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L'EXPRESSIONDZ.COM
A CETTE SOUFFRANTE ALGÉRIE
La part de vérité
Chems Eddine
Chitour
Manifestation Alger 12.02.11 -
Photo El Watan
Samedi 12 février 2011
«Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur
la tête des puissants... Car les puissants ne travaillent qu’à
marcher sur nos vies.»
(William Shakespeare)
Ce samedi, une marche de protestation, une
de plus, pour faire entendre au pouvoir les revendications des
jeunes et pour la liberté et pour les droits de l’homme.
Pourquoi marcher? Est-ce un artefact? ou devons-nous prendre la
décision de marcher sans s’arrêter? Notre petit confort en tant
qu’intellectuel qualifié à tort ou à raison d’organique, nous
incite à préserver des «acquis» durement acquis et non volés.
Pourtant, nous sommes en faute, nous n’avons pas su guider notre
peuple; nous avons une faillite morale pour n’avoir pas su dire
«non!», «basta!» aux multiples dérives d’un système qui fait
dans la «aççabya» un mode de gouvernance qui perpétue et fait de
la Révolution un fonds de commerce qui lui permet de se
fidéliser les organisations de masse en tout genre. Quand j’ai
vu l’Unique nous ressortir les mêmes têtes avec des spectateurs
qui pensent à autre chose, je me suis dit cela ne peut pas
continuer pour le bien de ce pays, il faut réagir et dire
«basta!» à l’instrumentalisation. D’abord, du sacré où les
prêches d’une rare platitude se disputent de semaine en semaine
le comble de l’irrationalité. Ensuite l’instrumentalisation des
valeurs de Novembre qui ne doivent pas passer de mode
contrairement à tous les nihilistes qui croient trouver dans les
chancelleries occidentales un sauveur contre les tenants actuels
du pouvoir.
Je n’ai pas vu, à moins que je me trompe, dans la feuille de
route de ces manifestations autre chose que les mots démocratie,
liberté. Quelle est la priorité pour celui qui s’immole ou brave
la mer? Un travail, une vie décente? Un avenir ou la liberté.
Beckett disait qu’«un bulletin de vote ne se mange pas». De
l’autre côté, l’instrumentalisation de la religion a fait dire à
Boumediene dans son discours à Lahore: «Les musulmans ne veulent
pas aller au paradis le ventre creux.» Qu’en est-il du sentiment
de l’Algérie profonde de ces jeunes qui galèrent, qui veulent
vivre et contribuer au ciment de la société. Nous n’avons des
jeunes que la dimension «destruction», essayons de voir en eux
des bâtisseurs. Quelle tragédie que des jeunes gens en arrivent
à jouer leur vie à pile ou face dans des embarcations de fortune
ou, pire, à offrir leur corps aux flammes pour simplement
clamer: chaque harraga qui disparaît, chaque immolation sont des
actes de désespoir et aussi des actes d’accusation contre notre
indifférence et celle d’un système qui n’a pas su leur donner
une perspective de sortie du tunnel Doit-on chercher les
exemples ailleurs? Je ne suis pas convaincu par la Révolution au
parfum de jasmin ou de harissa. S’il est vrai qu’un vent de
liberté souffle, il serait tragique de croire que la démocratie
se fera par un apport extérieur, et qu’en prenant à témoin les
puissances occidentales nous pourrons donner à ces jeunes de
l’espoir On présente comme un miracle la Révolution du jasmin,
certains l’ont comparée à la Révolution française, mais est-ce
une référence? Personne ne se souvient et pour cause que
l’Algérie a été de tout temps un guide à la fois sur le plan
religieux et révolutionnaire. Qu’il suffise de retenir que Le
Caire fut créé par une dynastie algérienne qui partit d’Ikjen en
petite Kabylie? Qui se souvient encore de la Révolution de
Novembre 1954, la Révolution du million de morts? Unique dans le
monde moderne et exceptionnelle dans le Monde arabe. Je sais que
les nihilistes vont dire que c’est du réchauffé et que ceux qui
en parlent roulent pour le système. Je suis d’autant plus fier
d’en parler que je crois qu’une grande partie de l’errance des
jeunes est due à la main basse sur les symboles par une caste
qui en a fait un fonds de commerce et de ce fait, en parler,
déclenche l’urticaire chez certains et l’indifférence chez les
jeunes à qui nous n’avons pas su inculquer ces valeurs. Qu’on le
veuille ou non, une nation ne peut pas vivre sans symboles sans
évènements fondateurs, ailleurs des mythes sont érigées en
dogmes fondateurs...
