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L'EXPRESSIONDZ.COM
L'ÉGYPTE DANS LA TOURMENTE
La révolte du pain et la faim de
liberté
Chems Eddine
Chitour
Jeudi 10 février 2011
«L’affamé ne peut pas manger un bulletin
de vote.»
Berthold Brecht
La révolution du «narguilé» a surpris
comme celle de Tunis, les stratèges occidentaux pensaient que
leur système d’intronisation des despotes à la tête des pays
arabes, bien verrouillés, allait durer mille ans. Il n’en fut
rien, le désespoir des jeunes a fait que la superstructure a
volé en éclats, l’Europe a mis du temps à comprendre que ce
n’était pas une révolte du pain classique, mais qu’il y avait un
vent de liberté qui soufflait. Pendant longtemps les tyrans
arabes avaient fait miroiter aux Occidentaux le spectre de
l’islamisme
L’Egypte en coupe réglée par les
vautours de la finance
Une lettre de lecteur publiée par le Financial Times
d’aujourd’hui confirme le rôle de l’inflation des prix
alimentaires en Egypte. La lettre de Vincent Truglia, intitulée,
«C’est la nourriture et non pas la politique qui est au centre
de la contestation en Egypte», affirme que l’alimentation est
«la vraie raison» du soulèvement actuel. «Il ne s’agit pas d’un
soudain désir de réforme. La question essentielle est plutôt le
prix de la nourriture. (...) Le ministère de l’Agriculture
égyptien rapporte que 40% de la consommation alimentaire,
comprenant 60% de la consommation intérieure de blé, l’aliment
de base du pays, furent importés. L’Égypte, dans le passé, un
des greniers à blé du monde, est aujourd’hui humiliée par son
statut de plus grand importateur de nourriture mondiale. De
plus, le gouvernement annonça que 50% des approvisionnements en
blé furent ravagés par des insectes. Un tel gouvernement jette
des doutes sur sa compétence.(...) L’enjeu n’est pas un enjeu
politique; il s’agit de nourriture.(1)
«Crise sociale en Égypte, écrit Michel Chossudovsky: une aubaine
pour les investisseurs de Wall Street et les spéculateurs. Y
a-t-il une intention cachée derrière la décision de Moubarak de
ne pas se retirer? La décision de Moubarak de ne pas
démissionner a été prise en collaboration étroite avec
Washington. L’administration étasunienne, y compris les services
de renseignement étasuniens, ont soigneusement identifié les
scénarios probables. (...) Le pillage de la richesse monétaire
du pays fait partie intégrante du programme macroéconomique.
(...) Selon des sources officielles, la Banque centrale d’Égypte
détenait 36 milliards de dollars en devises, ainsi que 21
milliards de dollars additionnels en dépôts dans des
institutions financières internationales. La dette extérieure de
l’Égypte, laquelle s’est accrue de plus de 50% dans les cinq
dernières années, est de l’ordre de 34,1 milliards de dollars
(2009). Cela signifie que ces réserves de la Banque centrale
sont de facto basées sur de l’argent emprunté. (...) Dans les
jours qui ont précédé le discours de Moubarak, l’évasion de
capitaux roulait au rythme de plusieurs centaines de millions de
dollars par jour. (...) Bouleversement financier, hausse de la
dette, augmentation en flèche des prix des aliments: avant que
l’on ait réclamé des élections «démocratiques», l’Égypte aura
été soumise aux règles rigides d’une nouvelle série de
conditions du FMI.(2)
En fait, le pain ne suffit plus, il faut aussi ajouter la
liberté. Parlant de la révolte égyptienne, le professeur Steven
Laurence Kaplan note que «les enjeux de cette «mystique» sont
autrement explosifs en Egypte, où elle s’épanouit pleinement ces
jours-ci. Comme en Tunisie, où, dans les manifestations de la
révolution dite de jasmin, on brandissait des pains - toujours
signe d’une sévère réprobation sociale -, en Egypte le pain est
très présent dans le répertoire de l’action collective. Au pays
des Pharaons, ce n’est pas un fait nouveau. En 1977, déjà, de
façon spectaculaire, et encore en 2008, les émeutes du pain ont
ébranlé le régime. Secouru par d’importantes subventions
américaines, le Raïs a fait cuire et distribuer le pain par une
armée déjà assez proche des soucis populaires. A l’heure
actuelle, le pain resurgit en Egypte, avec une revendication au
moins aussi aiguë et urgente: la liberté». Le Monde du 28
janvier rend compte des manifestants cairotes scandant «Du pain!
