Opinion
Pour la doxa
occidentale :
Un nouveau concept: l'islamisme modéré
Chems Eddine Chitour
Lundi 5 décembre
2011
«O mécréants,
Je n'adore pas ce que vous adorez...
vous avez votre religion, J'ai la mienne.»
Coran
Depuis quelques semaines, les médias
occidentaux tentent d'imposer d'une
façon résolue, le concept d'islamiste
modéré. Quelle est la réalité de ce
concept? Et pourquoi l'émergence de ce
concept maintenant et pas avant le
«Printemps arabe» un autre concept
imposé? L'Occident lâchera-t-il, comme
c'est apparemment le cas, les
démocrates, les jeunes et leur espérance
pour des barbus plus sûrs, capables
d'imposer un «ordre» qui permettrait à
l'Occident de continuer à sucer ce qui
reste d'énergie de matières premières au
plus grand profit du capital qui a
horreur du désordre et des
discontinuités.
«L'hésitation terminologique, écrit
Joseph Confraveux, procède d'une
confusion idéologique qui se déchaîne
lorsqu'il est question d'islam et de
politique. Ennahda est-il, en Tunisie,
l'équivalent de la Démocratie chrétienne
en Italie? Le PJD marocain est-il
comparable à l'ex-MRP (Mouvement
républicain populaire) français? Les
Frères musulmans, en Egypte, portent-ils
un programme semblable à celui de la CSU
bavaroise?»(1)
Voyons d'abord ce que c'est que
l'islamisme. L'islamisme est un courant
de pensée musulman, essentiellement
politique, apparu au XXe siècle. L'usage
du terme a beaucoup évolué. Il peut
s'agir, par exemple, du «choix conscient
de la doctrine musulmane comme guide
pour l'action politique»dans une
acception que ne récusent pas certains
islamistes, ou encore, selon d'autres,
une «idéologie manipulant l'islam en vue
d'un projet politique: transformer le
système politique et social d'un État en
faisant de la charia, dont
l'interprétation univoque est imposée à
l'ensemble de la société, l'unique
source du droit». C'est ainsi un terme
d'usage controversé. Les nouveaux
courants posent une interprétation
politique et idéologique de l'islam qui
doit être différenciée de l'islam en
tant que foi. Pour l'acception actuelle
du mot, qu'il est également possible
d'appeler «islamisme radical», Bruno
Étienne propose la définition suivante:
«Utilisation politique de thèmes
musulmans mobilisés en réaction à
l'occidentalisation considérée comme
agressive à l'égard de l'identité
arabo-musulmane, réaction perçue comme
une protestation antimoderne.»(2)
« À la base de l'islamisme
d'aujourd'hui, on trouve des courants de
pensées du XIXe siècle tels que le
fondamentalisme musulman (en particulier
le wahhabisme) et le réformisme
musulman. Ces courants sont nés suite
aux questionnements que posent la
confrontation à la modernité occidentale
et sa domination. Les historiens
considèrent également que l'islamisme
est né en grande partie du «choc
colonial». Au début des années 1960,
Sayyid Qutb, théoricien des Frères
musulmans, introduit les notions de
rupture par rapport à la société impie
et de reconquête. À partir de la fin des
années 1960, s'accumulent des faits
historiques, idéologiques, économiques
et sociaux qui peuvent expliquer le
développement de l'islamisme: la défaite
des pays arabes contre Israël, lors de
la guerre des Six-Jours, L'ouverture
économique débridée qui a généré des
inégalités; les dirigeants des
principaux pays perdent ainsi la
légitimité historique (perte due à la
décolonisation); la révolution
islamique, en Iran, de 1979, la guerre
civile libanaise, plus politique que
religieuse, la décennie noire en Algérie
oppose, à partir de 1991...(2)
Qu'est-ce
qu'un Islamiste modéré?
L'Islamisme modéré est-il un ersatz de
l'islam qui a perdu son levain? Est-il
un Islam mondain sans aspérité comme l'annonent
les intellectuels arabes installés
confortablement en Orient et
mobilisables sur les plateaux pour
l'expliciter sous le vocable islam des
Lumières? Est-ce un islam compatible
avec ce qui est attendu de la part des
décideurs occidentaux?