Qui se souvient pour la période récente du 5 octobre 1988, qui a
vu la fine fleur du pays être fauchée. Il est, de mon point de
vue, le déclencheur du vent de liberté des peuples arabes. Cet
événement donnait l’illusion que tout était permis, que
l’Algérien, ce frondeur, avait le droit au chapitre, il pouvait
critiquer. Il était, en un mot, acteur de son destin. la
démocratie semblait à portée de main. L’espoir s’insinuait dans
le coeur des citoyens. La vie politique s’alluma, les langues se
délièrent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir
dans l’opposition, défendre ses opinions, écrire dans une presse
libre, crier à gorge déployée dans les manifestations de rue,
lancer ses diatribes à la télévision, tout était devenu
possible. Mais le fol espoir allait vite retomber. Les Algériens
perdirent pied et s’accrochèrent par réflexe atavique ou
eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus
sectaires, les plus dangereux qui nous amenèrent à la décennie
rouge qui joue encore les prolongations. La population de 1988
n’est pas celle de 2011 qui, à bien des égards, est toujours
aussi fragmentée et en errance. Quand on montre à la télévision,
plus indigente que jamais, des harraga, c’est que nous sommes en
train de traverser le no man’s land qui nous amène
inexorablement au chaos. Et pourtant, vus de loin, tous les
attributs, tous les insignes dignes d’un État de droit semblent
réunis: une Constitution, un Sénat, un Parlement, une Assemblée
populaire.
C’est un fait, les jeunes sont en pleine errance! Nous avons
tous nos parts de responsabilité. Quand des jeunes brûlent des
écoles ou des CEM d’où ils ont été, vraisemblablement, exclus,
c’est un message! vous m’avez exclu, je me venge à ma façon avec
mes «frères de condition» pour que l’Ecole ou le CEM ne serve
pas aux autres! C’est dire si le système éducatif dans son
ensemble est interpellé! J’en veux à la culture qui a réussi à
abrutir la jeunesse en lui proposant une sous-culture de
l’abrutissement où il est invité à «se divertir», alors qu’il
faut lui proposer de l’éducation, du travail, bref, de la sueur
au lieu de soporifiques coûteux et sans lendemain. On croit à
tort que le football et la Star Ac, voire les émissions de danse
et chants de stars payés avec l’argent du contribuable,
pouvaient amener une sérénité permanente. Cruelle erreur: c’est
une drogue dure car l’addiction se paie en émeutes de mal-vie.
Comment un pays riche d’une rente pétrolière en est-il arrivé
là, s’interroge Luis Marinez? La rente pétrolière a fait le
bonheur d’une minorité et le désespoir de la majorité. L’absence
de contrôle de la rente pétrolière a conduit à sa dilapidation.
L’Algérie est redevenue un grand chantier: des routes,
autoroutes, ports, aéroports, métro, hôpitaux, universités,
usines, logements sont en construction, dessinant un paysage à
l’opposé de celui des années 1990. (...)Quarante ans après le
premier choc pétrolier, l’Algérie ne dispose toujours pas
d’institutions politiques susceptibles d’exercer un contrôle sur
les usages de la rente pétrolière. Dans un article paru dans
L’Expression, le professeur Chems Eddine Chitour exprime le
sentiment de chacun vis-à-vis de ce troisième choc pétrolier:
«Il faut plus que jamais revoir tout ce que nous faisons. Pour
commencer, l’Etat doit arrêter de vivre sur un train de
richesses qui ne correspond pas à une création de richesses. Il
nous faut réhabiliter notre savoir-faire en comptant sur
nous-mêmes et non sur les Chinois, les Français, Turcs et autres
Coréens pour qui l’Algérie est un bazar où l’on peut refiler
n’importe quoi pour l’équivalent de 30 milliards de dollars de
gadgets sans lendemain... Il faut un nouveau programme pour
gérer l’Algérie, un programme fondé sur la formation des hommes.
