet,
l'histoire des harkis apparaît donc
indéfectiblement liée à celle de la
colonisation et de l'immigration
postcoloniale, illustrant le continuum
de «la vieille attitude raciste et
coloniale» dénoncée, dès novembre 1962,
par Pierre Vidal-Naquet dans les
colonnes du Monde (5)
Dalila Kerkouche, fille de harki, dans
un livre pathétique, nous décrit le
calvaire de son père, en fait de tous
les harkis qui ont foulé le sol de
France un matin de juillet 1962. Elle
décide de revenir en Algérie pour
comprendre ce qui s'est passé:
«(...)Algérie: Atterrissage en douceur
sur l'aéroport Houari-Boumediene, à
Alger. Pour la première fois de ma vie,
je vais poser le pied en Algérie, la
terre de mes ancêtres... [...] «Est-ce
que ton père t'a raconté la guerre?» me
demande mon cousin Tayeb. «Ton père
travaillait avec le FLN...» Les traîtres
ne sont pas ceux que l'on croit. Comme
mon père, près de 40% des supplétifs,
selon Michel Roux, ont aidé les djounoud
[les combattants du FLN]. [...] Pourquoi
tu n'as rien dit, papa?» «Je passais
déjà pour un traître aux yeux des
Algériens. Je n'allais pas encore l'être
pour les Français!».(6)
Combien de harkis furent massacrés? Les
massacres des harkis ne fut pas le même
selon les régions. Ce sont les régions
rurales qui ont vu le plus d'actes de
vengeance, certaines fois en réponse à
ceux des harkis. L'origine rurale des
harkis inscrit leur enrôlement, leurs
actions et leur sort au-delà de
l'Indépendance dans le contexte très
local des relations entre communautés
villageoises. Pour Mohamed Harbi (...)
Entre mokhaznis, harkis et goumiers, ils
étaient plus d'une centaine de mille.
D'ailleurs, quand on dit on en a tué
150.000, ce n'est même pas leur nombre.
(...) C'est dû à la crise, mais aussi à
la pression militaire française qui
était terrible. Il faut souligner que
les gens étaient aussi dans des rôles
doubles. Ils n'étaient jamais pour la
France ni pour l'Algérie. Leur
obsession, c'était comment survivre.»
(7)
Que peut-on en conclure en cette veille
de cinquantième anniversaire de
l'Indépendance? La situation aurait pu
évoluer autrement en 1962 n'était-ce la
folie meurtrière de l'OAS qui va créer
le chaos. 50 ans après, il nous reste
nos mémoires de part et d'autre. Les
harkis ont choisi leur camp. L'histoire
jugera mais l'Algérie de 2012 ne devrait
pas culpabiliser ad vitam aeternam les
enfants de harki. Si nous acceptons sans
discrimination que les anciens
pieds-noirs reviennent, pourquoi fermer
la porte aux autres? Je suis sûr qu'au
fond d'eux-mêmes ils gardent toujours
-bien que Français, par delà les hommes,
leur affection intacte au pays de leurs
ancêtres.
1. Hélène Bracco: L'autre face:
«Européens» en Algérie indépendante
Mille Bâbords 6 04 2012
2. Ni valise, ni cercueil. de Pierre
Daum. Préface de Benjamin Stora. Ed.
Média-Plus, 2012.
3. Sans valise ni cercueil,
http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/DAUM/15870
mai 2008
4. Extraits du livre de Pierre Daum «Ni
valise, ni cercueil» El Watan le
14.04.12
5. Laure Pitti: De l'histoire coloniale
à l'immigration post-coloniale: le cas
des harkis
6. Dalila Kerchouche: Mon père, ce
harki. Morceaux choisis L'Express du
04/09/2003.
7. Mohammed Harbi: une réponse au «tabou
des harkis» El Watan 26 mai 2011
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 16 juin
2012 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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