De la liberté». Trois jours plus tard, le même journal raconte
que, la nuit, sur la place Tahrir, dite de la Libération,
épicentre de la révolte égyptienne, on improvise des matches de
football: «Deux équipes ont été créées: celle du «Pain» et celle
de la «Liberté». Dimanche, c’est l’équipe du «Pain» qui a
gagné.» (...) «Le pauvre aime mieux le pain que la liberté»,
constatait Rousseau. (...) Dans le cas égyptien, où la misère
pèse lourdement, mais où les pauvres et les exclus de toutes
sortes sont rejoints par des diplômés, des salariés frustrés,
des victimes de passe-droits et de la corruption, il paraît
aujourd’hui que la liberté l’emporte. Le pain, c’est nécessaire,
c’est la survie; l’exiger, c’est aussi protester contre des
inégalités criantes (...). Mais le pain ne suffit plus, pas tout
seul, car une fois qu’il redevient abondant et bon marché, il
risque de masquer l’essentiel, la perpétuation des structures de
l’injustice et de l’asservissement. D’où son lien désormais
indivisible avec la liberté. (...) Sans conquérir cette liberté
fondatrice, matrice, le pain ne sera jamais celui des Egyptiens
eux-mêmes; et le pain d’autrui est toujours amer. (...) Le
paradoxe est que trop de liberté, dans son éclosion
prométhéenne, dans son ambition totalisante, prive le citoyen
lambda de sa ration de pain et, à terme, de sa liberté.(...)»
(3)
Soledad Gallego écrit dans le même sens:
«Personne ne peut s’arroger la gloire, ni même le plaisir
d’avoir anticipé ce qui couvait au sein des jeunes sociétés
arabes: pas la menace fondamentaliste tant rebattue, mais un
ras-le-bol profond face aux régimes despotiques et dictatoriaux
protégés par l’Occident. Des millions d’Arabes, dans leur
immense majorité musulmans, ne sont pas descendus dans la rue
pour demander qu’on ne critique pas certains aspects de leur
religion, ou pour défendre leurs différences culturelles, moins
encore pour exiger l’application de la loi islamique. Non, ils
sont descendus pour quelque chose de bien plus direct, quelque
chose d’exemplaire: que soit respecté, précisément, ce qu’ils
ont de commun avec le reste de l’humanité, le droit de voter
librement, le droit à la souveraineté et à la même dignité que
tous les autres peuples et nations. Les Etats-Unis au moins
pourront se rappeler que Barack Obama est allé en juin 2009 à
l’université du Caire pour dire que, quelle que soit la religion
dont on se proclame, il existe ce que l’on appelle les droits de
l’homme, et que tous les peuples aspirent pour l’essentiel à une
poignée identique de prétentions communes, «la possibilité de
s’exprimer librement et d’avoir une voix dans la façon dont ils
sont gouvernés, la confiance en l’Etat de droit, [...] un
gouvernement [...] qui ne vole pas ce qui appartient à son
peuple; la liberté de vivre selon leur choix»(4)
La succession de Moubarak: imprimatur
des Etats-Unis
Justement on ne peut qu’être dubitatif en comparant le discours
d’Obama au Caire et qui a fait date, rappelant celui du
président Wilson après la boucherie de la Première Guerre
mondiale proclamant que les pays colonisés devraient être
maîtres de leur destin et même celui de Truman à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la realpolitik est plus amère. Pour
Washington, il est fondamental de maintenir le contrôle de la
structure portante des forces armées égyptiennes, que les
États-Unis ont financées, équipées et entraînées, dépêché en
vitesse au Caire le 31 janvier pour des rencontres de haut
niveau avec Hosni Moubarak, qui a confirmé qu’il ne
démissionnerait pas de la présidence avant la tenue d’élections
prévues pour l’automne 2011. Dans une déclaration publique,
M.Wisner a confirmé que Moubarak devrait avoir le droit de
demeurer en poste.(5) Selon le plan de Washington, cette
transition devrait débuter avec un gouvernement «transitoire»
soutenu par les forces armées et si possible chapeautée par Omar
Souleiman, un homme fort qui jouit de la plus grande estime à
Washington et à Tel Aviv.