Cela commence à l’école. La rente pétrolière a détruit le
savoir-faire local, fait naître des attentes de consommation,
entretenu l’illusion de la richesse et marginalisé les
investissements dans le capital humain.» (1)
Dans l’anomie actuelle en Algérie, des voix outre-Méditerranée
et outre-Atlantique se permettent de nous donner des leçons à
distance, encouragées en cela par une presse qui fait dans la
démonétisation de l’élite endogène une façon de faire du chiffre
puisque tout ce qui vient de l’extérieur est du pain bénit. Que
connaissent ces donneurs de leçon à distance, qui se permettent
par pur mimétisme de s’immiscer dans une Algérie qu’ils ont
abandonnée au plus fort de sa détresse pour des cieux plus
cléments. Quand nos journaux qui se piquent de donner le ton et
de surfer sur la colère des jeunes font feu de tout bois en
donnant la parole à tout ce qui vient de l’extérieur, notamment
les intellectuels autoproclamés à qui il manque une vertu
fondamentale: l’humilité et la retenue de l’Algérie profonde, de
celle qui galère au quotidien. J’invite ces juges et censeurs à
venir vivre et vibrer à la fréquence de la mal-vie des algériens
d’en bas et non pas à celle du Quartier latin derrière un verre
ou celle encore dénuée d’humilité à partir de Montréal. A tous
les spécialistes du «Armons-nous et partez», qui donnent des
conseils, je les invite à rentrer au pays vivre ses espoirs et
ses déceptions, écouter ce que ces jeunes ont à dire, payer de
leur personne, rattraper leur dette pour avoir fui ce pays quand
il était à feu et à sang. Je les invite ici et maintenant à
venir participer à une longue marche celle qui consiste à suer,
à baver, à créer in situ en faisant fleurir cette jeunesse non
pas à distance avec le «Y a qu’à...».
Où est, alors, la solution? Si on peut déplorer le désordre, on
peut comprendre par exemple que tout a été fait pour provoquer
ces émeutes. Personne à ma connaissance n’a analysé les
dynamiques souterraines qui sous-tendent le monde des jeunes,
leur mal-vie, leur façon de s’organiser pour garder la tête hors
de l’eau, leur désespoir dont le phénomène harraga n’est qu’une
des multiples facettes. C’est un fait que les jeunes ont un
langage à eux. Ils ont aussi, par la force des choses, mis en
place des stratégies d’évitement, de contournement des problèmes
qui sont en fait des stratégies de survie dans un monde qui leur
échappe.
Un projet de société viable
Au-delà des grandes envolées lyriques sur la liberté, il faut
être en mesure de permettre à chacun de donner la pleine mesure
de son talent, d’être utile, de gagner dignement son pain non
pas par des perfusions faisant des citoyens des assistés à vie
ou des oubliés à vie. Tout travail mérite salaire. La façon
dangereuse dont le pouvoir se donne des sursis en paix sociale
en distribuant les miettes de la rente fera que rien de pérenne
ne sera construit et tout retombera d’un coup une fois que la
rente ne sera plus là pour couvrir les atermoiements et les
errances d’une gouvernance au jour le jour, qui ne prépare pas
l’avenir
Quelle est la place de la religion? Doit-on importer une laïcité
comme un prêt-à-porter que l’on ne peut pas porter? Il n’est que
de voir la place misérable de l’Islam en France pays «de
laïcité» et où la République devrait se tenir, en théorie,
équidistante des religions. Pour avoir payé le prix du sang d’un
projet de sang l’Algérie forte d’un Islam tolérant de 14 siècles
ne doit pas tourner le dos à son histoire, à sa culture. Cet
Islam ouvert, et vécu en sérénité ne doit plus constituer un
fonds de commerce politique. Pourquoi faut-il que les
néoconservateurs aient considéré l’Islam comme «l’ennemi»? Il y
a bien des démocrate-chrétiens et personne ne s’en offusque en
Europe, S’il y a un danger fondamentaliste dans certaines
sociétés musulmanes, il dépend bien plus du jeu extrêmement
trouble que jouent certaines dictatures arabes, laissant se
développer une religiosité qui absorbe les mécontentements, mais
réprimant sauvagement toute émergence politique, ce qui favorise
aussi les dérives terroristes. Si le danger fondamentaliste
existe ici ou là, il a été largement exagéré par une certaine
propagande occidentale, qui y trouve des intérêts évidents en
termes de géo-stratégie et de justification au soutien de pays
alliés soi-disant remparts contre l’Islam comme le martelaient
Ben Ali et Moubarak.