Une ministre française d'origine arabe
Jeannette Bougrab, affirmait samedi 3
décembre qu'il n'existe pas d'«islamisme
modéré» et que des lois fondées sur la
charia, la loi coranique, sont
«nécessairement une restriction des
droits et libertés». Elle réagissait aux
succès électoraux des islamistes au
Maroc, en Tunisie et en Egypte. Elle est
elle-même d'origine algérienne,
écoutons-la: «Il n'y a pas de charia
light'. Je suis juriste et on peut faire
toutes les interprétations théologiques,
littérales ou fondamentales que l'on
veut, mais le droit fondé sur la charia
est nécessairement une restriction des
libertés, notamment de la liberté de
conscience. (...) Je réagis en tant que
citoyenne, en tant que femme française
d'origine arabe.» Les présidents
tunisien et égyptien Ben Ali ou Moubarak
avaient agité le chiffon rouge des
islamistes pour obtenir le soutien des
pays occidentaux, mais il ne faudrait
pas tomber dans l'excès inverse. Moi, je
ne soutiendrai jamais un parti
islamiste. (...) Je pense à ceux qui,
dans leur pays, ont été arrêtés,
torturés pour défendre leurs
convictions. On leur a, en quelque
sorte, volé la révolution.»(3)
Cet Islam «compatible» est peut-être
celui du PJD marocain. En effet, lit-on
dans le Journal Le Point - qui
n'explique pas ce qu'il entend par
Islamisme modéré - le nouveau Premier
ministre marocain, Abdelilah Benkirane,
est un islamiste modéré qui a choisi
très tôt de coopérer avec la monarchie,
et cette stratégie a permis à son parti
d'accéder au pouvoir. Abdelilah
Benkirane, 57 ans, secrétaire général du
Parti justice et développement (PJD), a
été désigné par le roi Mohammed VI pour
former un nouveau cabinet, un choix qui
couronne une carrière lancée il y a plus
de 35 ans. (...) Ses anciens «camarades»
le traitent «d'agent du Makhzen» (le
palais royal), mais le choix d'Abdelilah
Benkirane sera crucial pour le conduire
à participer, comme il va devoir le
faire, à la gestion du Royaume
chérifien. À la fin des années
quatre-vingt, il fait partie d'un groupe
de 400 militants voulant former un parti
islamiste «modéré» légal. Ils commencent
par rompre avec l'idéologie islamiste
révolutionnaire, et condamnent fermement
tout recours à la violence en
reconnaissant, une nouvelle fois, le
statut religieux de la monarchie ». (4)
« Mais les autorités leur refusent
l'autorisation de former un parti. En
1997, ils décident d'intégrer un petit
parti fondé et dirigé par un proche du
palais, le Mouvement populaire,
démocratique et constitutionnel (Mpdc)
du Dr Abdelkrim El Khatib. Le Mpdc
participe, la même année, aux
législatives et obtient neuf députés
parmi lesquels Abdelilah Benkirane, élu
à Salé près de Rabat. (...) Celui que le
roi Mohammed VI a nommé Premier ministre
est décrit parfois comme un homme
politique qui «a du mal à se contrôler,
et à mesurer ses propos», selon un
dirigeant du parti. (...) Pour lui,
notamment, «la laïcité à la française
est un concept dangereux pour le Maroc».
Mais il a récemment multiplié les
déclarations «rassurantes»: «Nous
n'imposerons jamais la charia (la loi
musulmane)», a-t-il notamment
affirmé.»(4) Comprenne ce grand écart,
qui peut!
Mohamed Tahar Bensaâda dans un article
magistral décortique la soudaine
empathie des médias et notamment du
Monde qui était autrefois, il y a très
longtemps, un journal de référence,.
Ecoutons-le: «Si en Tunisie, le ton
était à la fois au paternalisme et à
l'avertissement comme l'a illustré la
déclaration de Sarkozy qui mettait en
garde contre toute «atteinte aux droits
de l'Homme», au lendemain des élections
marocaines, le ton volontiers rassurant
était plutôt aux félicitations. (...)
Les médias et les intellectuels
d'occasion n'ont pas été du reste. Tout
le monde a salué ce signe de changement
censé donner une caution aux «réformes
constitutionnelles» de M6. L'édito du
Monde balaie d'un revers de main le taux
d'abstention de 55% à cette élection (il
est vrai qu'il est moins fort que le
taux d'abstention de la dernière
élection de 2007 qui était de 63%!).