Que faire de Moubarak? Samedi 5 février, le New York Times
révélait que le gouvernement américain négociait avec l’armée
égyptienne un plan pour envoyer Moubarak en Allemagne (le
président égyptien aurait un cancer) pour un «check-up médical
prolongé» si besoin, lui fournissant une porte de sortie digne
si les manifestations continuent. [Et maintenant] Der Spiegel
rapporte que Hosni Moubarak a un plan pour quitter l’Egypte et
faire un «séjour à l’hôpital» en Allemagne, et que ce plan est
plus concret que ce que les responsables veulent bien le laisser
entendre.
L’affaire des islamistes: la
malhonnêteté de l’Occident et des médias aux ordres
Le spectre de l’islamisme a servi de bouclier aux tyrans de Ben
Ali et Moubarak vis-à-vis de l’Europe prête à tout pardonner.
L’ex-ministre de l’Intérieur égyptien, Habib El Adly, serait à
l’origine de l’attentat du Nouvel An contre les Coptes
d’Alexandrie. Le clan Moubarak, les médias français et Nicolas
Sarkozy, se sont servis de cet attentat d’Alexandrie pour
accuser les Palestiniens et/ou les «islamistes égyptiens» en
parlant «d’épuration religieuse» pratiquée, selon eux, contre
les chrétiens du Moyen-Orient. Oumma (site musulman
d’information et de débats) et La Vie (journal catholique)
avaient été les seuls médias à souligner un fait singulier:
l’absence de toute revendication formelle pour l’attentat
d’Alexandrie. Cet élément méconnu du grand public n’a guère
empêché la plupart des journaux français de reprendre à leur
compte la version officielle du gouvernement égyptien. De plus,
rien sur les démonstrations multiples de fraternité entre Coptes
et Musulmans. Rien non plus sur les accusations portées contre
le ministre de l’Intérieur égyptien concernant l’attentat de
l’église d’Alexandrie.
«Selon des sources diplomatiques britanniques, écrit Alain Gresh,
l’ancien ministre de l’Intérieur a établi depuis six ans une
organisation dirigée par 22 officiers qui employait d’anciens
islamistes radicaux, des trafiquants de drogue et des sociétés
de sécurité pour mener des actes de sabotage à travers le pays
au cas où le régime serait en difficulté.» Il faut ajouter,
concernant les Coptes, que le pouvoir voulait attiser les
divisions entre musulmans et chrétiens pour pouvoir se présenter
comme le garant de la stabilité. D’ailleurs, depuis le début des
événements, et alors que la police a disparu des rues, aucun
attentat contre un lieu de culte chrétien n’a eu lieu. Dans de
nombreux cas, des prêtres et des imams ont prêché ensemble et
des jeunes ont assuré la sécurité.(6)
«Dans cette situation ouverte, poursuit Alain Gresh, alors que
la victoire des forces démocratiques n’est pas assurée, loin de
là, nombre d’intellectuels et de politiques français et
étrangers s’inquiètent des menaces qui pèseraient sur l’avenir
de l’Egypte et pas sur le maintien de la dictature (lire Pascal
Boniface, «Adler, BHL et Finkielkraut anxieux face à la
perspective d’une Egypte démocratique», 7 février)! Pour
ceux-là, qui ont rarement protesté contre la répression en
Egypte ou en Tunisie (des milliers de personnes arrêtées,
torturées, condamnées), qui sont bien silencieux sur le Maroc,
le danger ne vient pas du maintien du régime, mais des Frères
musulmans. Cette manière de décider pour les autres peuples est
caractéristique d’une vision coloniale, d’une vision de grande
puissance»(6)
De même, un article de Max LeVine, tente de sortir des clichés
de diabolisation de l’Islam. Beaucoup de gens, écrit-il, y
compris les dirigeants égyptiens, ont brandi la menace d’une
mainmise des Frères musulmans pour justifier la dictature en
citant l’Iran comme un exemple historique. Mais la comparaison
souffre à cause de nombreuses différences historiques. Les
Frères musulmans n’ont pas de dirigeant ayant la stature de
Khomeïni et ça fait des dizaines d’années qu’ils ont renié la
violence. Il n’y a pas non plus un culte du martyr prêt à surgir
de hordes de jeunes, comme ce fut le cas au cours de la
Révolution islamique. Mais il est clair aussi que la religion
constitue une part importante de la dynamique qui se développe.