A titre d’exemple, ces dernières années, l’image de la Turquie
auprès de la rue arabe n’a cessé de s’améliorer. Les
institutions turques fonctionnent correctement et les atteintes
à la démocratie seraient, paradoxalement, plutôt le fait des
militaires ardents défenseurs de la laïcité. Les faits ont
démenti cette paranoïa, au point qu’aujourd’hui le modèle turc
est cité en exemple. Un sondage récent, conduit par la Fondation
turque pour les études économiques et sociales (Tesev) et
consacré à la perception de la Turquie par la population de sept
pays du Moyen-Orient montre que ce pays est souvent cité comme
étant un modèle dans ces pays. Selon deux tiers des personnes
interrogées, la Turquie représente l’union réussie entre Islam
et démocratie. On le voit, l’admiration sinon la sympathie
pointe dans la perception de la Turquie par ses voisins arabes.
Les défis du pays sont immenses. Ayons confiance en nous-mêmes,
départissons-nous avant tout, de cette soumission intellectuelle
au magister dixit qui, à bien des égards, fait de nous, encore
de nos jours, des colonisés mentaux. On l’aura compris, tant que
le regard des gouvernants concernant l’université, sera ce qu’il
est, rien de pérenne ne sera construit et ce n’est pas en
consommant les ressources du pays d’une façon frénétique-
donnant l’illusion factice que nous sommes un pays émergent- que
nous irons vers l’avènement de l’intelligence, de l’autonomie.
Il est nécessaire de revisiter fondamentalement le système
éducatif. Le développement ne peut se faire sans l’Université
qu’il faut impliquer. Il faut travailler avec ce que nous avons.
Il faut faire confiance aux universitaires et tourner le dos à
la rente pour donner une perspective de sortie du tunnel et
d’épanouissement à cette jeunesse qui ne demande qu’à rester.
Nos dirigeants doivent écouter en toute humilité, sans
condescendance, avant qu’il ne soit trop tard. La gestion par la
paresse intellectuelle est encore possible tant que nous pompons
d’une façon frénétique une ressource qui appartient aux
générations futures. Demain se prépare ici et maintenant. A
quand, en définitive, un gouvernement fasciné par l’avenir, qui
mise sur l’intelligence pour être une alternative à ces jeunes
en panne d’espérance?
En définitive, il nous faut retrouver cette âme de pionnier que
l’on avait à l’Indépendance en mobilisant, quand il y a un cap.
Imaginons, pour rêver, que le pays décide de mettre en oeuvre
les grands travaux autrement que de les confier aux Chinois et
Japonais, sans sédimentation ni transfert de savoir-faire, il
mobilisera dans le cadre du Service national, véritable matrice
du nationalisme et de l’identité, des jeunes capables de faire
reverdir le Sahara, de s’attaquer aux changements climatiques,
d’être les chevilles ouvrières à des degrés divers d’une
stratégie énergétique qui tourne le dos au tout-hydrocarbures et
qui s’engage à marche forcée dans les énergies renouvelables.
Nul besoin alors d’une Equipe nationale qui nous donnera le
bonheur épisodiquement, le bonheur transparaîtra en chacun de
nous par la satisfaction d’avoir été utile, et en contribuant
par un travail bien fait, par l’intelligence et la sueur, à
l’avènement de l’Algérie de nos rêves. Il ne tient qu’à notre
volonté de faire de nos rêves une réalité.
(1) Luis Martinez: Algérie: les illusions de la richesse
pétrolière CERI-Sciences Po 9.01.2011
Pr Chems Eddine Chitour,
Ecole nationale polytechnique
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Publié le 12 février 2011 avec l'aimable autorisation de l'Expression
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