Mais aurait-il agi ainsi si dans cette
abstention ne se cachait pas aussi (et
pas seulement) un mouvement de
désaffection populaire à l'égard de la
«démocratie royale» porté entre autres
par le Mouvement du 20 février dans
lequel on trouve aussi bien des
organisations de la société civile, de
la gauche radicale et du mouvement
«Justice et bienfaisance»?»(5)
«A l'instar du Monde poursuit-il, la
plupart des médias occidentaux ne
peuvent cacher leurs sentiments mitigés.
(...) Qu'à cela ne tienne! En bons
sportifs, ils cherchent à nous persuader
des bons côtés même s'ils n'oublient pas
de nous rappeler les mauvais côtés.
(...) Il ne faut pas l'ignorer mais cela
ne doit nous empêcher de voir l'
«essentiel». Dans sa tentative de
répondre aux défis de la pauvreté et de
la corruption, le PJD n'est pas tombé
dans le «radicalisme» et le «populisme»
à l'oeuvre dans les mouvements qui
traversent depuis quelques années
l'Amérique latine et qui sont en quête
de développement autocentré et de
programme sociaux alternatifs qui
passent, comme on le sait, par un
contrôle draconien des activités des
multinationales occidentales. Non, le
PJD, à l'instar d'autres mouvements
islamistes de la région, n'est pas tombé
dans ce travers et c'est l'essentiel.
L'«ouverture» légendaire du Maroc ne
sera pas remise en question. Ouf! On
respire du côté des rédactions bon-chic-
bon-genre parisiennes! En effet,
l'éditorialiste du Monde nous apprend
que «les islamistes ont adapté leur
discours à l'air du temps dans des
sociétés qui, comme l'est tout
particulièrement le Maroc, sont
généreusement ouvertes sur le monde
extérieur. Ils affichent leur
détermination à combattre la corruption.
Ils accordent la priorité au "social".
Ils n'ont pas de doctrine économique
précise - et sont souvent, en la
matière, très libéraux».(5)
Mohamed Tahar Bensaâda dit avoir trouvé
le chaînon manquant: «Le libéralisme».
Il écrit: «Le terme magique est lancé:
"libéraux''! C'est donc cela qui
explique que tous les médias sont
unanimes à parler de la victoire des
'islamistes modérés''? Les termes
'modérés'' et "libéraux'' sont donc
devenus synonymes dans le nouveau
dictionnaire de la science politique
française et on ne le savait pas? En
fait, l'imposture intellectuelle est
plus grave. D'abord, on fait preuve de
légèreté en cherchant à confondre
«modération politique» et «libéralisme
économique» (...)Ensuite, la
«modération» et le «libéralisme»
encensés le sont en fait pour des
raisons que généralement les
éditorialistes ne divulguent pas et
qu'il faut aller rechercher entre les
lignes. Le «libéralisme» qui vaut aux
«islamistes» la sympathie relative des
médias et des intellocrates occidentaux
signifie que ces derniers ont montré
patte blanche et qu'ils ne vont pas
tomber dans le «protectionnisme» et le
«nationalisme économique» synonymes
d'une tentative de renégociation des
rapports de dépendance qui lient leurs
pays aux centres du capitalisme mondial!
(...) Le PJD pourra peut-être dépanner
un palais en mal de «légitimité
chérifienne» en lui faisant cadeau d'une
nouvelle caution toute fraîche sous les
dehors d'une nouvelle «légitimité
religieuse» dans laquelle la
mobilisation du corpus
théologico-politique est censé venir au
secours d'une institution traditionnelle
en crise.(5)
Justement et pour illustrer les
compromissions de la presse, Ivan
Roufiol dont les sympathies pour l'Islam
sont légendaires, s'offusque de cet
alignement sur discours ambiant
consistant à voir dans les islamistes
modérés des interlocuteurs. Il écrit:
«Ceux qui assurent qu'il ne faut pas
diaboliser l'islamisme ni redouter les
revendications identitaires au Maghreb
sont les mêmes qui dénoncent un
dangereux "populisme" dans le semblable
désir des peuples européens, et
singulièrement des Français. (...)