En fait, la photo la plus représentative de la révolution est
peut-être celle des gens sur la place de la Libération en train
de prier, encerclant littéralement un groupe de tanks qui
avaient été envoyés sur place pour asseoir l’autorité du
gouvernement. (...)Il s’agit là d’une image de l’Islam
radicalement différente de celle que la plupart des gens ont
l’habitude de voir, aussi bien dans le monde musulman que dans
le monde occidental: un Islam qui s’oppose pacifiquement à la
violence d’Etat; une djihad pacifique et sans la présence des
médias internationaux pour en parler.(7)
«Pour ceux qui ne comprennent pas pourquoi le président Obama et
ses alliés européens ont eu tant de mal à se ranger aux côtés
des forces de la démocratie, la raison est que la coalition des
forces politiques et sociales derrière les révolutions en
Tunisie et en Égypte - et peut-être ailleurs demain - constitue
une menace bien plus grande au «système global», qu’Al Qaîda.
Tout gouvernement «du peuple», islamique ou laïc, se détournera
des politiques néolibérales qui ont enrichi les élites
régionales tout en enfonçant la moitié ou plus de la population
sous le seuil de pauvreté de 2 dollars par jour. (...) En bref,
si les révolutions de 2011 réussissent, elles créeront un
système régional et global totalement différent de celui qui a
dominé la politique économique globale depuis des décennies,
particulièrement depuis la chute du communisme».(7)
Il est vrai que les pays occidentaux se taisent, dans un silence
complice avec les tyrans. Quand tout va bien «business a usual».
Les pays occidentaux préfèrent regarder ailleurs, les affaires
sont les affaires. De plus, les dictateurs sont aux petits soins
avec les dirigeants pour leurs petites escapades ou vacances. Il
n’est que de voir comment tout le monde se presse au Maroc pour
profiter des largesses du roi, il en est de même avec l’affaire
de la Tunisie et de l’Egypte, où on a vu les plus hautes
autorités profiter de la sueur des Tunisiens et des Egyptiens,
sans état d’âme. Ils vont même jusqu’à indirectement s’ingérer
au nom des droits de l’homme qu’ils découvrent, n’hésitant pas à
lâcher leurs protégés pour ne pas hypothéquer l’avenir et
refaire le même scénario avec la nouvelle équipe. L’Islam
politique ne sert plus d’épouvantail, et comme le dit élégamment
Burhan Ghalioun professeur à la Sorbonne: «Les masses arabes ont
moins besoin d’un parfum de paradis que d’un grand vent de
liberté». Amen
1.http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middle east/8288555/Authoritarian-governments-start-stockpiling-food-to-fight-public-anger.html
2.M.Chossudovsky
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=
23108 6.02. 11
3.Steven Laurence Kaplan: Le pain reste le symbole de la
contestation LeMonde.fr 07.02.11
4.Soledad Gallego: Van Rompuy et Ashton s’enlisent Díaz El País
08.02.2011
5.Michel Chossudovsky Égypte: l’opération clandestine du
renseignement étasunien Mondialisation.ca, le 7 février 2011
6.Alain Gresh:En Egypte, rien n’est joué Le Monde Diplomatique
mardi 8 février 2011
7.Max LeVine: http://www.legrandsoir. info/L-emergence d’un
nouvel ordre mondial
Pr Chems Eddine Chitour,
Ecole nationale polytechnique
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réservés © L'Expression
Publié le 10 février 2011 avec l'aimable autorisation de l'Expression
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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