J'estime que l'"islamisme modéré", dont
se réclame notamment le parti tunisien
Ennahda qui envisageait récemment de
punir les filles-mères, de rétablir le
califat et de soutenir la "reconquête de
Jérusalem", mériterait, y compris de la
part d'Alain Juppé et de Dominique de
Villepin, davantage d'élémentaires
réserves. L'histoire n'est pas avare
d'aveuglements collectifs. Ainsi en
fut-il sur les Khmers rouges. (...) Un
lecteur rappelait, ce week-end, comment
ces criminels avaient été initialement
soutenus par l'intelligentsia française,
et notamment par Le Monde. Le 17 avril
1975, le journaliste Patrice de Beer se
félicitait de voir Phnom Pen aux mains
des communistes. (...) L'apologie du
régime de Pol Pot fut faite par Jacques
Decornoy, dans un article du 18.07.1975.
L'allégresse révolutionnaire a,
paraît-il, transformé le paysage
humain.»(6)
L'attentisme de l'Occident
Dans ce climat délétère, l'Occident
observe de quel côté penche le
balancier, entre ceux qui ont «fait la
révolution» et les Islamistes. Ces
derniers Ennahda (Tunisie), PJD (Maroc),
Frères musulmans (Egypte), voire CNT
libyen sont devenus «modérés», la doxa
occidentale les ayant adoubés, après les
avoir diabolisés. En définitive,
l'Occident ne s'intéresse pas au
bien-être matériel des musulmans de ces
pays. Ce qui l'intéresse est que les
formes soient sauves pour continuer à
coopérer avec ces pays - realpolitik
oblige. A titre d'exemple, du retour en
grâce des islamistes, outre la
«modération», le ministre français des
Affaires étrangères, Alain Juppé, s'est
déclaré favorable à un dialogue avec les
partis «qui ne franchissent pas la ligne
rouge», estimant qu'on «ne peut partir
du principe que tout parti qui se réfère
à l'islam doit être stigmatisé».
J'ai souvenance qu'un homme politique
algérien définissait l'islamiste modéré
comme un islamiste qui n'est pas encore
monté au maquis. En fait, les islamistes
modérés qui cachent bien leur stratégie
pour s'emparer du pouvoir, non pas, par
pur altruisme, sont partisans du
«armons-nous et partez» qu'ils
appliquent à merveille. Quand des jeunes
montent au maquis et pour certains y
meurent, les politiques exploitent
politiquement leurs «engagements».
Cela rappelle la fameuse phrase de
Sartre: «Quand les riches se font la
guerre, ce sont les pauvres qui
meurent.» Ils sont prêts à tous les
compromis, voire compromission à des
années-lumière de ce que c'est que
l'Islam qui est d'abord un cheminement
personnel que l'on ne doit pas imposer
aux autres «O mécréants, Je n'adore pas
ce que vous adorez... vous avez votre
religion, J'ai la mienne.» L'Occident
s'en tenant au décorum des élections, ne
voulant pas fourrer son nez -parce que
cela l'arrange- dans les miasmes des
combines électorales propres à tout
parti voulant émerger.
Cela va même plus loin, par procuration
pourrait-on dire, d'autres partis
islamistes dans d'autres pays, notamment
en Algérie, exploitent ce fonds de
commerce et se sentent pousser des
ailes, avec un langage de plus en plus
tranché et avec des signes à
consommation extérieure sur leur
modération.
C'est un fait que l'Islam a existé avant
l'islamisme, fut-il soft, light modéré
pour avoir les faveurs de l'Occident. Le
gardien du bagne de Guantanamo, qui
s'est converti à l'islam disait que,
malgré le mauvais traitement qu'ils
subissaient, il avait remarqué que ces
derniers faisaient leurs prières,
étaient patients, endurants, ne
perdaient jamais espoir, qu'ils avaient
un truc en plus, que lui n'avait pas: la
foi. Tout est dit.
1.Joseph Confraveux: Qu'est-ce qu'un
«islam modéré»? Médiapart 26.11.2011
2.Islamisme: Adaptation d'un article de
l'encyclopédie Wikipédia
3.http://www.lexpress.fr/actualite/politique/jeanette-bougrab-je-ne-connais-pas-d-islamisme
modere_1057600.html
4.http://www.lepoint.fr/monde/abdelilah-benkirane-un-islamiste-modere-au-pouvoir-29-11-2011-1401880_24.php
5.Mohamed Tahar Bensaâda: Le Maghreb à
l'heure des «islamistes modérés»
30.11.2011
6.Ivan Rioufol Les récurrents
aveuglements de l'intelligentsia 30
novembre 2011
Professeur Chems eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 6 décembre 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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